(Dé)construire nos espaces publics
Entretien avec le bureau d’architecture et urbanisme Baumans-Deffet

Arlette Baumans, Bernard Deffet et Jean-Christophe Culot

Mené par Gaëlle Henrard

Cela aurait man­qué si, pour par­ler d’urbanisme et d’architecture des espaces publics, nous n’avions pas aus­si inter­ro­gé des urba­nistes et architectes…

Depuis 1999, dans la région de Liège et ailleurs en Wal­lo­nie, Arlette Bau­mans et Ber­nard Def­fet per­sé­vèrent inlas­sa­ble­ment dans cet exer­cice de mise en forme de l’espace « dont l’essence est d’assurer la trans­for­ma­tion per­ma­nente et durable de l’environnement construit ». Avec leur équipe, ils tra­vaillent à la « réso­lu­tion de ques­tions archi­tec­tu­rales, urba­nis­tiques et pay­sa­gères cultu­rel­le­ment ancrées et socia­le­ment signifiantes ».

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Comment décriviez-vous votre travail ?

Notre spé­ci­fi­ci­té est de cou­pler archi­tec­ture et urba­nisme, en sachant que nous tra­vaillons beau­coup sur l’espace public. C’est une pro­blé­ma­tique très sti­mu­lante pour nous, elle est en effet à la char­nière entre, d’une part, des ques­tions pro­fon­dé­ment urbaines et socié­tales, et d’autre part, avec l’architecture à pro­pre­ment par­ler puisqu’il s’agit tou­jours d’espaces construits. On doit donc à la fois faire de l’architecture, c’est-à-dire régler des pro­blèmes d’étanchéité, de rac­cords, de briques et de blocs, et en même temps, nous ques­tion­ner plus glo­ba­le­ment sur l’avenir de la ville. Il s’agit donc de tra­ver­ser les échelles, ce qui à nos yeux est l’essence même du monde construit : c’est en com­pre­nant ce qui se passe, tant à la plus petite qu’à la plus grande échelle, qu’on par­vient à un moment don­né à déga­ger des direc­tions qui nous semblent justes. Mener un pro­jet qui per­met de se racon­ter une his­toire. Mais ces valeurs sont un com­bat dans le monde de l’architecture d’aujourd’hui. Ne pas faire des objets d’architecture, mais bâtir et déga­ger des espaces qui soient en rela­tion avec le sol, le quar­tier, la nature, les usages des gens, et avec un contexte plus large de façon à ce que les pro­jets puissent dia­lo­guer entre eux.

Un pro­jet urbain sur l’espace public, à notre sens, relève de l’art d’aménager le vide : c’est construire le vide en éta­blis­sant des conti­nui­tés. Le pro­blème des villes d’aujourd’hui, c’est qu’on addi­tionne des dis­con­ti­nui­tés, on jux­ta­pose des élé­ments. Alors que les villes dans les­quelles on peut appré­cier se pro­me­ner sont jus­te­ment des villes où on res­sent une conti­nui­té, un lien entre les dif­fé­rents élé­ments de l’espace, du bâti, de l’environnement, du pay­sage, etc. Des lieux où les élé­ments dia­loguent entre eux. En archi­tec­ture, la ten­dance est davan­tage de par­ler de cir­cu­la­ri­té, de dura­bi­li­té, de pro­blèmes d’eau… et de moins en moins de mise en forme. Or, dans le fond c’est de cela qu’il s’agit, on met en forme la vie des gens, d’une socié­té. En admet­tant bien sûr qu’il y ait un lien direct, et c’est notre convic­tion, entre la mise en forme et ce qu’elle induit en termes de com­por­te­ment social, poli­tique, etc.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Que signifie au juste concevoir un espace public, ou une place publique ? Quelles sont les questions fondamentales que vous vous posez ?

