Couvertures
Images de fragiles refuges Par Cathy Álvarez Valle

Texte de Maite Molina Mármol

Sous le Musée,
Parc de la Bove­rie
Juin 2023

Hers­tal, ma ville. Liège, sa ville. Des espaces qui nous tiennent à cœur, où l’on se sent « chez soi », que l’on est sou­la­gées de retrou­ver si on s’en éloigne un moment. Parce qu’on en connaît les recoins, parce qu’on y emprunte les che­mins de tra­verse, parce qu’on y retrouve une atmo­sphère. Même s’il y a l’autre « chez soi », retrou­vé épi­so­di­que­ment, au moment des vacances d’été de l’enfance et de l’adolescence : celui où sont nés nos parents et grands-parents, au Nord de l’Espagne pour elle, plus au Sud pour moi (mais c’est une autre histoire).

Place ici à nos villes « poé­ti­sées », pour reprendre l’expression de Michel de Cer­teau. Par l’usage qu’en fait cha­cun et cha­cune, arpen­tant ses rues, des­si­nant des iti­né­raires, choi­sis­sant ses points de repères, nouant des rela­tions avec ses voi­sins ou les com­mer­çants, « [l’usager] a re-fabriqué [la ville] pour son usage propre en déjouant les contraintes de l’espace urbain ; il impose à l’ordre externe de la ville sa loi de consom­ma­teur d’espace ».

Le lien tis­sé avec la ville est variable, chan­geant, tri­bu­taire des aléas de l’existence (démé­na­ge­ment, chan­ge­ment pro­fes­sion­nel, bou­le­ver­se­ment amou­reux, notam­ment). C’est en juin 2019, sur le tra­jet qui l’amène de chez elle à son lieu de tra­vail, du quar­tier Saint-Laurent aux Chi­roux, quo­ti­dien­ne­ment mais pour le temps d’un été seule­ment, que Cathy Álva­rez Valle croise les per­sonnes qui figurent dans la série « couvertures ».

Sans des­sein pré­cis, mais inter­pel­lée, elle sort son appa­reil qui l’accompagne tou­jours et garde trace de cette pré­sence qui m’apparaît, à moi, en écri­vant ces lignes, comme une « pré­sence absente ».

Pour y réflé­chir, je reviens à la pro­po­si­tion de Michel de Cer­teau, selon laquelle la ville, telle qu’elle est vécue par cha­cun, devient « non seule­ment l’objet d’une connais­sance mais le lieu d’une recon­nais­sance ». En effet, la ville est aus­si un espace d’interactions – que les socio­logues ont notam­ment étu­dié sous l’angle des rituels d’exposition et d’évitement –, d’échange et de ren­contre avec les autres, au point qu’Hannah Arendt a décrit l’espace public « comme l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas sim­ple­ment comme d’autres objets vivants ou inani­més mais font expli­ci­te­ment leur apparition ».

Ban­que­route, Banque natio­nale de Bel­gique, Place Saint Paul, été 2018
Sur un banc, Place Saint Paul, été 2018

Ain­si l’espace public serait-il le lieu de la recon­nais­sance réci­proque de la condi­tion d’être humain. Qu’en est-il, cepen­dant, de ceux qui sont can­ton­nés à cet espace public, « enfer­més dehors » comme le montrent ces pho­to­gra­phies prises devant la Banque natio­nale de Bel­gique dont les portes – aujourd’hui défi­ni­ti­ve­ment closes – se parent de bar­reaux ? Bénéficient-elles aus­si de cette recon­nais­sance que confère l’espace public, ces per­sonnes qui sont contraintes d’y faire tenir toutes les dimen­sions de la vie, des plus élé­men­taires besoins phy­sio­lo­giques à ce qui est néces­saire à cha­cun, selon son tem­pé­ra­ment, selon les moments : pen­ser, traî­ner, jouer, lire, écrire, se chan­ger les idées, être seul ou s’entourer de ceux qui comptent pour nous ?

Sou­mises constam­ment au regard des autres, les per­sonnes vivant dans la rue semblent pour­tant invi­sibles pour cer­tains, igno­rées par les pas­sants et ceux pré­fé­rant détour­ner les yeux. Ce fil ténu entre visi­bi­li­té et invi­si­bi­li­té, ce sta­tut pré­caire, instable, c’est aus­si ce que mettent en évi­dence les pho­to­gra­phies de ces corps que l’on devine sous les amas de cou­ver­tures, emmi­tou­flés et sans visages, par­fois gar­diens de biens per­son­nels qui tiennent dans un sac. Ou leurs traces, qui semblent indi­quer que le retour du pro­prié­taire est immi­nent, comme s’il était tou­jours là – quelques biens qui font territoire.

