« De temps en temps je plaisante en disant que l’espace public devrait figurer dans les droits de l’homme. Il paraît élémentaire de pouvoir profiter d’un lieu où rencontrer d’autres personnes, de pouvoir savoir à quoi ressemblent nos voisins ou les habitants d’une autre partie de la ville qui font tous partie de la société à laquelle on appartient. »
Jan Gehl, architecte urbaniste danois
Quand on arrive en ville…
Sous vos pieds le sol, dur, glissant, lisse ou caillouteux. Devant vous, des espaces ouverts ou fermés, des passages, larges ou étroits, sombres ou éclairés. Un horizon, des murs, des bâtiments, entre passages cloutés et pistes cyclables, parcs et plaines de jeux, commerces et flux de voitures, bancs et poubelles publiques. Des ambiances, lumières, odeurs, du bruit et des impressions d’oppression, d’insécurité, de détente ou de liberté. Seul·e ou au milieu de la foule… Toute une enveloppe urbaine cadre nos expériences. Comme une évidence invisible à nos yeux, nous n’y pensons pas, nous ne le pensons, et pourtant l’espace qui nous entoure recèle une puissance d’action. Contenant de possibilités, il agit sur nous de façon imperceptible. « La physionomie des lieux, les points d’horizons qui se dressent par-delà le quartier habité, les espaces de rencontres bien sûr, les tissus de commerces et de services, les espaces d’agora (…) où s’échangent les idées, les innovations, un apprentissage d’hier et un projet futur »1, tous ces éléments, qui n’ont pas toujours été là, qui ont à un moment été disposés ainsi, que nous font-ils faire ? À quelles logiques, quels besoins (et aux besoins de qui), se proposent-ils de répondre ? Vous êtes-vous déjà dit que ces configurations vous influençaient quotidiennement dans vos comportements ? Vous êtes-vous déjà demandé pour qui cette ville était faite, qui elle aidait ou pas, accueillait ou pas, et quelle dynamique elle contribuait à servir ?
Les espaces publics sont éminemment politiques, ils appartiennent à tous et à personne. L’envie de ce texte est de réfléchir à ce qui n’est pas perçu de notre existence collective dans l’espace et de tenter de comprendre ce qui s’y manifeste de politique. En route pour une petite déambulation sur les places, dans les rues et sur les seuils de nos villes.
« Architecture de la situation »
Questionner les espaces publics en tant que condition spatiale de la vie en société et en démocratie, c’est d’abord dire que ces espaces et leur architecture sont des fondements matériels aux ambiances et aux situations dans lesquelles seront possibles (et ensuite autorisés ou valorisés) certaines actions, comportements, événements. En cela, l’architecture est « arrangement de possibilités ». La philosophe politique Joëlle Zask, propose ainsi que sans aller jusqu’à la percevoir comme « une cause déterminante des pratiques des gens qui la fréquentent, [l’architecture] peut être abordée comme un facteur qui dispose aux modes de vie démocratiques ou, au contraire, les perturbe, voire les empêche. (…) Elle influe sur les gens et conditionne leurs manières d’être. »2 De même, dans un livre conséquent, le philosophe allemand Ludger Schwarte tente de « considérer la part que l’architecture peut prendre dans les mouvements de libération » 3. Il avance que « la Révolution française s’est déroulée dans des rues et sur des places qui avaient été construites moins d’un siècle auparavant, et que les masses révolutionnaires n’auraient pas pu se rassembler si ces nouveaux espaces publics n’avaient pas existé »4.
On pourra d’ailleurs remarquer qu’il existe une « architecture de prévention situationnelle » qui « repose sur le principe qu’un certain aménagement de l’espace permet de réduire la probabilité de passage à l’acte délinquant » 5 et qui pense l’espace pour empêcher, par exemple, aux « indésirables » de s’y installer, nous y reviendrons.
L’espace de la démocratie
Nous posons l’hypothèse que les espaces publics, ici urbains, dans lesquels nous évoluons, devraient nous permettre d’exercer nos droits individuels et collectifs, d’accéder et de participer à la démocratie. Mais quels genres d’expériences seraient ainsi à privilégier ? Et dans quels types d’espaces ?
