Cela aurait manqué si, pour parler d’urbanisme et d’architecture des espaces publics, nous n’avions pas aussi interrogé des urbanistes et architectes…
Depuis 1999, dans la région de Liège et ailleurs en Wallonie, Arlette Baumans et Bernard Deffet persévèrent inlassablement dans cet exercice de mise en forme de l’espace « dont l’essence est d’assurer la transformation permanente et durable de l’environnement construit ». Avec leur équipe, ils travaillent à la « résolution de questions architecturales, urbanistiques et paysagères culturellement ancrées et socialement signifiantes ».
Comment décriviez-vous votre travail ?
Notre spécificité est de coupler architecture et urbanisme, en sachant que nous travaillons beaucoup sur l’espace public. C’est une problématique très stimulante pour nous, elle est en effet à la charnière entre, d’une part, des questions profondément urbaines et sociétales, et d’autre part, avec l’architecture à proprement parler puisqu’il s’agit toujours d’espaces construits. On doit donc à la fois faire de l’architecture, c’est-à-dire régler des problèmes d’étanchéité, de raccords, de briques et de blocs, et en même temps, nous questionner plus globalement sur l’avenir de la ville. Il s’agit donc de traverser les échelles, ce qui à nos yeux est l’essence même du monde construit : c’est en comprenant ce qui se passe, tant à la plus petite qu’à la plus grande échelle, qu’on parvient à un moment donné à dégager des directions qui nous semblent justes. Mener un projet qui permet de se raconter une histoire. Mais ces valeurs sont un combat dans le monde de l’architecture d’aujourd’hui. Ne pas faire des objets d’architecture, mais bâtir et dégager des espaces qui soient en relation avec le sol, le quartier, la nature, les usages des gens, et avec un contexte plus large de façon à ce que les projets puissent dialoguer entre eux.
Un projet urbain sur l’espace public, à notre sens, relève de l’art d’aménager le vide : c’est construire le vide en établissant des continuités. Le problème des villes d’aujourd’hui, c’est qu’on additionne des discontinuités, on juxtapose des éléments. Alors que les villes dans lesquelles on peut apprécier se promener sont justement des villes où on ressent une continuité, un lien entre les différents éléments de l’espace, du bâti, de l’environnement, du paysage, etc. Des lieux où les éléments dialoguent entre eux. En architecture, la tendance est davantage de parler de circularité, de durabilité, de problèmes d’eau… et de moins en moins de mise en forme. Or, dans le fond c’est de cela qu’il s’agit, on met en forme la vie des gens, d’une société. En admettant bien sûr qu’il y ait un lien direct, et c’est notre conviction, entre la mise en forme et ce qu’elle induit en termes de comportement social, politique, etc.
Que signifie au juste concevoir un espace public, ou une place publique ? Quelles sont les questions fondamentales que vous vous posez ?
Il faut voir que les espaces publics sont des espaces d’une grande amplitude. Il s’agit d’une interconnexion continue et très rarement d’un espace circonscrit. Tout ce qui est accessible est espace public. Sous un pont, c’est un espace public. Les berges de la Meuse, s’il y a bien un espace public qui devrait être rendu aux Liégeois, c’est celui-là. La question est de savoir comment on appréhende le fait qu’à un moment donné, on nous demande de prêter une attention particulière à un espace donné mais qui n’est jamais qu’un morceau de quelque chose. Nous avons travaillé à la conception de l’esplanade Saint-Léonard qui est pour nous un immense espace public, maillon reliant la Hesbaye et le plateau de Herve, dans une grande continuité verte : de la Hesbaye, on descend vers la Citadelle, on traverse le bois des Carmélites, atterrissant sur le parc Saint-Léonard, qui aurait pu redescendre sur Bavière et remonter sur la Chartreuse et le pays de Herve. À travers ces interconnexions, on appréhende véritablement l’espace public traversant tout le paysage.
Avec Saint-Léonard, il est par ailleurs important de rappeler que cet espace a toujours été une tranchée de séparation entre les quartiers pauvres et les quartiers bourgeois. Que ce soit une muraille, des remparts, une darse ou une prison, il y a toujours eu quelque chose qui faisait écran et qui divisait. Avec cela en tête, on a pu recréer un espace dans des formes qui sont celles de la connexion, de la liberté et de l’ouverture. Dans une forme de manifeste, notre volonté première a été de permettre aux gens de se réunir. Pourtant, cette proposition de mise en forme a pu être perçue comme une architecture du « grand vide ».
