Herstal, ma ville. Liège, sa ville. Des espaces qui nous tiennent à cœur, où l’on se sent « chez soi », que l’on est soulagées de retrouver si on s’en éloigne un moment. Parce qu’on en connaît les recoins, parce qu’on y emprunte les chemins de traverse, parce qu’on y retrouve une atmosphère. Même s’il y a l’autre « chez soi », retrouvé épisodiquement, au moment des vacances d’été de l’enfance et de l’adolescence : celui où sont nés nos parents et grands-parents, au Nord de l’Espagne pour elle, plus au Sud pour moi (mais c’est une autre histoire).
Place ici à nos villes « poétisées », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau. Par l’usage qu’en fait chacun et chacune, arpentant ses rues, dessinant des itinéraires, choisissant ses points de repères, nouant des relations avec ses voisins ou les commerçants, « [l’usager] a re-fabriqué [la ville] pour son usage propre en déjouant les contraintes de l’espace urbain ; il impose à l’ordre externe de la ville sa loi de consommateur d’espace ».
Le lien tissé avec la ville est variable, changeant, tributaire des aléas de l’existence (déménagement, changement professionnel, bouleversement amoureux, notamment). C’est en juin 2019, sur le trajet qui l’amène de chez elle à son lieu de travail, du quartier Saint-Laurent aux Chiroux, quotidiennement mais pour le temps d’un été seulement, que Cathy Álvarez Valle croise les personnes qui figurent dans la série « couvertures ».
Sans dessein précis, mais interpellée, elle sort son appareil qui l’accompagne toujours et garde trace de cette présence qui m’apparaît, à moi, en écrivant ces lignes, comme une « présence absente ».
Pour y réfléchir, je reviens à la proposition de Michel de Certeau, selon laquelle la ville, telle qu’elle est vécue par chacun, devient « non seulement l’objet d’une connaissance mais le lieu d’une reconnaissance ». En effet, la ville est aussi un espace d’interactions – que les sociologues ont notamment étudié sous l’angle des rituels d’exposition et d’évitement –, d’échange et de rencontre avec les autres, au point qu’Hannah Arendt a décrit l’espace public « comme l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés mais font explicitement leur apparition ».
Ainsi l’espace public serait-il le lieu de la reconnaissance réciproque de la condition d’être humain. Qu’en est-il, cependant, de ceux qui sont cantonnés à cet espace public, « enfermés dehors » comme le montrent ces photographies prises devant la Banque nationale de Belgique dont les portes – aujourd’hui définitivement closes – se parent de barreaux ? Bénéficient-elles aussi de cette reconnaissance que confère l’espace public, ces personnes qui sont contraintes d’y faire tenir toutes les dimensions de la vie, des plus élémentaires besoins physiologiques à ce qui est nécessaire à chacun, selon son tempérament, selon les moments : penser, traîner, jouer, lire, écrire, se changer les idées, être seul ou s’entourer de ceux qui comptent pour nous ?
Soumises constamment au regard des autres, les personnes vivant dans la rue semblent pourtant invisibles pour certains, ignorées par les passants et ceux préférant détourner les yeux. Ce fil ténu entre visibilité et invisibilité, ce statut précaire, instable, c’est aussi ce que mettent en évidence les photographies de ces corps que l’on devine sous les amas de couvertures, emmitouflés et sans visages, parfois gardiens de biens personnels qui tiennent dans un sac. Ou leurs traces, qui semblent indiquer que le retour du propriétaire est imminent, comme s’il était toujours là – quelques biens qui font territoire.
De ces couvertures, qui enveloppent, qui protègent du froid et mettent à l’abri des regards, on fait refuge. C’est ce qui est apparu à Cathy et a fait écho chez elle qui, dans son travail artistique, investit la notion de refuge : le « chez soi » des montagnes de Casaio en Galice et de la maison familiale à Léon ; le « potager ouvrier » familial dans le quartier de Sainte-Marguerite ; les images et les souvenirs ; la répétition et la réappropriation des rites et des gestes qui lui ont été transmis – jardiner, cuisiner, broder, repriser. Dans la rue, sous les couvertures, on se retire, on s’extrait du monde environnant – omniprésent – pour se mettre en sécurité. Un refuge des plus fragiles et précaires, presque symbolique, malgré la matière du tissu qui recouvre.
Ce regard, ni misérabiliste ni dénonciateur, celui qu’a posé Cathy sur ces personnes, est aussi le regard qui les a reconnues. Dans un rapport sensible à l’espace, attentif à ceux qui s’y logent, qui parviennent à y faire leur nid bien qu’on ne leur laisse pas de place, elle a en quelque sorte « pisté », « fait ligne » au sens de Tim Ingold. Celui-ci propose une anthropologie comparée des lignes : il lie les actes de « marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner, écrire ». Avec ces images, il s’agit de voir, donner à voir et faire le récit de ceux qui tracent avec leurs corps, dans la ville, une parcelle précaire de territoire, à reconquérir chaque soir.
Références
Hannah ARENDT (trad. Georges Fradier, préf. Paul Ricœur), Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1994.
Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien II (Habiter, cuisiner), Paris, Gallimard, 1994.
Tim INGOLD, cité par Gabrielle MACE, Nos cabanes, Paris, Éditions Verdier, 2019.
Architecture de l’asile
Extrait de Philosophie de l’architecture, de Ludger Schwarte
« Mais pour agir, vivre et satisfaire leurs besoins, les sans-abri n’ont précisément rien d’autre à leur disposition que ce même espace public. La plupart des sociétés tolèrent, d’une part, la vie des sans-abri, quand elles ne la produisent pas, mais y réagissent, d’autre part, en installant dans l’espace urbain un mobilier spécifiquement hostile aux sans-abri, en publiant des règlements qui leur sont hostiles, et même en organisant contre eux des interventions policières afin de défendre les intérêts mercantiles. Face aux expériences des mouvements ouvriers et féminins qui n’ont pu s’émanciper politiquement qu’en conquérant le droit d’utiliser des espaces publics pour leur cause, la question se pose de savoir s’il ne devrait pas exister un droit public spécifiquement destiné à protéger ces espaces publics contre la récupération étatique et privée et, par ailleurs, s’il ne pourrait pas exister une architecture offrant asile à un public dépossédé de ses droits. »
(Paris, Label Zones, Éd. La Découverte, 2019, p. 375)
La maison comme second vêtement
Extrait de Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet
« On parle souvent de la maison comme d’un second vêtement : comme lui, quoique à un autre niveau, elle protège, elle dissimule, elle assure le bien-être du corps, elle offre un minimum de surface sociale et permet une forme d’expression. Ne pas pouvoir s’extraire de la multitude, échapper à son harcèlement, se soustraire aux regards, refermer une porte derrière soi, arpenter quelques mètres carrés où l’on est souverain, souffler, reprendre des forces, faire ses besoins, se laver, se préparer à manger, entreposer en lieu sûr les objets auxquels on tient, c’est n’avoir qu’un vêtement sur les deux qui sont nécessaires. »
(Paris, Label Zones, Éd. La Découverte, 2015, pp. 68-69)