Que sont nos villes devenues ?
Entretien avec Thierry Paquot

Mené par Gaëlle Henrard

Thier­ry Paquot est phi­lo­sophe de l’urbain et pro­fes­seur émé­rite à l’Institut d’urbanisme de Paris. Au milieu d’une biblio­gra­phie foi­son­nante, il a notam­ment publié Désastres urbains (2019), Mesure et déme­sure des villes (2020) ou encore Demeure ter­restre. Enquête vaga­bonde sur l’habiter (2020).

Il nous a per­mis d’y voir plus clair sur les villes, ce qu’elles sont, com­ment elles se trans­forment, ce qu’on sou­hai­te­rait les voir devenir…

Portrait de Thierry Paquot

Qu’est-ce qu’une ville ? Comment la définir aujourd’hui ?

Une ville est un cer­tain regrou­pe­ment de popu­la­tion. Cette défi­ni­tion bien géné­rale que l’on trouve dans le dic­tion­naire de Fure­tière, en 1690, se veut d’abord quan­ti­ta­tive. En France, depuis 1846, après un siècle de dis­cus­sions, l’on consi­dère qu’une ville se dis­tingue du vil­lage à par­tir de 2 000 habi­tants, à condi­tion qu’ils ne soient pas espa­cés de plus de 200 m les uns des autres. À cette époque, dans une France gran­de­ment rurale, avec 2 000 habi­tants, l’on est sûr de trou­ver dans une telle bour­gade, ce dont on a besoin. Il y a un maréchal-ferrant, un méde­cin ou un offi­cier de san­té, un apo­thi­caire, des arti­sans et des com­mer­çants, et bien sûr, une école et une église… Le pro­ces­sus d’urbanisation qui accom­pagne l’extension du réseau fer­ré et l’industrialisation est mar­quée par l’exode rural, à la suite de l’introduction de la chi­mie et de la méca­ni­sa­tion dans les tra­vaux des champs. Des villes plus peu­plées appa­raissent et se dotent d’équipements carac­té­ris­tiques de la moder­ni­té (grand maga­sin, café, théâtre, gare, trans­ports publics, parcs, socié­tés savantes, uni­ver­si­tés, jour­naux, etc.). Cer­taines deviennent de véri­tables métro­poles et riva­lisent entre elles de tout l’éclat de leur lumière. Ces villes mil­lion­naires sont sou­vent les capi­tales, y concentrent tous les pou­voirs et attirent les pre­miers tou­ristes, qui se pressent aux Expo­si­tions uni­ver­selles ou au jar­din zoo­lo­gique. Tout cir­cule en elles (les rumeurs, les capi­taux, les mar­chan­dises, les dési­rs, les matières pre­mières, etc.), et elles sub­sti­tuent, pro­gres­si­ve­ment, les flux aux stocks. Aus­si s’inscrivent-elles dans divers réseaux et sont-elles déna­tio­na­li­sées, c’est-à-dire qu’elles appar­tiennent à la glo­ba­li­sa­tion tou­jours en cours, et non plus seule­ment au pays dans lequel elles grandissent…

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Cette métro­po­li­sa­tion se mue, par­fois, en méga­lo­po­li­sa­tion, et génère quelques « villes-globales », sans pour autant régler la ques­tion de la bidon­vil­li­sa­tion, tou­jours active. Les « villes-globales » sont de super-villes, une poi­gnée à l’échelle mon­diale, qui pos­sèdent les meilleurs cabi­nets d’avocats, d’experts-comptables, une bourse, des labo­ra­toires de recherches recon­nus, un aéro­port inter­na­tio­nal, une vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des palaces, des chefs étoi­lés, des lieux de dis­trac­tions et des musées de rang A… Et aus­si, une main d’œuvre dis­po­nible en nombre et dis­po­sée à tra­vailler à n’importe quelles condi­tions. Sont-ce des « villes » ? Plu­tôt un ensemble hété­ro­gène de quar­tiers aux affec­ta­tions socio-économiques spé­ci­fiques, Man­hat­tan, The City, etc., et rela­ti­ve­ment étanches aux autres…