Ce qui attire le plus les gens, c’est en définitive le fait qu’il y ait des gens
Rappelons d’abord qu’a minima, la démocratie est le mode de fonctionnement dynamique qui permet aux citoyens, dans toute leur diversité et leur altérité, de participer à leur (auto)gouvernement et à l’organisation de leur vie en tant que communauté hétérogène, considérant par ailleurs « le principe que l’intéressé est [souvent] le meilleur juge de ses intérêts »6.
Des « espaces démocratiques » devraient donc d’abord être des lieux pensés pour être accessibles (gratuitement, physiquement et symboliquement), accueillants et sécurisés, inclusifs et disponibles à une diversité d’usages malgré des intérêts inévitablement très différents. Ouverts à la participation, l’exploration, l’appropriation voire la modification, l’invention et la réinvention, par tous et toutes, sans discriminations qu’elles soient de genre, d’âge, de culture, de religion, de classe sociale, d’état physique et de santé, etc. Ces lieux seraient configurés de telle sorte qu’y seraient assez naturellement possibles, imaginables et bien évidemment autorisés des comportements au fondement même de la démocratie : l’interaction, le rassemblement, l’échange, le débat, une sorte de « sociabilité démocratique »7. L’architecte urbaniste danois Jan Gehl rappelle ainsi combien « les gens ont besoin de se rencontrer, de se retrouver afin de faire partie de la société. Nous en avons besoin aussi pour le bon fonctionnement de la démocratie »8. En somme, des lieux à même de « transformer la vie publique, les rapports entre gouvernants et gouvernés et, surtout, la manière dont chaque catégorie se perçoit et exerce ses activités »9.
Rappelons à cet égard combien l’art de la construction constitue une technologie de pouvoir capable de produire les individus en tant que masse et de les dominer plus facilement, imposant « une certaine manière de sentir et de penser »10. De tout temps, les régimes forts et dictatoriaux ont porté une grande attention à « géométriser » les rapports hiérarchiques au travers de l’aménagement des espaces (places, avenues, boulevards) comme outil de canalisation, de contrôle, de surveillance des masses et d’affirmation et de démonstration de leur pouvoir, au moyen notamment de rassemblements et défilés totalitaires. Ainsi des Jules César à Staline, en passant par Napoléon III, Hitler, Mussolini et Mao Zedong qui auront, avec l’aide de leurs architectes, fait dégager de vastes espaces pour être acclamés dans un pouvoir sans partage.
Et qu’on parle de pouvoir, le capitalisme ne s’y est lui-même pas trompé : les espaces publics lui sont de plus en plus livrés dans une tendance à la privatisation qui ne semble pas connaître de limites. De publics, ils deviennent économiques : il faut que ça rapporte. Le citoyen, réduit à sa dimension de consommateur, devra, pour s’y arrêter, ne pas être trop « louche » et surtout s’y acquitter du coût requis à son séjour. Mais il devra aussi, s’il veut y passer, subir le flot de tentations et d’injonctions à la consommation constamment déversé sur toutes les surfaces où son regard pourrait se poser. Vitrines, éclairages, publicités invasives, étalement démesuré des terrasses de bistrot, quartiers entiers privatisés dans des villes de plus en plus nombreuses de Londres à Istanbul… tout ceci exigeant pour être « protégé », des dispositifs sécuritaires particulièrement invasifs.
Toujours est-il que le fait que les régimes démocratiques aient, semble-t-il, manifesté un souci moindre à la conception des espaces architecturaux de la démocratie pourrait nous interpeller. Les démocrates convaincus se sont-ils en effet demandé quelles places, quelles rues « conviendraient à leurs idéaux et à la promotion des modes de vie démocratiques qui leur tiennent à cœur ? »11
Architecture de la place : accéder à échelle humaine
« Les places sont à la ville ce que la cuisine est à la maison, ce lieu où les invités s’entassent au lieu de s’asseoir au salon… “C’est là que se trouvent les gens qui circulent et vont attraper une bière dans le frigo, c’est là que ça se passe.” »
Joëlle Zask
Pour prendre un exemple concret, portons plus spécifiquement notre attention sur une portion d’espace public qui concentre, dans des dimensions variables mais suivant une forme souvent circonscrite, un ensemble de problématiques significatives lorsqu’il est question de démocratie et d’aménagement de l’espace : la place publique comme mise en forme architecturale du collectif.