De ces cou­ver­tures, qui enve­loppent, qui pro­tègent du froid et mettent à l’abri des regards, on fait refuge. C’est ce qui est appa­ru à Cathy et a fait écho chez elle qui, dans son tra­vail artis­tique, inves­tit la notion de refuge : le « chez soi » des mon­tagnes de Casaio en Galice et de la mai­son fami­liale à Léon ; le « pota­ger ouvrier » fami­lial dans le quar­tier de Sainte-Marguerite ; les images et les sou­ve­nirs ; la répé­ti­tion et la réap­pro­pria­tion des rites et des gestes qui lui ont été trans­mis – jar­di­ner, cui­si­ner, bro­der, repri­ser. Dans la rue, sous les cou­ver­tures, on se retire, on s’extrait du monde envi­ron­nant – omni­pré­sent – pour se mettre en sécu­ri­té. Un refuge des plus fra­giles et pré­caires, presque sym­bo­lique, mal­gré la matière du tis­su qui recouvre.

Ce regard, ni misé­ra­bi­liste ni dénon­cia­teur, celui qu’a posé Cathy sur ces per­sonnes, est aus­si le regard qui les a recon­nues. Dans un rap­port sen­sible à l’espace, atten­tif à ceux qui s’y logent, qui par­viennent à y faire leur nid bien qu’on ne leur laisse pas de place, elle a en quelque sorte « pis­té », « fait ligne » au sens de Tim Ingold. Celui-ci pro­pose une anthro­po­lo­gie com­pa­rée des lignes : il lie les actes de « mar­cher, tis­ser, obser­ver, chan­ter, racon­ter une his­toire, des­si­ner, écrire ». Avec ces images, il s’agit de voir, don­ner à voir et faire le récit de ceux qui tracent avec leurs corps, dans la ville, une par­celle pré­caire de ter­ri­toire, à recon­qué­rir chaque soir.

Réfé­rences

Han­nah ARENDT (trad. Georges Fra­dier, préf. Paul Ricœur), Condi­tion de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1994.

Michel DE CERTEAU, L’invention du quo­ti­dien II (Habi­ter, cui­si­ner), Paris, Gal­li­mard, 1994.

Tim INGOLD, cité par Gabrielle MACE, Nos cabanes, Paris, Édi­tions Ver­dier, 2019.

Ban­que­route, Banque natio­nale de Bel­gique, Place Saint Paul, été 2018
Ban­que­route, Banque natio­nale de Bel­gique, Place Saint Paul, été 2018
Ban­que­route, Banque natio­nale de Bel­gique, Place Saint Paul, été 2018
Ban­que­route, Banque natio­nale de Bel­gique, Place Saint Paul, été 2018
Tra­verse Saint Paul, Liège, hiver 2019
Rue du Palais, mai 2023

Entrée, Quai de la Goffe, Liège, 2019

Architecture de l’asile

Extrait de Philosophie de l’architecture, de Ludger Schwarte

« Mais pour agir, vivre et satis­faire leurs besoins, les sans-abri n’ont pré­ci­sé­ment rien d’autre à leur dis­po­si­tion que ce même espace public. La plu­part des socié­tés tolèrent, d’une part, la vie des sans-abri, quand elles ne la pro­duisent pas, mais y réagissent, d’autre part, en ins­tal­lant dans l’espace urbain un mobi­lier spé­ci­fi­que­ment hos­tile aux sans-abri, en publiant des règle­ments qui leur sont hos­tiles, et même en orga­ni­sant contre eux des inter­ven­tions poli­cières afin de défendre les inté­rêts mer­can­tiles. Face aux expé­riences des mou­ve­ments ouvriers et fémi­nins qui n’ont pu s’émanciper poli­ti­que­ment qu’en conqué­rant le droit d’utiliser des espaces publics pour leur cause, la ques­tion se pose de savoir s’il ne devrait pas exis­ter un droit public spé­ci­fi­que­ment des­ti­né à pro­té­ger ces espaces publics contre la récu­pé­ra­tion éta­tique et pri­vée et, par ailleurs, s’il ne pour­rait pas exis­ter une archi­tec­ture offrant asile à un public dépos­sé­dé de ses droits. »

(Paris, Label Zones, Éd. La Décou­verte, 2019, p. 375)

La maison comme second vêtement

Extrait de Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet

« On parle sou­vent de la mai­son comme d’un second vête­ment : comme lui, quoique à un autre niveau, elle pro­tège, elle dis­si­mule, elle assure le bien-être du corps, elle offre un mini­mum de sur­face sociale et per­met une forme d’expression. Ne pas pou­voir s’extraire de la mul­ti­tude, échap­per à son har­cè­le­ment, se sous­traire aux regards, refer­mer une porte der­rière soi, arpen­ter quelques mètres car­rés où l’on est sou­ve­rain, souf­fler, reprendre des forces, faire ses besoins, se laver, se pré­pa­rer à man­ger, entre­po­ser en lieu sûr les objets aux­quels on tient, c’est n’avoir qu’un vête­ment sur les deux qui sont nécessaires. »

(Paris, Label Zones, Éd. La Décou­verte, 2015, pp. 68-69)

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