« Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
(Georges Perec, L’infra-ordinaire, 1989)
Dans la foulée des réflexions suscitées par la préparation de ce numéro d’Aide-Mémoire consacré aux espaces publics, nous nous sommes penchés sur différents projets artistiques, individuels ou collectifs, qui ont pris pour objet ces lieux partagés et qui en ont « déplié l’ordinaire »1.
Lieux communs
Qu’il parle de Liège, de Saint-Gilles (Bruxelles) ou de la Goutte d’Or (Paris), chacun de ces projets a pris pour objet de son travail un lieu de vie, un espace commun à l’échelle d’une ville ou d’un quartier. Porter son attention sur l’espace public, c’est choisir de s’intéresser à un espace partagé, sur le principe accessible à toutes et tous et l’un des rares où nous sommes amenés à interagir avec toutes celles et tous ceux avec qui nous avons ces lieux de vie en commun. En cela, c’est un objet éminemment politique.
Apprendre à voir
Dans ces espaces, ces artistes2 nous invitent à interroger de plus près la manière dont on habite un lieu, la manière dont on y rencontre les autres (directement ou au travers des traces qu’ils y laissent). En filigrane, ils nous invitent aussi à être attentifs à la manière dont le lieu lui-même influe sur la façon dont on vit. Dans quels endroits de la ville le projet TextUrb, présenté ci-contre, recense-t-il le plus d’écritures de rue ? Quels supports y sont favorables ? Si l’on superpose, dans les cartes d’Elsa Noyons, celle des bancs publics et celle des actions de solidarité dans l’espace public, par exemple, qu’est-ce que ça raconte ?…
En observant avec attention la manière dont les espaces sont scénographiés (et par qui ?), les objets ou les écrits qui y apparaissent, ce qui y est autorisé, ou non, la place qui y est laissée au vivant, nous avons beaucoup de choses à apprendre sur notre monde. Et le premier pas pour penser cet espace, c’est d’apprendre à le voir3, de le sortir de l’invisibilité dans lequel l’habitude nous le plonge. Il nous faut apprendre à observer la ville, à dépasser son statut de décor, prendre le temps d’affiner notre regard, de donner une véritable attention à ce qui nous entoure. L’observation est un savoir-faire qui se cultive et les artistes sont de bons guides en la matière.
Subvertir le grand partage de l’enchantement
En s’appropriant chacun à leur manière l’outil de la cartographie pour le détourner de manière artistique, les artistes que nous vous présentons participent à « subvertir le grand partage de l’enchantement », au sens où l’entend Estelle Zhong Mengual4 : ils réunissent ce que l’on a appris à penser comme deux rapports au monde distincts, celui de la pensée rationnelle, des faits, et celui de l’intuition, la sensibilité, l’imagination. Dans ce grand partage, seul le premier, celui des sciences, est reconnu pour produire des savoirs. L’art quant à lui repoétiserait le monde sans pouvoir prétendre dire de la vérité sur lui. En réconciliant savoir et sensibilité, nos cartographes sensibles s’infiltrent dans les brèches de cette pensée pour produire de nouveaux discours sur ce qui nous entoure, affirmant la légitimité de l’œil de l’artiste pour nous dire des choses du monde dans lequel nous vivons.
1. Textures Urbaines – Une cartographie des écritures de rue à Liège (Site web)
Textures Urbaines est une collection photographique subjective et artisanale des écritures de rue à Liège. Elle s’intéresse à ces écrits du « quotidien urbain » qui produisent du sens (et accrochent l’attention) dans l’espace public. Elle les référence sur son site Internet (https://texturb.uliege.be/geotag/) sous la forme d’une carte sur laquelle ces éléments photographiés sont géolocalisés.
Un outil de recherche permet d’organiser ces données en fonction de trois autres critères (outre donc l’emplacement géographique), chacun porteur d’effets de sens spécifiques :
- Le type de support (ordre public/ordre commercial/ordre privé)
- Le type de geste (collages/écritures/autres)
- La topique ou catégorie thématique (art urbain/art urbain spontané/(micro)toponymie/messages
En donnant à voir la « polyphonie des discours urbains », Textures urbaines offre un « contre-point à quelques noyaux mythologiques du grand récit urbain dominant : le discours de projet, la promotion touristique, et plus largement les politiques de city branding qui tendent à imposer une imagerie de la ville qui lisse la variété sémiotique qui l’habite ».
2. Elsa Noyons – Déplier l’ordinaire (Livre)
Elsa Noyons, artiste plasticienne, a travaillé sur son quartier de « La Goutte d’Or », à Paris. Elle en a « déplié » différents aspects sous la forme de cartes et d’inventaires, rassemblés dans son ouvrage Déplier l’ordinaire5.