Se demander jusqu’où nos yeux peuvent voir et à quelle distance se placer pour interagir avec l’autre semble une première base quand il s’agit d’organiser les relations sociales sur une place publique. C’est le principe de l’échelle humaine qui permet à l’œil d’embrasser les distances et au corps de les parcourir rapidement et librement. Un espace ni trop étriqué, ni trop vaste de façon à se percevoir les uns les autres et à prendre conscience de soi en tant que groupe. De même d’ailleurs qu’un événement qui se déroule dans l’espace public, pour pouvoir compter politiquement, doit lui aussi pouvoir être perçu par le collectif.
La place doit en outre être clairement délimitée tout en étant pleinement ouverte et accessible à toutes et tous, de façon inconditionnelle. Sans quoi, elle deviendrait excluante. Ainsi ne peut-elle être accaparée par certains et interdites à d’autres. Dans ce cas, elle « cesse d’être favorable aux pratiques démocratiques et aux publics actifs. Corrélativement (…), elle est progressivement désertée. On sait en effet que les places à usage exclusif tendent soit à rejoindre la masse des espaces délaissés, soit à tomber sous la coupe des processus de privatisation des espaces publics »12. Ainsi « ce qui attire le plus les gens, c’est en définitive le fait qu’il y ait des gens »13.
À noter par ailleurs que l’exclusion de l’espace public à certaines catégories de personnes trouve historiquement des raisons différentes. Si les pays autoritaires surveillent et excluent, c’est pour empêcher toute forme d’expression de la contestation. Cela donne lieu à un « urbanisme hostile à la place publique ». Dans les sociétés dites démocratiques, « c’est plutôt la peur du citoyen marginal, ingérable, sans-abri et non-consommateur qui produit un résultat analogue. Les accès sont filtrés ou découragés. »14 Si d’ailleurs il vous venait à l’esprit de vous installer en bordure de piétonnier pour partager vos talents artistiques avec les shoppers du samedi, il vous faudra y être autorisé après avoir dûment rempli un formulaire, fourni documents d’identité et extrait de casier judiciaire, et être passé… devant un jury ! Si si, il existe bien un règlement de police pour cela !
N’arrangeant rien à cet accès difficile pour certains, les très en vogue « politiques de marketing dont la finalité est d’améliorer l’image de la ville pour y attirer des consommateurs en tout genre, travestissent les espaces publics, par exemple en cédant des droits d’exploitation ou d’usage à des entités privées dont la vocation est l’ouverture d’espaces rentables, commerciaux ou de divertissement. »15 Chacun aura sans doute en tête quelques beaux exemples du genre, peu de villes y échappant. Le commerce a ses raisons…
Mais interdire l’accès aux musiciens ambulant, mendiants et autres bandes en pratiquant une forme de ségrégation ne conduirait-il pas à vider les lieux de leur diversité et à balayer les possibilités d’autogouvernement ?
Faire toutes sortes de choses et s’arrêter
Ouvertes et accessibles, les places publiques dans un contexte démocratique doivent aussi permettre des usages multiples, non exclusifs et indéterminés16, c’est-à-dire constituer des lieux non-fonctionnels, ne remplissant pas une utilité prédéfinie et ne réduisant pas les gens à leur fonction. Repartant de l’idée de la place comme espace vide17, beaucoup s’accordent à dire qu’il s’agit de pouvoir y déployer une palette d’activités et d’usages parmi les plus inventifs. Une place doit ainsi pouvoir accueillir toutes les appropriations proposées par les gens qui y passent ou y séjournent, sans s’empêcher mutuellement, c’est-à-dire sans relever d’un accaparement. Ainsi « tel mur permet de s’adosser, de s’abriter du vent ou du soleil, de placarder des affiches, de faire rebondir un ballon, de renvoyer des sons, d’organiser une représentation théâtrale, etc »18. Des espaces qui soient des lieux d’exploration et d’improvisation, perméables à l’invention humaine, des espaces qui devraient pouvoir être débordés par leurs occupants.