Dès la nais­sance des villes, il y a 3 500 ans avant notre ère, des quar­tiers « illé­gaux », c’est-à-dire « infor­mels », appa­raissent à proxi­mi­té de la ville le temps d’un chan­tier, mobi­li­sant, comme pour la construc­tion d’une pyra­mide, une impor­tante main d’œuvre, qui se loge dans des abris pro­vi­soires, faits de bran­chages et de végé­taux… Ce sont des « bidon­villes » aux carac­tères ruraux. Par la suite, ces quar­tiers « pro­vi­soires » se conso­lident et jouxtent la ville sans jamais vrai­ment faire corps avec elle. L’industrialisation réclame tou­jours plus de main d’œuvre qu’elle ne peut loger décem­ment, aus­si accepte-t-elle la pré­sence de tau­dis (slum) dans les­quels résident des pauvres livrés à tous les tra­fics. Ces bidon­villes sont-ils des villes ?

J’appelle « ville » l’heureuse com­bi­nai­son de trois qua­li­tés : l’urbanité, la diver­si­té et l’altérité.

Les gated com­mu­ni­ties ou « enclaves rési­den­tielles sécu­ri­sées » repré­sentent quant à elles une part impor­tante des loge­ments, et ce, sur tous les conti­nents. Ce sont des quar­tiers fer­més, pro­té­gés, vigi­li­sés, vidéo-surveillés, dans les­quels on ne rentre qu’en étant invi­té à le faire. Situés dans les villes, ce sont des enclaves, qui confisquent une par­tie des espaces publics et obligent à les contour­ner. Ce sont des villes « pri­vées » dans la ville, avec de vastes vil­las ou des blocs d’appartements de stan­ding. Du reste, selon, les pays où elles s’implantent, ces « enclaves rési­den­tielles sécu­ri­sées », jouent sur la peur de leurs clients pour les conqué­rir. Peur d’être enle­vé dans les pays d’Amérique du Sud, peur de la pol­lu­tion dans les pays asia­tiques, peur du nombre en Égypte ou en Tur­quie, peur d’un cer­tain iso­le­ment dans des ensembles para­mé­di­ca­li­sés… Bref, il en existe toute une gamme, ayant pour carac­tère essen­tiel d’être réser­vés à une popu­la­tion socio-culturelle homo­gène. Sont-ce des villes ?

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Pour cha­cun de ces exemples, ma réponse est : « non ». J’appelle « ville » l’heureuse com­bi­nai­son de trois qua­li­tés : l’urbanité, la diver­si­té et l’altérité. Si une vient à man­quer, c’est l’esprit des villes qui se décom­pose, ce que j’observe pour ces dif­fé­rents cas de regrou­pe­ment d’une « cer­taine population »…

Cette indif­fé­rence aux lieux s’avère tra­gique et génère une uni­for­mi­sa­tion des pay­sages et des modes de vie

L’« urba­ni­té », à l’origine, désigne celui qui parle si bien latin qu’il vous sert d’interprète, c’est donc une per­sonne polie, accueillante, qui vous indique les codes de la ville où vous venez d’arriver. C’est encore le sens du qua­li­fi­ca­tif « urbain ». La « diver­si­té » est le moteur de la ville, celle-ci s’alimente de toutes les diver­si­tés, eth­niques, sexuelles, reli­gieuses, éco­no­miques, culi­naires, lan­ga­gières, ves­ti­men­taires, musi­cales, envi­ron­ne­men­tales, etc.  Plus une ville, même petite, est diverse, mieux c’est ! On le voit, avec les villes mono-industrielles, comme Detroit, ou exclu­si­ve­ment « ter­tiaires », comme des villes uni­ver­si­taires, elles sont vite fra­gi­li­sées si le sec­teur d’activité qui les anime se met à décli­ner. Quant à l’« alté­ri­té », notion déli­cate à expli­ci­ter, il s’agit de tout ce qui est « autre » de façon irré­duc­tible, incom­pré­hen­sible et néan­moins indis­pen­sable à la vie même de la Cité. Cela concerne aus­si bien le vivant non humain que l’humain. Le non humain a sa place en ville, même si l’on ne sait pas trop bien com­ment et pour­quoi, mais l’on pressent que les arbres, la rivière, les jar­dins, les ani­maux, etc., sont indis­pen­sables à la coha­bi­ta­tion de tous. Il en va de même pour les humains que nous ne com­pre­nons pas, leur pré­sence assure à la diver­si­té son intensité.

