Plaidoyer pour une ville plus inclusive et accessible à tou.te.s

Par Juliette Renard

© François-Xavier Cardon

« Ah, tu oses aller courir seule le soir toi ?… Même en hiver, quand il fait noir ? »

« Moi, si je sors le soir, même à 500 mètres de chez moi, je préfère my rendre en vélo, je me sens plus en sécurité. »

« Tu mécris pour me dire que tu es bien rentrée, hein?! »

Ces petites phrases rythment le quotidien de nombre d’entre nous, femmes, qui, seules, en ville ou ailleurs, utilisons notre droit et notre liberté de mouvement. Si elles partent d’une intention bienveillante, elles participent pourtant à façonner notre perception de la ville, des endroits où nous sommes à notre place ou pas.

Un propos situé

Le propos que je vous partage ici a comme point de départ mon expérience subjective. Celle d’une jeune femme1, sportive à ses heures perdues, qui se déplace presque exclusivement en vélo ou à pied, et qui, ne souffrant d’aucun handicap, est donc capable de le faire. En outre, je suis blanche, hétérosexuelle, issue de la classe moyenne et je travaille dans une institution universitaire2. Si c’est une expérience qui comporte un certain nombre de privilèges, elle est particulière en ce que je suis une femme.

Peur et stratégies d’évitement

Si mon corps rentre dans « la norme » et que ma présence dans l’espace public semble ne pas être remise en question, je m’interroge en tant que femme sur l’effectivité de mon droit à la ville (théorisé par Henri Lefebvre), un droit constitutif de la démocratie, celui d’accéder à l’espace urbain en tant que bien commun pour l’ensemble des habitants. Combien de fois ai-je allongé mon trajet pour éviter des rues qui me faisaient peur ? Combien de fois ai-je été sujette à des réflexions, remarques ou regards déplacés parce que je pratiquais mon sport ? Combien de fois ai-je réfléchi à ma tenue parce que, ce jour-là plus qu’un autre, j’avais envie qu’on me laisse tranquille, d’être invisible ? Ces stratégies d’évitement, je continue à les mettre en place. Et ce, même si je suis quelqu’un qui revendique ce droit à la ville en continuant à effectuer du sport dans l’espace public, à être visible par cette pratique et à ne pas restreindre mes mouvements. Ces stratégies, je les utilise, car je continue d’avoir peur. Ces peurs, que j’ai pourtant déconstruites en théorie, rejaillissent toujours lorsque je fais usage de la ville, seule et encore plus en soirée.

Dans ce cadre, je souhaite d’une part réfléchir à l’origine de ces peurs – qui sont souvent transmises depuis l’enfance dans l’éducation des filles – et d’autre part appeler à (re)penser l’espace public de manière à ce qu’il cesse de, naturellement3, discriminer.

Sur l’origine des peurs et leur rôle dans l’ordre social patriarcal

Je fais appel à Lucie Azema qui, dans son ouvrage sur les femmes et le voyage4, met en avant deux choses. Tout d’abord, si les femmes ont depuis toujours effectué des activités à l’extérieur du foyer, leur présence en dehors de l’espace domestique était justifiée par la nature de leurs activités. Par contre, la présence d’une femme dans l’espace public, « à l’extérieur », pour des activités telles que le loisir, le voyage ou l’oisiveté contient toujours, et encore, les marques d’une certaine transgression : celle de l’espace qui leur est normalement assigné et du rôle qu’elles tiennent socialement. Ainsi, sa réflexion alimente la mienne : c’est donc bien lorsque j’effectue des activités comme la pratique sportive ou les sorties que ma présence dans l’espace public suscite le plus de réactions. Me rappelant ainsi que je n’y suis pas à ma place.