Contribuant à cette diversité d’usages, une place démocratique doit présenter des qualités d’accueil, permettant voire donnant envie de s’y arrêter, pour n’y rien faire de particulier ou de spécifiquement « utile ». Pour Joëlle Zask « les lieux accueillants sont assez rares en ville. (…) Contrairement aux fonctions de circulation, travail, approvisionnement, sécurité, etc., l’accueil n’est pas considéré comme une variable importante. (…) Les bancs publics disparaissent ; la plupart des lieux “publics” dans la ville sont remplacés par des couloirs de circulation »19. À ses yeux, « une place sans sièges, sans rebords, sans gradins, sans marches ou sans bancs, quelle que soit sa taille, n’est pas un lieu de séjour, mais de transit »20. Ainsi se demande-t-elle ce que les architectes et urbanistes pourraient faire pour proposer des dispositifs analogues « au fait de disposer des fleurs dans la chambre d’une amie dont vous attendez la visite ».21
Ces lieux qui accueillent sont aussi une condition de possibilité à la démocratie, en favorisant rencontre, sociabilité et débat auxquels contribuent le fait de s’arrêter et de s’asseoir. Ainsi, si le mouvement de la marche est celui de la manifestation, la position assise serait-elle celle de la contestation durable et de la participation à la construction démocratique d’autres possibles ? Joëlle Zask remarque le caractère révélateur à ses yeux de mouvements sociaux contestataires dont les protagonistes ont adopté la position assise : révolutions arabes, Indignés, Occupy Wall Street, et Nuit Debout.22 Pour elle, il existe une différence politique entre des « événements requérant des participants la station debout [et] ceux qui requièrent la position assise. Tandis que les mouvements debout sont caractéristiques des phénomènes publics acclamatifs, revendicatifs ou bellicistes, les seconds dénotent l’autogouvernement, la discussion publique, le va-et-vient des idées, l’assemblage des corps et des voix. (…) [Assis], les gens prennent le temps de se rencontrer, de se parler et aussi d’observer activement ce qui se passe autour »23.
Des règles en commun
D’un point de vue politique, ce que proposent aussi les places, c’est d’être des lieux de libre association, où se déploie une pleine pratique du commun. « Sur la place ouverte s’exercent des droits multiples : ceux des usagers, des riverains, des visiteurs occasionnels, des jeunes ou des personnes âgées, etc. »24 Ainsi peut-on déceler une certaine « qualité d’autogouvernement » sur les places, les usagers convenant entre eux « de réguler leurs activités de manière à les rendre compatibles entre elles »25. Il faut apprendre à « s’arranger » avec les autres, chacun en tant que co-propriétaire se trouvant habilité à exercer une forme de contrôle social, chacun étant en outre autorisé à en utiliser les ressources mais à qui incombe aussi un devoir d’entretien. La place devient un lieu de palabre, éventuellement de conflit, un lieu de réajustement de l’individuel et du collectif. Ludger Schwarte considère quant à lui les espaces publics comme des sommets de mise en forme de « l’anarchie créative » en ouvrant à des « configurations expérimentales »26. Pourquoi pas en effet…
On peut aussi noter que si la place est un lieu de potentielle « dispute » (au sens de désaccord créatif) et de bidouillages collectifs, les parcs sont plutôt des lieux d’isolement et de calme, tout aussi nécessaires à la bonne santé d’une démocratie. Ainsi pourrait-on voir le parc comme un salon, soupape de sécurité et de retrait, là où nous avons vu la place comme une cuisine où se rassembler dans des échanges vifs.
A contrario de cet agencement spatial du bouillonnement démocratique, Joëlle Zask identifie ce qui à ses yeux relève des pires places : les places carrefours, ronds-points et autres centres servant à l’occasion d’ « écrins pour les grands monuments, nationaux », remarquant qu’ « elles ont perdu à peu près toutes les caractéristiques qui font d’un espace une place »27. Ceci étant, on aurait sans doute tort d’omettre ce que les gilets jaunes sont parvenus à créer sur un lieu mort de la démocratie : les ronds-points au beau milieu desquels on a assisté à l’expérimentation d’« une construction politique singulière »28 et à une revitalisation de la démocratie.
(Re)prendre la rue
À la lumière des réflexions sur l’accaparement de la place publique, prenons la route, ou plutôt la rue… constatant au préalable que celle-ci constitue quant à elle le royaume de l’automobile et des flux. Elle est principalement une chaussée qui permet la circulation : par elle, on se rend d’un point A à un point B. La rue est devenue un espace fonctionnel pour la voiture, souvent inhospitalier pour les piétons et à peine praticable pour les vélos.
