Espace public et contestation : rétrécissement du domaine de la lutte

Par Olivier Starquit

De tout temps, les conquêtes sociales ont été issues de la mise en place d’un rapport de forces se manifestant notamment par l’occupation de l’espace public. Pensons aux barricades lors de la révolution de 1848, à la Commune de Paris sans oublier les manifestations pour obtenir le suffrage universel. L’occupation de l’espace public est un tropisme universel et récurrent : ainsi ces dernières décennies ont vu ressurgir Occupy Wall Street, les Indignés en Espagne, le parc Gezi en Turquie, sans oublier les rassemblements des gilets jaunes sur les ronds-points. De tout temps également, l’ordre dominant et ses forces n’ont jamais hésité à réprimer durement ces mouvements : charges de cavalerie et canonnades au XIXe siècle, armes à létalité atténuée (un bel euphémisme pour les lanceurs de balle de défense ou LBD) au XXIe siècle contre les gilets jaunes, et combien de mutilés ?

Dominique BOTTE, Nous sommes syndicalistes, nous ne sommes pas criminels,
7 juin 2023, © KrasnyiCollective

Baliser les itinéraires

Face à cette occupation de l’espace public, le pouvoir peut aussi réagir en remodelant ce dernier. Ainsi, Napoléon III, sous le Second Empire, fit appel au baron Haussmann pour détruire les ruelles médiévales de Paris – propice à la tenue de barricades – et tracer de larges avenues rectilignes, ce qui n’empêcha toutefois pas les Communards de se réapproprier provisoirement la ville en 1871.

Plus proche de nous, pour éviter la reproduction d’échauffourées massives dans les villes – voire l’assassinat d’un manifestant par la police à Gênes –, la tenue des G7, G8, G10 (selon l’évolution des relations diplomatiques) a déserté les centres-villes pour se barricader dans des espaces hors-sols peu accessibles. En Égypte, après le coup d’État militaire de 2013, le gouvernorat du Caire a « annoncé des travaux d’aménagement des principales places du centre-ville1 ».

Globalement, en Belgique, les manifestations ont de plus en plus pris des formes ritualisées et bien balisées, fruit d’une gestion négociée de l’espace public avec les forces de l’ordre. Une conception fortement circonscrite qui peut par ailleurs faire surgir la question de l’utilité de ces manifestations : en quoi une marche ADEPS – un des surnoms donnés à ce parcours Nord-Sud classique à Bruxelles – influe-t-elle sur le cours des choses ? À cela peut toujours être rétorqué que la force du nombre fait partie de l’exercice du rapport de forces, qu’il est difficile de quantifier les résultats d’une action collective et que de toute façon, par sa forme de rassemblement collectif, la manifestation permet de se retrouver et de forger un collectif.

Bloquer la route

Tout serait-il donc calme sur le front occidental ? À vrai dire, pas vraiment. Quelques faits notoires sont préoccupants, comme en ce moment2 en Grande-Bretagne où les antimonarchistes anglais ont été coffrés lors du couronnement de Charles III. Par ailleurs, force est de constater que le néolibéralisme qui enchante de moins en moins prend proportionnellement des contours de plus en plus autoritaires : les nombreuses manifestations en France contre la réforme des retraites voient les forces de l’ordre ne pas hésiter à agir brutalement. Par ailleurs, cette « brutalisation du maintien de l’ordre reste inintelligible si on ne la relie pas à la délégitimation de la manifestation comme mode d’action politique3 ». Citons aussi ces préfectures en France qui ont jugé opportun d’interdire le recours à des dispositifs sonores portatifs (vive la novlangue !) : comment ne pas y voir une illustration d’un durcissement de l’attitude politique et judiciaire ?