C’est aussi dans cette perspective de l’ouverture, qu’on a travaillé sur la nouvelle Cité administrative, qui était un bâtiment très fermé sur lui-même. Nous avons voulu en faire un véritable espace démocratique et recréer des liens avec tout ce qu’il y a autour : le tram sur le quai et en Féronstrée, la navette fluviale qui peut emmener des gens qui vont ensuite se retrouver au 18e étage du bâtiment pour voir le panorama sur Liège, tissant pourquoi pas des liens avec l’espace Saint-Georges, avec un téléphérique qui remonterait jusque Sainte-Walburge et un parking de dissuasion. Il faut souvent batailler pour faire comprendre tout cela au politique. Mais, parfois, à force de dire et de redire, il y a des choses qui bougent dans les mentalités.
Pour prendre l’un ou l’autre contre-exemple, ce qu’on appelle la place Saint-Lambert n’est pas une vraie place à notre sens, mais un grand rond-point qui exclut tellement de gens. C’est une grande dalle entourée de voiries. La problématique est sensiblement la même avec la place de l’Yser, en Outremeuse. Quant à la place du Marché, c’est un espace désormais privatisé et dédié à la consommation.
Vous parlez de « vraie place ». Que serait une vraie place ?
De manière générale, moins il y a de « broles », mieux tout le monde se porte. La surdéfinition des choses est rarement une bonne idée. Un parterre, une bordure, des assises, puis de nouveau un parterre, des plots, des bancs, des trucs dans tous les sens… à un moment l’espace est surdéfini, le territoire trop marqué pour toutes sortes d’usages, et ça devient illisible. Devant la gare des Guillemins, c’est un peu le cas. Or, plus un espace est neutre, plus il est interprétable et « démocratique ». Si, quand on arrive dans un espace public, on se dit d’emblée : « ah oui, ici, voilà ce que je dois faire », ça retire déjà une couche à ce qui est le propre de l’espace public, c’est-à-dire un espace où je navigue, où je me positionne, où j’ai le choix, mais certainement pas un espace où on me dit comment je dois me comporter. Mais les maîtres d’ouvrage qui commandent une « belle place publique » dans une ville ou un village, aiment en général qu’on voit qu’on s’est « activé » autour du projet ; il faut « mettre des choses ». Alors que, parfois, il faudrait peut-être simplement ne rien mettre. Il y a d’ailleurs le cas assez célèbre du bureau d’architectes Lacaton & Vassal qui, dans le cadre d’un concours d’architecture pour un espace public, a proposé de ne rien faire (hormis déplacer quelques places de parking) et ils ont gagné. Mais le politique pensait que pour le citoyen, il fallait « faire quelque chose ».
Au final, un espace public qui fonctionne bien reste un espace qui soit un aménagement du vide et qui crée des liens. L’esplanade Saint-Léonard nous semble bien fonctionner à cet égard. Avec des drèves tout autour en surplomb, un vaste centre en décaissé par rapport aux voiries, qui permette aux gens de se rassembler en grand nombre et en toute occasion, et de faire des choses qu’ils n’imaginaient pas. Quitte à ce qu’il y ait des conflits. Un espace aussi qui laisse libres les enfants de jouer, de rouler en vélo, qui donne une forme pour le mouvement. Et puis, plus haut vers le coteau, des salons urbains, des lieux pour être seul, pour flirter, pour lire. La question de la place de la femme dans l’espace public est aussi très importante pour nous. De même que pour les adolescents qui ont leur espace, sans que ce soit une enclave. On a d’ailleurs travaillé avec les animateurs du quartier pour envisager cela. Un autre enjeu de l’espace est de pouvoir voir et être vu, d’avoir son territoire tout en étant en relation avec les autres. Et le mobilier urbain est choisi pour tous ces usages, en essayant de ne pas en abuser non plus.