Déplorant l’état des rues françaises, l’architecte et urbaniste Nicolas Soulier formule ainsi une série de propositions pour « reconquérir les rues »29. Ses constats sur l’usage de celles-ci pourraient selon lui se résumer en un mot d’ordre : « ne manifestez pas votre existence ». Ce qui interpelle (mais étonne peu) c’est que « c’est au nom de l’harmonie, de l’esthétique, de l’hygiène, de la sécurité, de la tranquillité que ces règles ont été rédigées »30 : ne pas étendre son linge au balcon (trop impudique et potentiellement gênant pour autrui), ne pas mettre de pots de fleurs qui pourraient fracasser le crâne du passant, ne surtout rien planter sur le trottoir au risque d’endommager pavement et canalisations, etc. S’il estime que ces raisons peuvent sembler judicieuses pour éviter conflits et accidents, il juge abusif « de croire préférable [dès que l’on sort de la sphère privée] d’en venir à interdire à chacun de faire quoi que ce soit, ou de démissionner de toute idée d’arbitrage, sous prétexte que l’on serait impuissant pour intervenir ». Les dispositifs règlementaires que l’on estime opportun d’adopter ne s’avèrent-ils pas plus problématiques que ce dont ils nous défendent ? À son avis, les lieux ainsi règlementés de nos habitats sont conçus « pour empêcher “à l’avance” les problèmes et les ennuis inhérents aux communautés et aux voisinages. » Or, il convient à ses yeux de « sortir du “système ahurissant où tout paraît impossible parce que tout paraît dangereux” »31.
N’est-ce pas la vie de la rue qui s’étiole par ce retrait des individus reclus derrière leur façade, écran à l’expression de leur existence ? Empêcher les gens d’agir de manière créative, ne fut-ce que devant leur maison, revient, pour Nicolas Soulier, à les réduire à l’inaction. « Dans les grands ensembles que l’on désigne aujourd’hui comme “en déclin”, ce qui a décliné puis disparu, c’est la vie sociale informelle. Les habitants le disent bien, une vie sociale y existait autrefois, très vivace sous la forme d’une vie de voisinage, comme dans un village. C’était le temps (…) de solidarités multiples, des associations, des centres de quartiers. Mais elle s’est délitée. Les petits commerces ont été remplacés par les supermarchés. Les associations et les clubs se sont essoufflés. (…) On se retrouve maintenant dans des no man’s land. »32
Pourrait-on proposer, dans son sillage, que la sociabilité dès le seuil de sa maison active une capacité d’attention à notre environnement et par là favorise solidarité, entraide et défense de l’autre ? Ne serait-ce pas ça aussi la démocratie ?
Du seuil au trottoir
Si les rues sont conçues, on l’a compris, de façon fonctionnelle, il reste les entre-deux, les impensés. Mais, pour le coup repensés, ils pourraient eux aussi recouvrir certaines fonctions d’« utilité » sociale. En guise de pistes, Nicolas Soulier met en avant la notion de « frontage », cet espace compris entre la façade de l’immeuble et la rue. Il y observe un potentiel de vie et d’interactions sociales, des espaces d’ailleurs déjà réhabilités dans plusieurs villes. Habiter les seuils, les trottoirs, animer les façades, c’est en effet manifester une présence et proposer un dialogue avec l’espace public en s’adressant au dehors, aux autres humains. Ne serait-ce pas de la sorte une proposition alternative aux dispositifs trop souvent sécuritaires des pouvoirs publics, ou de type « Les voisins veillent », face au fameux « sentiment d’insécurité » (sur lequel il y aurait par ailleurs beaucoup à dire), en rendant possible « l’impression première (…) de n’être jamais seul dans la rue ». Ainsi, « même si les rues sont vides de passants, elles demeurent sûres [et accueillantes] grâce à la présence des habitants, dont les yeux sont sans cesse tournés vers l’extérieur »33 (autrement qu’à travers les bien-nommées « jalousies », ces stores au travers desquels on peut voir sans être vus). Ainsi que le suggère le philosophe de l’urbanisme Thierry Paquot34 pourrions-nous envisager de rendre la rue, dans un dispositif à imaginer (et sans usages exclusifs), à ceux à qui il est inculqué dès le plus jeune âge qu’elle représente pour eux un danger : les enfants. Un lieu où peut être apprise une sociabilité autre qu’à l’école, dans la confrontation avec des voisins différents de soi, avec l’intérêt majeur, pour les bambins comme pour leurs parents, que ça se passe juste devant la maison. Un espace où il pourrait être possible, notamment par le jeu, de se disputer, se responsabiliser et résoudre des conflits, on y revient. « Si le commerçant est présent, si des habitants sortent des chaises devant chez eux pour bavarder, si des chalands passent régulièrement, la rue est animée ; et animée (…) la rue s’auto-surveille en quelque sorte. »35 Opposer la présence vivante à la suspicion…
Dans le même esprit, remettant en question l’occupation massive et quasi exclusive de la rue par la voiture (en mouvement comme à l’arrêt), mais aussi l’isolement et la déconnexion qu’elle induit pour ses conducteur et passagers, pourrions-nous affirmer que se déplacer (davantage) à pied, favoriserait là aussi les qualités d’attention et d’intérêt pour le territoire et ses occupants, c’est-à-dire aussi une responsabilisation et un souci de ceux-ci, une compréhension plus accrue des dynamiques qui s’y jouent, des questions et problèmes éventuels qui s’y posent ? La marche ne serait-elle pas, dans une certaine mesure, le meilleur moyen de se déplacer en démocratie ? À noter que globalement il reste, par exemple, moins probable de faire la démarche de venir en aide (mais avant cela même de voir et d’identifier) à une personne en difficulté quand on est rivé au volant de son véhicule.