Il faut voir que les espaces publics sont des espaces d’une grande ampli­tude. Il s’agit d’une inter­con­nexion conti­nue et très rare­ment d’un espace cir­cons­crit. Tout ce qui est acces­sible est espace public. Sous un pont, c’est un espace public. Les berges de la Meuse, s’il y a bien un espace public qui devrait être ren­du aux Lié­geois, c’est celui-là. La ques­tion est de savoir com­ment on appré­hende le fait qu’à un moment don­né, on nous demande de prê­ter une atten­tion par­ti­cu­lière à un espace don­né mais qui n’est jamais qu’un mor­ceau de quelque chose. Nous avons tra­vaillé à la concep­tion de l’esplanade Saint-Léonard qui est pour nous un immense espace public, maillon reliant la Hes­baye et le pla­teau de Herve, dans une grande conti­nui­té verte : de la Hes­baye, on des­cend vers la Cita­delle, on tra­verse le bois des Car­mé­lites, atter­ris­sant sur le parc Saint-Léonard, qui aurait pu redes­cendre sur Bavière et remon­ter sur la Char­treuse et le pays de Herve. À tra­vers ces inter­con­nexions, on appré­hende véri­ta­ble­ment l’espace public tra­ver­sant tout le paysage.

Avec Saint-Léonard, il est par ailleurs impor­tant de rap­pe­ler que cet espace a tou­jours été une tran­chée de sépa­ra­tion entre les quar­tiers pauvres et les quar­tiers bour­geois. Que ce soit une muraille, des rem­parts, une darse ou une pri­son, il y a tou­jours eu quelque chose qui fai­sait écran et qui divi­sait. Avec cela en tête, on a pu recréer un espace dans des formes qui sont celles de la connexion, de la liber­té et de l’ouverture. Dans une forme de mani­feste, notre volon­té pre­mière a été de per­mettre aux gens de se réunir. Pour­tant, cette pro­po­si­tion de mise en forme a pu être per­çue comme une archi­tec­ture du « grand vide ».

C’est aus­si dans cette pers­pec­tive de l’ouverture, qu’on a tra­vaillé sur la nou­velle Cité admi­nis­tra­tive, qui était un bâti­ment très fer­mé sur lui-même. Nous avons vou­lu en faire un véri­table espace démo­cra­tique et recréer des liens avec tout ce qu’il y a autour : le tram sur le quai et en Férons­trée, la navette flu­viale qui peut emme­ner des gens qui vont ensuite se retrou­ver au 18e étage du bâti­ment pour voir le pano­ra­ma sur Liège, tis­sant pour­quoi pas des liens avec l’espace Saint-Georges, avec un télé­phé­rique qui remon­te­rait jusque Sainte-Walburge et un par­king de dis­sua­sion. Il faut sou­vent batailler pour faire com­prendre tout cela au poli­tique. Mais, par­fois, à force de dire et de redire, il y a des choses qui bougent dans les mentalités.

Pour prendre l’un ou l’autre contre-exemple, ce qu’on appelle la place Saint-Lambert n’est pas une vraie place à notre sens, mais un grand rond-point qui exclut tel­le­ment de gens. C’est une grande dalle entou­rée de voi­ries. La pro­blé­ma­tique est sen­si­ble­ment la même avec la place de l’Yser, en Outre­meuse. Quant à la place du Mar­ché, c’est un espace désor­mais pri­va­ti­sé et dédié à la consommation.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Vous parlez de « vraie place ». Que serait une vraie place ?