Vous distinguez donc la ville de l’urbain…

Oui. Je constate que la plu­part des villes ont per­du leur esprit, qu’elles n’ont plus que l’apparence typo-morphologique d’une ville. Celle-ci est deve­nue un dor­toir, celle-là est vidée de ses com­merces, son centre a été péri­phé­ri­sé, tan­dis que sa péri­phé­rie est deve­nue cen­trale ! Le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé pré­ca­rise les ter­ri­toires, comme il a pré­ca­ri­sé les emplois et déqua­li­fié les métiers. Tout ter­ri­toire se vaut, aus­si les entre­prises se délo­ca­lisent. Cette indif­fé­rence aux lieux s’avère tra­gique et génère une uni­for­mi­sa­tion des pay­sages et des modes de vie. Si les villes dis­pa­raissent que reste-t-il ? L’urbain. De quoi s’agit-il ? L’urbain dis­per­sé, géné­ra­li­sé, épar­pillé, consiste à vivre comme en ville hors de la ville. Ain­si observe-t-on que l’urbain sub­merge tous les ter­ri­toires, qui sont reliés entre eux par des routes, des auto­routes, des voies fer­rées, des canaux, des cou­loirs aériens, etc. Ce sont les réseaux qui confèrent aux ter­ri­toires urba­ni­sés leur rela­tive cohé­rence. En cela, ils sont indé­pen­dants des cam­pagnes alen­tour, contrai­re­ment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, où les habi­tants des villes se nour­ris­saient, en grande par­tie, de la culture maraî­chère locale. Des ter­ri­toires voi­sins ne sont plus inter­con­nec­tés, ils ne font plus « envi­ron­ne­ment », ils se tournent le dos ! L’urbain relève de cette indis­tinc­tion des lieux. En fait, toutes les agglo­mé­ra­tions humaines semblent perdre les trois qua­li­tés de la ville et se satis­font d’un urbain éva­nes­cent, aux équi­pe­ments stan­dar­di­sés et aux ambi­tions consu­mé­ristes. Cha­cune et cha­cun consomme un ersatz de ville : l’urbain.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

L’espace public quant à lui, quel est-il ? Vous le distinguez d’ailleurs du lieu…

C’est cer­tai­ne­ment le livre de Jür­gen Haber­mas qui a popu­la­ri­sé la notion d’« espace public », ou plus exac­te­ment sa tra­duc­tion fran­çaise. En effet, la thèse de sciences poli­tiques qu’il sou­tient en 1961 et qui est publiée l’année sui­vante s’intitule, Struk­tur­wan­del der Öffent­li­ch­keit, que Marc de Lau­nay tra­duit, en 1978, par L’Espace public. Archéo­lo­gie de la publi­ci­té comme dimen­sion consti­tu­tive de la socié­té bour­geoise. C’est donc Öffent­li­ch­keit, qui lit­té­ra­le­ment signi­fie le « fait d’être por­té au public », qui est tra­duit par « espace public » en fran­çais et par public sphere en anglais. Haber­mas veut com­prendre ce qui a déclen­ché la Révo­lu­tion fran­çaise en 1789. Pour cela, il éla­bore une archéo­lo­gie des idées, c’est-à-dire qu’il recherche ce qui a contri­bué à la contes­ta­tion de la royau­té par la bour­geoi­sie et à l’émergence d’une opi­nion publique hos­tile à la monar­chie. C’est au cours du XVIIe siècle que des points de vue pri­vés pénètrent la sphère publique, y sont dif­fu­sés et ampli­fiés. Com­ment ? Par trois « dis­po­si­tifs » : le jour­nal, le café et le salon. C’est là que des opi­nions pri­vées deviennent publiques : j’écris dans le jour­nal ce que je pense, je dis au café ou dans un salon ce que je res­sens et immé­dia­te­ment des lec­teurs ou des audi­teurs s’empressent de le relater.