Et la Belgique n’est pas une île, ainsi que nous le montrent les dernières évolutions politiques et judiciaires. Celles-ci donnent en effet des indices d’une moins grande tolérance à l’égard du droit de manifester et du droit de faire grève. Ainsi, les actions menées par Greenpeace et par les mouvements pour le climat sont dans le collimateur (ouverture d’un procès à Bruges contre quatorze activistes qui ont pénétré sur le terminal gazier de Fluxys). En outre, à l’heure d’écrire ces lignes, la commission Justice de la Chambre des représentants statue sur une proposition de loi visant prétendument à lutter contre les casseurs présents en manifestation, notamment en leur interdisant de participer à toute manifestation pendant trois, voire cinq ans en cas de récidive. Le problème est toutefois que le texte est tellement flou qu’il pourrait permettre de s’en prendre non pas aux casseurs mais à n’importe quel militant. Le texte évoque ainsi tout rassemblement revendicatif pour désigner un cas et une action très spécifiques, le rassemblement revendicatif étant par ailleurs défini comme suit : « un rassemblement organisé sur la voie publique, dans le but d’exprimer une ou plusieurs convictions collectives ». Ainsi, n’importe quelle association peut se sentir visée (mouvement de défense de l’environnement, syndicat), et ce n’est pas la clause mentionnant que le rassemblement doit dépasser cent personnes qui rassurera les défenseurs de la démocratie. Parmi les actes incriminés, citons entre autres la dégradation de propriété (jets d’œufs ?), ou encore l’incendie (une palette pour se réchauffer sur la voie publique ?). Quelques éléments pour indiquer que nos gouvernants sont prêts à porter atteinte à la liberté d’opinion et d’expression, alors que l’arsenal répressif et limitatif est déjà bel et bien présent : interdictions préventives, sanctions administratives communales, ordonnances sur les piquets, etc.

Au nom de la liberté de faire du profit, la liberté de se déplacer dans l’espace public se voit entravée.

En marge, il est intéressant de constater que cette proposition de loi s’inspire des mesures prises dans le domaine du football pour lutter contre le hooliganisme, ce qui confirme l’intuition selon laquelle les mesures prises dans ce cadre sportif font office de laboratoire. La gestion de ce public est souvent l’occasion d’expérimenter des logiques sécuritaires étendues par la suite dans la société. Indépendamment du fait que cette loi, si elle est votée4, sera vraisemblablement difficile à mettre en œuvre, voire porterait atteinte à la vie privée (vidéosurveillance et drones à gogo), son objectif réel est plus performatif : il vise à effrayer et à dissuader toute velléité de contester la moindre mesure. Et cela peut compter face aux choix cornéliens que la transition climatique et le retour annoncé de l’austérité imposeront.

Pas de pitié pour les piquets

D’autres évolutions dans la gestion restrictive de l’espace public ont également surgi dans le cadre du conflit social opposant le groupe Delhaize-Ahold aux représentants du personnel de ce secteur du commerce qui luttent contre la franchisation de ces magasins. Le groupe Delhaize a introduit des requêtes unilatérales (qui comme leur nom l’indique ne sont pas contradictoires et invitent le juge à décider sur base de la requête d’une seule des parties) visant, via l’imposition d’astreintes à empêcher le blocage des magasins par des piquets. De plus, dans le cadre de la mise en œuvre de ces astreintes, des personnes portant un gilet rouge se sont vu interdire de circuler dans un rayon de cent mètres du magasin. Il est également intéressant de mentionner cette discrimination opérée par les forces de l’ordre lors de la manifestation contre le dumping social et pour les libertés syndicales : elles ont jugé opportun de refuser l’accès aux toilettes de la gare du Nord à des personnes uniquement parce qu’elles portaient une vareuse syndicale. De nombreux autres éléments comme le recours aux forces de l’ordre pour venir en aide aux huissiers pourraient être cités, mais contentons-nous d’épingler qu’au nom de la liberté de faire du profit, la liberté de se déplacer dans l’espace public se voit entravée.

© Dominique BOTTE, Nous sommes syndicalistes, nous ne sommes pas criminels,
7 juin 2023, KrasnyiCollective

Vers une fin de la société pacifiée ?

Le paradoxe de la situation actuelle est que si nous comparons avec d’autres décennies, nous vivons dans une société extrêmement pacifiée, une société où précisément le moindre soupçon de violence5 est monté en épingle et quasi présenté comme un acte terroriste (l’hyperbole pour mieux disqualifier).

Le paradoxe de la situation actuelle est surtout que ces mesures pourraient induire une adaptation des protestataires, adaptation qui pourrait les pousser à adopter des « stratégies favorisant la confrontation, la mobilité et l’imprévisibilité plutôt que l’expression de mots d’ordre, ce qui pourrait déboucher sur des modes d’action plus radicaux6».

À l’heure où les villes se gentrifient, le meilleur des mondes pour l’ordre dominant serait-il celui d’un espace public sans mendiants, sans manifestants et sans pauvres ?

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