Ensuite, elle explique comment la sécurité et la protection des femmes servent à justifier les contraintes et les restrictions qui construisent insidieusement les mécanismes qui les enferment : « [l]a cage qui a été construite (…) se matérialise, non pas par un cadenas verrouillé sur une porte, mais par un principe de précaution à outrance, par un découragement systématique.»5

Ainsi, elle expose comment les peurs transmises, dès l’enfance, aux femmes sont en réalité construites : « le danger entre dans le domaine du possible, mais il n’a plus de lien avec la réalité ou les hypothèses objectives6 ». Les femmes, qui ont alors intégré et intériorisé ces peurs, adoptent des comportements et des préférences qui les cantonnent au sein du foyer, pourtant « statistiquement plus meurtrier7 ». Ce faisant, elles se conforment également au rôle qui leur est socialement assigné et leur corps s’en trouve effectivement contrôlé. En outre, ces mécanismes, qui normalisent aussi ces peurs, participent à dépolitiser les problèmes de harcèlement et de violence.

Sur la peur dans l’espace public, Leslie Kern8 nous aide en expliquant ce qui est naïvement présenté comme un paradoxe : la peur est exprimée par rapport à l’espace public, alors que l’espace privé tue plus. Comme les femmes ont en réalité peur de la violence masculine9, mais que les hommes, en tant que groupe social, ne peuvent être évités, leurs peurs se spatialisent. Les femmes apprennent donc quels lieux éviter, plutôt que qui. Leur manière de faire face à cet « état de peur constant » et de garder un semblant de contrôle sur leur sécurité serait ainsi d’identifier, dans l’espace public, les lieux où elles risquent de rencontrer des « hommes dangereux », afin de les éviter.

Les femmes, par peur10, limitent donc leurs mouvements, les activités qu’elles pratiquent et la place qu’elles prennent dans l’espace public.

Plaidoyer pour une ville qui prend soin

S’il est temps de casser ces codes en arrêtant de proférer des injonctions à la peur, qui, sous couvert de bienveillance, sont sexistes et participent à perpétuer cette réalité, et de cesser de dépeindre l’extérieur comme forcément dangereux11, il est également temps de revendiquer une conception et une construction de l’espace public qui serait accueillant et sécurisant pour tou.te.s.

En effet, se limiter à penser l’espace public comme non accessible, en tout temps et à toute heure, pour les femmes seulement d’après leur vécu et leur perception (en leur apprenant à s’en prémunir), c’est laisser une partie du problème de côté : c’est ne pas considérer la manière dont l’espace est pensé, conçu par des hommes (blancs, cisgenre, hétéro) – supposément de manière neutre, pour des hommes et des corps dominants (capables et « non marqués » pour reprendre les termes de Leslie Kern). À cet égard, et pour en revenir au sport, citons en exemple la question des infrastructures sportives mises à disposition dans l’espace public, qui permettent souvent d’exercer des sports majoritairement pratiqués par des hommes (et c’est également le cas en ce qui concerne la distribution de l’espace dans les cours de récréation…). 

Néanmoins, il s’agirait de mener une véritable réflexion transformatrice sur la ville la rendant inclusive pour les femmes mais sans verser dans une conception sécuritaire ! En effet, pour éviter une conception « carcérale » de la ville (par exemple au moyen de dispositifs policiers et de (vidéo-)surveillance), dont l’effet immédiat ne serait que de discriminer d’autres usager.e.s (comme les personnes minorisées, les personnes sans-abri et autres groupes déjà marginalisés), je reprends la proposition de Kern qui suggère de revendiquer une ville qui mette le soin (le « care ») en son cœur. Ce soin qui est nécessaire « à tous les étages » : au niveau de la justice sociale, de la valorisation économique ou encore de la manière dont on pense l’habitat, les moyens de transport et les quartiers… mais aussi dans la conception des espaces publics. Que ce soit des endroits pour s’asseoir, des endroits pour s’abriter (du soleil ou de la pluie), des points d’eau ou encore des toilettes publiques (et non simplement des « pissoirs »), ces élémentaires commodités sont rares, en dehors des espaces de consommation.

De plus, il s’agirait de faire des espaces publics des lieux vivants, des lieux de vie, pour tou.te.s et non seulement des lieux de passage, en favorisant des conceptions matérielles de l’espace qui laissent place à l’appropriation par divers usager.e.s et en promouvant activement différentes formes d’activités, comme, pourquoi pas, le vélo qui est historiquement un outil d’émancipation féminin.

Mais cela pourrait commencer maintenant… lors de votre prochaine sortie en ville. Observez et demandez-vous : qui d’après vous semblent être les exclu.e.s de l’espace public ?

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