Ces trois dis­po­si­tifs naissent au XVIIe siècle : d’abord, le jour­nal, qui est gran­de­ment contrô­lé par le pou­voir, même si pour échap­per à la cen­sure, cer­tains jour­naux sont impri­més hors du Royaume. Le café, lui, est un breu­vage venu d’Arabie, par le port de Moka sur la mer Rouge, qui donne nais­sance aux lieux où on le boit, d’abord à Mar­seille, puis Londres, et rapi­de­ment dans toutes les villes impor­tantes d’Europe. Le café est un endroit plu­tôt cos­su, avec des meubles soi­gnés, des glaces, des ten­tures, ce qui sélec­tionne la clien­tèle. On peut aus­si y lire la presse et dis­cu­ter des articles en bonne com­pa­gnie. Quant au salon, sou­vent tenu par des aris­to­crates culti­vées, il fait se ren­con­trer des savants, des artistes, des écri­vains, des théo­lo­giens, des explo­ra­teurs, bref, des per­sonnes « inté­res­santes », qui débattent entre elles sur tous les sujets, sou­vent avec audace.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Ces trois « dis­po­si­tifs » seront très actifs durant la période pré­ré­vo­lu­tion­naire, puis le nombre des jour­naux se démul­ti­plie­ra et les jour­na­listes par­ti­ci­pe­ront acti­ve­ment à la Révo­lu­tion, les cafés seront des lieux de rendez-vous, seuls les salons ces­se­ront leurs diners, les aris­to­crates étant tous sus­pec­tés… Au siècle sui­vant, la presse cher­che­ra à atteindre le plus grand nombre avec la publi­ca­tion d’un feuille­ton qui fidé­li­se­ra le lec­to­rat et la publi­ci­té qui paie­ra assez pour qu’un prix modeste soit deman­dé aux lec­teurs. C’est donc la fin du jour­nal comme vec­teur d’opinion publique. Le café, lui aus­si, sera fré­quen­té par toute une popu­la­tion variée et ver­ra sa spé­ci­fi­ci­té s’effacer pro­gres­si­ve­ment. Les salons renai­tront sous l’Empire et se main­tien­dront jusqu’à la guerre de 1914, avec comme ultimes témoins, Proust et Coc­teau. Dès lors, l’espace public comme lieu d’expression du poli­tique se dote­ra des par­tis et des syn­di­cats, des clubs et des revues, des radios et des télé­vi­sions. C’est un autre monde que celui étu­dié par Habermas.

À la fin du XXe siècle, en France, la voi­rie, les rues, parcs, jar­dins, places, par­vis, bref les voies de com­mu­ni­ca­tions vont être regrou­pés sous le vocable d’« espaces publics ». Avec le plu­riel, l’expression change de signi­fi­ca­tion : du débat sur le poli­tique, l’on en arrive aux endroits par­cou­rus par le public… À par­tir de ce moment, l’expression s’installe : tout le monde parle des « espaces publics », avec en arrière-pensée le couple juri­dique « privé/public ». Or il y a tout un éven­tail de pro­prié­tés : indi­vi­duelle, col­lec­tive, coopé­ra­tive, indi­vise, éta­tique, com­mu­nale, etc. Aus­si, la notion va-t-elle évo­luer rapi­de­ment : les espaces publics sont des espaces ouverts aux publics. Un centre com­mer­cial, une gale­rie mar­chande, un parc zoo­lo­gique, qui accueillent du public, sont des espaces publics, tout comme un sen­tier de ran­don­née ou une plage. Peu importe que l’accès soit gra­tuit ou payant. On le voit, l’espace public n’a plus le même sens.

Il est qua­si impos­sible de déve­lop­per une démo­cra­tie directe dans une méga­lo­pole peu­plée comme un pays.