De manière géné­rale, moins il y a de « broles », mieux tout le monde se porte. La sur­dé­fi­ni­tion des choses est rare­ment une bonne idée. Un par­terre, une bor­dure, des assises, puis de nou­veau un par­terre, des plots, des bancs, des trucs dans tous les sens… à un moment l’espace est sur­dé­fi­ni, le ter­ri­toire trop mar­qué pour toutes sortes d’usages, et ça devient illi­sible. Devant la gare des Guille­mins, c’est un peu le cas. Or, plus un espace est neutre, plus il est inter­pré­table et « démo­cra­tique ». Si, quand on arrive dans un espace public, on se dit d’emblée : « ah oui, ici, voi­là ce que je dois faire », ça retire déjà une couche à ce qui est le propre de l’espace public, c’est-à-dire un espace où je navigue, où je me posi­tionne, où j’ai le choix, mais cer­tai­ne­ment pas un espace où on me dit com­ment je dois me com­por­ter. Mais les maîtres d’ouvrage qui com­mandent une « belle place publique » dans une ville ou un vil­lage, aiment en géné­ral qu’on voit qu’on s’est « acti­vé » autour du pro­jet ; il faut « mettre des choses ». Alors que, par­fois, il fau­drait peut-être sim­ple­ment ne rien mettre. Il y a d’ailleurs le cas assez célèbre du bureau d’architectes Laca­ton & Vas­sal qui, dans le cadre d’un concours d’architecture pour un espace public, a pro­po­sé de ne rien faire (hor­mis dépla­cer quelques places de par­king) et ils ont gagné. Mais le poli­tique pen­sait que pour le citoyen, il fal­lait « faire quelque chose ».

Au final, un espace public qui fonc­tionne bien reste un espace qui soit un amé­na­ge­ment du vide et qui crée des liens. L’esplanade Saint-Léonard nous semble bien fonc­tion­ner à cet égard. Avec des drèves tout autour en sur­plomb, un vaste centre en décais­sé par rap­port aux voi­ries, qui per­mette aux gens de se ras­sem­bler en grand nombre et en toute occa­sion, et de faire des choses qu’ils n’imaginaient pas. Quitte à ce qu’il y ait des conflits. Un espace aus­si qui laisse libres les enfants de jouer, de rou­ler en vélo, qui donne une forme pour le mou­ve­ment. Et puis, plus haut vers le coteau, des salons urbains, des lieux pour être seul, pour flir­ter, pour lire. La ques­tion de la place de la femme dans l’espace public est aus­si très impor­tante pour nous. De même que pour les ado­les­cents qui ont leur espace, sans que ce soit une enclave. On a d’ailleurs tra­vaillé avec les ani­ma­teurs du quar­tier pour envi­sa­ger cela. Un autre enjeu de l’espace est de pou­voir voir et être vu, d’avoir son ter­ri­toire tout en étant en rela­tion avec les autres. Et le mobi­lier urbain est choi­si pour tous ces usages, en essayant de ne pas en abu­ser non plus.

Construire un espace comme celui-là amène par­fois aus­si à des ques­tions dif­fi­ciles, qui vont véri­ta­ble­ment modi­fier la vie des gens et qui ren­contrent une résis­tance poli­tique. Ain­si en a-t-il été du déclas­se­ment d’une voi­rie pour l’esplanade Saint-Léonard. Il s’agit alors de faire com­prendre que, par­fois, il y a des forces plus grandes : en l’occurrence ici, per­mettre une des­cente des coteaux vers le fleuve et le ras­sem­ble­ment. Il faut pour cela avoir com­pris le pay­sage et iden­ti­fié les dépla­ce­ments des gens et les inté­rêts qu’ils nour­rissent ou pour­raient nourrir.

Nous avons par ailleurs récem­ment gagné deux dip­tyques de places à Liège : Saint-Paul et Cathé­drale, et Xavier Neu­jean et Opé­ra. Là aus­si, nous devons prendre en consi­dé­ra­tion des para­mètres comme la mobi­li­té, la cir­cu­la­ri­té, les flux, le mou­ve­ment, l’arrêt mais aus­si des aspects qui sont plus de l’ordre de l’ambiance et des usages comme le fait d’avoir des espaces qui relèvent plu­tôt de la convi­via­li­té et de la domes­ti­ci­té, un autre plus calme, qui s’apparente davan­tage à un jar­din qui serait plu­tôt un lieu d’intériorité, et puis aus­si des por­tions de ces places pour les­quelles on doit anti­ci­per le fac­teur pri­va­ti­sa­tion avec des ter­rasse hore­ca, mais aus­si des mani­fes­ta­tions, des évé­ne­ments (mar­chés, fêtes, concerts…), etc.