Construire un espace comme celui-là amène parfois aussi à des questions difficiles, qui vont véritablement modifier la vie des gens et qui rencontrent une résistance politique. Ainsi en a-t-il été du déclassement d’une voirie pour l’esplanade Saint-Léonard. Il s’agit alors de faire comprendre que, parfois, il y a des forces plus grandes : en l’occurrence ici, permettre une descente des coteaux vers le fleuve et le rassemblement. Il faut pour cela avoir compris le paysage et identifié les déplacements des gens et les intérêts qu’ils nourrissent ou pourraient nourrir.
Nous avons par ailleurs récemment gagné deux diptyques de places à Liège : Saint-Paul et Cathédrale, et Xavier Neujean et Opéra. Là aussi, nous devons prendre en considération des paramètres comme la mobilité, la circularité, les flux, le mouvement, l’arrêt mais aussi des aspects qui sont plus de l’ordre de l’ambiance et des usages comme le fait d’avoir des espaces qui relèvent plutôt de la convivialité et de la domesticité, un autre plus calme, qui s’apparente davantage à un jardin qui serait plutôt un lieu d’intériorité, et puis aussi des portions de ces places pour lesquelles on doit anticiper le facteur privatisation avec des terrasse horeca, mais aussi des manifestations, des événements (marchés, fêtes, concerts…), etc.
Créer un cadre ouvert pour permettre de multiples appropriations…
Absolument. Et quand on parle d’appropriation, il n’y a pas que l’appropriation physique. Il y a aussi l’imaginaire. On a par exemple eu des retours sur l’esplanade Saint-Léonard relatant le plaisir de le traverser au printemps avec les arbres en fleurs, ou sur le fait qu’avec la dolomie (le revêtement au sol) on pouvait se croire à la mer. Et puis se sentir légitime et autorisé à être, traverser, occuper un espace public, c’est fondamental pour nous quand on sait que l’espace peut être clivant et produire de l’exclusion.
Il y a aussi la consultation des gens, des habitants sur nos projets, elle est précieuse parce qu’elle touche à ce qu’on donne à une majorité de citoyens. C’est travailler pour le plus grand nombre. Nos esquisses sont une première matière à discuter avec les usagers des espaces en question, que ce soient les utilisateurs du quotidien, les pompiers, le service des poubelles, des asbl de femmes, les policiers, le politique de manière générale. Et c’est là que le vrai travail s’enclenche. C’est obligatoire pour que le projet soit un bon projet, et qu’il puisse in fine adopter la forme la plus évidente possible, donner l’impression que la chose était là depuis toujours. L’idée est d’essayer de contenter tout le monde dans quelque chose d’intemporel et équilibré, bien qu’à terme, c’est le politique qui tranche.
La dimension politique de votre travail justement, quelle est-elle à vos yeux ?
On accorde une importance centrale au fait que le langage des formes façonne l’attitude des gens, en cela concevoir ces espaces, c’est politique. Et si les politiques semblent peu conscients ou peu soucieux de cela, plus attirés par l’objet, par un beau résultat, c’est notre rôle de le leur faire voir. C’est parce qu’on pense et qu’on fait, et qu’on fait et qu’on pense, qu’on a une attention et une connaissance des usages. Mais les administratifs qui sont coincés dans leur règlementations, ils n’ont pas cette vision-là.
Et c’est vrai que c’est un débat compliqué : plus les années passent, plus il y a un déficit de la compréhension de ce qu’est ou serait notre métier, et moins le politique ou le décideur sait pourquoi il faudrait prendre telle ou telle décision architecturale ou urbanistique. Il fut un temps, avec les modernistes (début XXe siècle), où on pensait que les architectes allaient tout solutionner. Quand en 1966, on a construit la Cité administrative à Liège, tout le monde s’est dit qu’on allait résoudre un problème en montant une tour dans laquelle on pourrait mettre des centaines de personnes et que c’était réglé. Aujourd’hui, au moindre mur qui bouge tout le monde s’inquiète. Et entre les points de vue divergents et les attaques parfois virulentes, le politique ne sait plus toujours sur quel pied danser. Pour de nombreuses raisons, la question du territoire et de sa mise en forme devient une question difficile, mais passionnante à nos yeux.
Propos recueillis le 7 juin 2023