Par ailleurs, je rap­pelle que le mot « espace » est avant tout un « inter­valle ». Il est aus­si équi­valent de « dis­tance » ou « éten­due ». Assez rapi­de­ment, le mot « espace » sera asso­cié aux voca­bu­laires de la géo­mé­trie, de la musique et de la typo­gra­phie et non à celui de l’architecture. Dans les trai­tés occi­den­taux d’architecture, de Vitruve à Viollet-le-Duc, l’on trouve rare­ment le mot « espace », au contraire de locus ou topos, c’est-à-dire « lieu », plus fré­quent. C’est vers les années 1970 que le mot « espace » triomphe, paraissent les revues, L’Espace géo­gra­phique, Espaces et Socié­tés, Espaces-temps, etc., l’on parle d’« espace publi­ci­taire », d’« espace poli­tique », une voi­ture se nomme « espace »… Je pré­fère reve­nir au mot « lieu », plus pré­cis, plus char­gé d’affects, plus riche géo­gra­phi­que­ment, plus inté­res­sant à repré­sen­ter, etc., qui s’associe faci­le­ment à « milieu », terme à la dimen­sion éco­lo­gique évidente.

Quels sont les principaux « fléaux » de nos espaces urbains modernes ?

Il faut voir au cas par cas… Néan­moins, il y a des « maux » com­muns à tous les ter­ri­toires urba­ni­sés : la conges­tion auto­mo­bile, les pol­lu­tions (sonores, de l’air, des eaux, etc.), le manque de nature, l’absence de bancs publics et de toi­lettes, des rues-corridors, des trot­toirs pas assez larges, des pistes cyclables trop timides, un mobi­lier urbain peu amène, un mépris com­plet des per­sonnes han­di­ca­pées, des bou­tiques murées qu’il fau­drait attri­buer à des arti­sans, des pro­fes­sions libé­rales, des asso­cia­tions, afin d’animer les rues, etc. La liste est connue. Il suf­fit d’interroger n’importe quel pié­ton pour la com­plé­ter ! Tra­vaillant sur la « ville récréa­tive » qui est celle des enfants, je constate que les voi­tures vont trop vite, se garent sur les trot­toirs, que les endroits pour jouer sont rares, qu’il fau­drait joindre tous les moindres espaces verts entre eux afin de réa­li­ser une « faran­dole verte » qui pour­rait deve­nir un véri­table ter­rain d’aventures pour les enfants… Vous voyez, il y a de quoi faire, mais les blo­cages sont nom­breux, à tous les niveaux. La taille de la ville joue dans la qua­li­té de vie de ses habi­tants, et aus­si dans les moda­li­tés du poli­tique. Il est quasi-impossible de déve­lop­per une démo­cra­tie directe dans une méga­lo­pole peu­plée comme un pays, avec plu­sieurs mil­lions d’habitants.

Dans Mesure et déme­sure des villes, je recense la plu­part des pro­po­si­tions ayant trait à la dimen­sion d’une ville, depuis Pla­ton, deux « modèles » émergent favo­ra­ble­ment, la cité-jardin avec ses 30 000 habi­tants, dont 2 000 agri­cul­teurs, et la ville de 500 000 habi­tants répar­tis dans des quar­tiers ayant une rela­tive auto­no­mie déci­sion­nelle avec un bud­get propre. Là, aus­si, pour contrer l’abstentionnisme, il convient d’expérimenter de nou­velles pra­tiques poli­tiques : le vote à 12 ans, le tirage au sort du maire pour un man­dat d’un an, la sup­pres­sion des délé­ga­tions ver­ti­cales et la mise en place d’un pou­voir col­lé­gial, etc. Le dés­in­té­rêt des habi­tants pour l’administration de leur ville pro­vient, non seule­ment de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion des élu·e·s, de leur langue de bois, des com­pli­ca­tions bureau­cra­tiques, mais aus­si de la dis­pa­ri­tion de l’espace public enten­du comme opi­nion publique et débat permanent.

Comment décririez-vous la teneur politique de l’urbanisme ? Quels en sont les enjeux politiques ?