Entre les murs
Les seuils mènent aussi à d’autres entre-deux impensés : les interstices entre les bâtiments. Un statut indéfini qui leur permet pourtant d’être des espaces de possibles et de se voir investis de façon inattendue, parfois impertinente, par des usages non prévus au départ. Ne permettraient-ils pas des comportements ailleurs impossibles ? Ludger Schwarte voit ainsi « entre les édifices (…) la zone transitoire qui contient toute la palette séparant l’être-seul de l’être-ensemble »36. Des seuils, parvis, angles morts, zones frontalières et de passage qui semblent être « les points sur lesquels les usagers préfèrent séjourner », invitant à des « activités optionnelles »37. On y casse la croûte à la hâte, fume une cigarette, reprend son souffle, passe un coup de téléphone, débriefe la dernière réunion, console ou encourage un·e ami·e…
Des lieux aussi entre un dedans impénétrable à certains et un dehors public bien que potentiellement « rejetant » à l’égard des marginalités trop extrêmes. Une vie s’y débat souvent dans l’indifférence. Des scènes que l’autorité publique ou privée préférerait sans doute cacher mais qui, dès lors qu’elles se déploient sur les seuils, deviennent visibles, nous rappelant à leur existence même : les sans-abri, épuisés, emballés dans leur couverture et tentant désespérément de s’isoler d’un sol trop froid sur un lit de cartons. En journée, c’est aussi sur les croisements, les coins de rue, qu’ils trouvent à se poser, « rangés sur les bords » des seuls lieux « occupables », parce que sans vitrine, seuls lieux où il leur semble possible simplement d’être et de trouver la maigre protection d’un mur, c’est-à-dire de s’appuyer, besoin vital de l’être humain. Par chance (ou par humanité), capteront-ils peut-être la rare attention du passant (le marcheur je vous disais). Notons que ce mode d’existence (ou de survie) est parfois d’autant plus politiquement révélateur qu’il déplie ses cartons au seuil des lieux de pouvoir : banques et administrations, édifices religieux, temples de la culture…38
Et si ça n’existait pas ?
Ne se dégage-t-il pas en somme comme un constat : une tendance à la capitalisation de l’espace, une réduction trop récurrente de l’usager à un portefeuille, à un corps en transit, productif, une tolérance à sa présence et sa manifestation pour autant qu’elles ne débordent pas trop des lignes tracées. Le tableau n’est certes pas tout noir, et des lieux publics dynamiques existent, qui donnent de l’espoir, des lieux attachants même. Mais il semble nécessaire de rappeler que l’espace n’est pas une marchandise, qu’il est un bien commun et qu’il requiert de nous de nous montrer exigeants, d’une part sur sa défense absolue et d’autre part sur ce qu’il devrait permettre en et pour la démocratie, en affirmant que oui, il est une condition inamovible à celle-ci. Si malgré tout, le flou subsiste sur cette question, fermez les yeux et imaginez seulement son absence, l’impossibilité même d’être autorisés à accéder à un « dehors » disponible et non conditionné, ou éventuellement un espace public à l’image d’un vaste zoning commercial ou industriel, un « parc d’activités économiques » en somme. Vous voyez un peu l’affaire ?