Créer un cadre ouvert pour permettre de multiples appropriations…

Abso­lu­ment. Et quand on parle d’appropriation, il n’y a pas que l’appropriation phy­sique. Il y a aus­si l’imaginaire. On a par exemple eu des retours sur l’esplanade Saint-Léonard rela­tant le plai­sir de le tra­ver­ser au prin­temps avec les arbres en fleurs, ou sur le fait qu’avec la dolo­mie (le revê­te­ment au sol) on pou­vait se croire à la mer. Et puis se sen­tir légi­time et auto­ri­sé à être, tra­ver­ser, occu­per un espace public, c’est fon­da­men­tal pour nous quand on sait que l’espace peut être cli­vant et pro­duire de l’exclusion.

Il y a aus­si la consul­ta­tion des gens, des habi­tants sur nos pro­jets, elle est pré­cieuse parce qu’elle touche à ce qu’on donne à une majo­ri­té de citoyens. C’est tra­vailler pour le plus grand nombre. Nos esquisses sont une pre­mière matière à dis­cu­ter avec les usa­gers des espaces en ques­tion, que ce soient les uti­li­sa­teurs du quo­ti­dien, les pom­piers, le ser­vice des pou­belles, des asbl de femmes, les poli­ciers, le poli­tique de manière géné­rale. Et c’est là que le vrai tra­vail s’enclenche. C’est obli­ga­toire pour que le pro­jet soit un bon pro­jet, et qu’il puisse in fine adop­ter la forme la plus évi­dente pos­sible, don­ner l’impression que la chose était là depuis tou­jours. L’idée est d’essayer de conten­ter tout le monde dans quelque chose d’intemporel et équi­li­bré, bien qu’à terme, c’est le poli­tique qui tranche.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

La dimension politique de votre travail justement, quelle est-elle à vos yeux ?

On accorde une impor­tance cen­trale au fait que le lan­gage des formes façonne l’attitude des gens, en cela conce­voir ces espaces, c’est poli­tique. Et si les poli­tiques semblent peu conscients ou peu sou­cieux de cela, plus atti­rés par l’objet, par un beau résul­tat, c’est notre rôle de le leur faire voir. C’est parce qu’on pense et qu’on fait, et qu’on fait et qu’on pense, qu’on a une atten­tion et une connais­sance des usages. Mais les admi­nis­tra­tifs qui sont coin­cés dans leur règle­men­ta­tions, ils n’ont pas cette vision-là.

Et c’est vrai que c’est un débat com­pli­qué : plus les années passent, plus il y a un défi­cit de la com­pré­hen­sion de ce qu’est ou serait notre métier, et moins le poli­tique ou le déci­deur sait pour­quoi il fau­drait prendre telle ou telle déci­sion archi­tec­tu­rale ou urba­nis­tique. Il fut un temps, avec les moder­nistes (début XXe siècle), où on pen­sait que les archi­tectes allaient tout solu­tion­ner. Quand en 1966, on a construit la Cité admi­nis­tra­tive à Liège, tout le monde s’est dit qu’on allait résoudre un pro­blème en mon­tant une tour dans laquelle on pour­rait mettre des cen­taines de per­sonnes et que c’était réglé. Aujourd’hui, au moindre mur qui bouge tout le monde s’inquiète. Et entre les points de vue diver­gents et les attaques par­fois viru­lentes, le poli­tique ne sait plus tou­jours sur quel pied dan­ser. Pour de nom­breuses rai­sons, la ques­tion du ter­ri­toire et de sa mise en forme devient une ques­tion dif­fi­cile, mais pas­sion­nante à nos yeux.

Pro­pos recueillis le 7 juin 2023

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