L’urbanisme repré­sente le moment occi­den­tal et mas­cu­lin de la fabri­ca­tion de la ville pro­duc­ti­viste. Il nait au milieu du XIXe siècle et pérore encore à pré­sent, bien que sérieu­se­ment décrié. Hen­ri Lefebvre a insis­té sur le carac­tère idéo­lo­gique de l’urbanisme dans Le droit à la ville et Espace et poli­tique ; quant à Ber­nard Char­bon­neau, il a dénon­cé l’urbanisme éta­tique, les « grands pro­jets d’aménagement », comme les « zones tou­ris­tiques » d’Aquitaine et du Lan­gue­doc, et les « villes nou­velles ». J’ai sug­gé­ré d’abandonner l’appellation d’« urba­niste » et de lui sub­sti­tuer celle de « ména­geur des pos­sibles », sachant qu’il fal­lait aus­si modi­fier de fond en comble sa for­ma­tion et sa pra­tique pro­fes­sion­nelle, sans aucun suc­cès. Tout pro­jet urbain est avant tout un tra­jet, qui intègre sa réver­si­bi­li­té, sa réorien­ta­tion en cours de réa­li­sa­tion, sa recon­ver­sion, son enri­chis­se­ment. Dans L’urbanisme c’est notre affaire ! en 2010 et dans Repen­ser l’urbanisme en 2017, j’imaginais un urba­nisme par­ti­ci­pa­tif et sen­so­riel. Depuis, je n’utilise plus ce mot, lui pré­fère « ména­ge­ment » et vise, non plus l’urbain dis­per­sé ou concen­tré dans les anciennes villes qui ont per­du leur esprit, mais une « bio­ré­gion urbaine », qui ras­sem­ble­rait divers grou­pe­ments urbains, de tailles variées. L’écologie guide ma réflexion et c’est bien la récon­ci­lia­tion des « villes » et des « cam­pagnes » (ou ce qu’on appelle ain­si) que nous devons réa­li­ser en des moda­li­tés dif­fé­rentes ici et là. L’urbanisme appa­rait alors comme un obs­tacle, il ne peut aller qu’à l’encontre d’une telle attente. Il s’avère daté et nocif. C’est bien une rup­ture avec le pro­duc­ti­visme qu’il s’agit d’effectuer.

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

Y a-t-il une ville que vous aimez particulièrement ? Ou des villes qui vous rendent optimistes ?

Je ne crois pas que cette ques­tion soit bonne. C’est comme citer son roman ou film pré­fé­ré ! La ville que j’ai appré­ciée lorsque j’avais quinze ans n’existe plus, c’était Paris. Nous venions d’y emmé­na­ger après avoir rési­dé à Issy-Plaine. Je cir­cu­lais en vélo­mo­teur, j’allais à la Ciné­ma­thèque, au mar­ché aux puces de Saint-Ouen, au lycée, à la Mai­son des Jeunes du XIVe arron­dis­se­ment qui héber­geait la revue de poé­sie à laquelle je col­la­bo­rais. Je fré­quen­tais aus­si les bou­qui­nistes des Pas­sages pari­siens et ceux du Quar­tier Latin. Tout était acces­sible. Tout était à décou­vrir. Plus tard, j’ai été impres­sion­né par New York, comme par Sanaa ou Hérat. Mais ces villes me plai­saient parce que j’y cir­cu­lais en bonne com­pa­gnie ! Aus­si n’est-ce pas un lieu qui vous envoûte grâce à ses qua­li­tés propres, mais cer­taines cir­cons­tances qui font que vous vous y sen­tez bien. Du reste, vous pou­vez y retour­ner dix ans plus tard, dans d’autres cir­cons­tances, et la magie a disparu…

Et puis j’ai en tête des « villes » (mais sont-ce des villes ?) qui m’inquiètent pour l’avenir, comme Dubai, les smarts-cities, les méga­lo­poles, mais aus­si Paris, qui depuis une quin­zaine d’années, est sac­ca­gée, tou­ris­ti­quée, gen­tri­fiée… Toute ten­ta­tive, même minus­cule, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, pour vivre autre­ment, me récon­forte. Vous voyez c’est modeste…

Pro­pos recueillis le 20 mai 2023

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