L’autrice questionne ce que c’est qu’habiter un lieu, ce qui peut apparaître lorsqu’on prend le temps de voir ce qui le constitue. De cette exploration intime émerge une réflexion sur l’espace public, sur les différentes couches qui constituent un territoire (couches auxquelles l’artiste donne corps en présentant son travail sous la forme de calques superposables, dont les combinaisons peuvent créer du sens à l’envi).
Une invitation à arpenter le quotidien, à cartographier et inventorier nos propres lieux de vie.
3. Claire Corniquet – La fabrique des curiosités (Ateliers)
« La fabrique des curiosités : Écriture, art et anthropologie », c’est ainsi que Claire Corniquet résume son travail, qui l’amène (entre autres choses) à animer des ateliers de déambulations.
Ceux-ci sont basés sur le glanage et la photographie d’objets éparpillés dans l’espace public en relation avec (l’un des) quatre thèmes qu’elle définit ainsi :
- Entre deux mondes (qui incarne l’isolement, l’exclusion, une inégalité sociale/de genre) ;
- Frontière (qui incarne la frontière / qui s’oppose au mouvement ; la frontière connote la barrière et le contrôle, l’arbitraire et l’artificiel, le colonial et l’impérialisme) ;
- À contre-courant (qui incarne une résistance, une idée-action subversive au sein de l’espace publique) ;
- Image fantôme (qui incarne un temps révolu, une pratique révolue, des existences révolues).
Elle s’appuie sur une charte, inspirée de celle de la Compagnie de théâtre Les Maladroits, qui dit notamment que « le glanage sera guidé par la charge sensible, inattendue, poétique, narrative qui s’est glissée au cœur de l’objet ; charge qui ne dépend d’aucun critère esthétique défini et qui est propre à chaque glaneur.euse. Gardons à l’esprit que le glanage interroge notre part sensible et notre imaginaire. » On a envie d’ajouter que le glanage et les objets ont aussi une charge politique.
Claire Corniquet est l’autrice d’une Cartographie de la Chique (MaelstrÖm, 2018) dans laquelle elle ré-enchante ses déambulations.
4. Valérie Provost – Quartiers brodés (Œuvre textile)
Quartiers brodés est un projet artistique collectif itinérant développé par l’artiste Valérie Provost. L’œuvre collective à laquelle aboutissent les ateliers prend la forme d’une toile brodée de grand format (entre 5 et 8 m²).
Pour garder la trace de moments de réalisation collective et des échanges auxquels elle a donné lieu, l’illustratrice Coline Sauvand a réalisé une chronique dessinée des ateliers, qui accompagne l’exposition de l’œuvre achevée.
5. Nepthys Zwer – Ceci n’est pas un atlas. La cartographie comme outil de luttes (Livre)
« La carte est un récit ». Comme pour toute manière de raconter des histoires, la cartographie répond à des codes – dont la maîtrise donne du pouvoir – et est sous-tendue par des intentions : des choses qu’elle souhaite nous faire faire (et cela peut être faire rêver, faire comprendre… comme faire acheter, faire voter) et qui peuvent être plus ou moins assumées. Ce faisant, la cartographie est un puissant support de domination. Si l’on refuse de laisser cette arme aux mains de nos adversaires, si on s’en empare, qu’on se l’approprie, elle peut aussi devenir un formidable outil de lutte contre ces dominations : c’est la contre-cartographie !
Ceci n’est pas un atlas propose une série d’exemples de ces réappropriations.
On embarque pour cet activisme géographique avec l’aide du Petit manuel de cartographie collective et critique fourni en fin d’ouvrage !
Ateliers de cartographie politique
Raconter le monde, c’est raconter comment on entend le modifier. Les récits sont déjà la lutte, et la lutte a besoin de récits.6
La tentation était trop grande, nous n’avons pas pu résister au plaisir de nous lancer nous-mêmes dans l’expérience. Nous avons mis sur pied un cycle de quatre ateliers pratiques pour déambuler dans la ville et cultiver les « arts de remarquer »7, affiner notre regard, l’orienter vers des pistes d’explorations inhabituelles à la lueur de toutes ces démarches créatives8, raconter, nous aussi, nos lieux de vie.
Nous avons des choses à apprendre sur notre rapport au monde, sur le fonctionnement du monde et sur ce que nous voudrions pouvoir en attendre. Et cela commence par ce qui est au plus près de nous. Nous le disions dans un précédent article, nous ne sommes pas habitués à nous sentir légitimes d’intervenir sur les aménagements citadins que, par ailleurs, nos habitudes nous rendent souvent invisibles. Peut-être est-il temps de réaffirmer que l’usage que nous avons des lieux que nous fréquentons fait de nous des spécialistes de ceux-ci. Et que s’y rendre attentifs nourrit nos possibilités d’actions.