Que font les espaces publics ?
Places, rues, seuils

Par Gaëlle Henrard

© François-Xavier Cardon
© François-Xavier Cardon

« De temps en temps je plai­sante en disant que l’espace public devrait figu­rer dans les droits de l’homme. Il paraît élé­men­taire de pou­voir pro­fi­ter d’un lieu où ren­con­trer d’autres per­sonnes, de pou­voir savoir à quoi res­semblent nos voi­sins ou les habi­tants d’une autre par­tie de la ville qui font tous par­tie de la socié­té à laquelle on appartient. »

Jan Gehl, archi­tecte urba­niste danois

Quand on arrive en ville…

Sous vos pieds le sol, dur, glis­sant, lisse ou caillou­teux. Devant vous, des espaces ouverts ou fer­més, des pas­sages, larges ou étroits, sombres ou éclai­rés. Un hori­zon, des murs, des bâti­ments, entre pas­sages clou­tés et pistes cyclables, parcs et plaines de jeux, com­merces et flux de voi­tures, bancs et pou­belles publiques. Des ambiances, lumières, odeurs, du bruit et des impres­sions d’oppression, d’insécurité, de détente ou de liber­té. Seul·e ou au milieu de la foule… Toute une enve­loppe urbaine cadre nos expé­riences. Comme une évi­dence invi­sible à nos yeux, nous n’y pen­sons pas, nous ne le pen­sons, et pour­tant l’espace qui nous entoure recèle une puis­sance d’action. Conte­nant de pos­si­bi­li­tés, il agit sur nous de façon imper­cep­tible. « La phy­sio­no­mie des lieux, les points d’horizons qui se dressent par-delà le quar­tier habi­té, les espaces de ren­contres bien sûr, les tis­sus de com­merces et de ser­vices, les espaces d’agora (…) où s’échangent les idées, les inno­va­tions, un appren­tis­sage d’hier et un pro­jet futur »1, tous ces élé­ments, qui n’ont pas tou­jours été là, qui ont à un moment été dis­po­sés ain­si, que nous font-ils faire ? À quelles logiques, quels besoins (et aux besoins de qui), se proposent-ils de répondre ? Vous êtes-vous déjà dit que ces confi­gu­ra­tions vous influen­çaient quo­ti­dien­ne­ment dans vos com­por­te­ments ? Vous êtes-vous déjà deman­dé pour qui cette ville était faite, qui elle aidait ou pas, accueillait ou pas, et quelle dyna­mique elle contri­buait à servir ?

Les espaces publics sont émi­nem­ment poli­tiques, ils appar­tiennent à tous et à per­sonne. L’envie de ce texte est de réflé­chir à ce qui n’est pas per­çu de notre exis­tence col­lec­tive dans l’espace et de ten­ter de com­prendre ce qui s’y mani­feste de poli­tique. En route pour une petite déam­bu­la­tion sur les places, dans les rues et sur les seuils de nos villes.

« Architecture de la situation »

Ques­tion­ner les espaces publics en tant que condi­tion spa­tiale de la vie en socié­té et en démo­cra­tie, c’est d’abord dire que ces espaces et leur archi­tec­ture sont des fon­de­ments maté­riels aux ambiances et aux situa­tions dans les­quelles seront pos­sibles (et ensuite auto­ri­sés ou valo­ri­sés) cer­taines actions, com­por­te­ments, évé­ne­ments. En cela, l’architecture est « arran­ge­ment de pos­si­bi­li­tés ». La phi­lo­sophe poli­tique Joëlle Zask, pro­pose ain­si que sans aller jusqu’à la per­ce­voir comme « une cause déter­mi­nante des pra­tiques des gens qui la fré­quentent, [l’architecture] peut être abor­dée comme un fac­teur qui dis­pose aux modes de vie démo­cra­tiques ou, au contraire, les per­turbe, voire les empêche. (…) Elle influe sur les gens et condi­tionne leurs manières d’être. »2 De même, dans un livre consé­quent, le phi­lo­sophe alle­mand Lud­ger Schwarte tente de « consi­dé­rer la part que l’architecture peut prendre dans les mou­ve­ments de libé­ra­tion » 3. Il avance que « la Révo­lu­tion fran­çaise s’est dérou­lée dans des rues et sur des places qui avaient été construites moins d’un siècle aupa­ra­vant, et que les masses révo­lu­tion­naires n’auraient pas pu se ras­sem­bler si ces nou­veaux espaces publics n’avaient pas exis­té »4.

On pour­ra d’ailleurs remar­quer qu’il existe une « archi­tec­ture de pré­ven­tion situa­tion­nelle » qui « repose sur le prin­cipe qu’un cer­tain amé­na­ge­ment de l’espace per­met de réduire la pro­ba­bi­li­té de pas­sage à l’acte délin­quant » 5 et qui pense l’espace pour empê­cher, par exemple, aux « indé­si­rables » de s’y ins­tal­ler, nous y reviendrons.

L’espace de la démocratie

Nous posons l’hypothèse que les espaces publics, ici urbains, dans les­quels nous évo­luons, devraient nous per­mettre d’exercer nos droits indi­vi­duels et col­lec­tifs, d’accéder et de par­ti­ci­per à la démo­cra­tie. Mais quels genres d’expériences seraient ain­si à pri­vi­lé­gier ? Et dans quels types d’espaces ?

Ce qui attire le plus les gens, c’est en défi­ni­tive le fait qu’il y ait des gens 

Rap­pe­lons d’abord qu’a mini­ma, la démo­cra­tie est le mode de fonc­tion­ne­ment dyna­mique qui per­met aux citoyens, dans toute leur diver­si­té et leur alté­ri­té, de par­ti­ci­per à leur (auto)gouvernement et à l’organisation de leur vie en tant que com­mu­nau­té hété­ro­gène, consi­dé­rant par ailleurs « le prin­cipe que l’intéressé est [sou­vent] le meilleur juge de ses inté­rêts »6.

Des « espaces démo­cra­tiques » devraient donc d’abord être des lieux pen­sés pour être acces­sibles (gra­tui­te­ment, phy­si­que­ment et sym­bo­li­que­ment), accueillants et sécu­ri­sés, inclu­sifs et dis­po­nibles à une diver­si­té d’usages mal­gré des inté­rêts inévi­ta­ble­ment très dif­fé­rents. Ouverts à la par­ti­ci­pa­tion, l’exploration, l’appropriation voire la modi­fi­ca­tion, l’invention et la réin­ven­tion, par tous et toutes, sans dis­cri­mi­na­tions qu’elles soient de genre, d’âge, de culture, de reli­gion, de classe sociale, d’état phy­sique et de san­té, etc. Ces lieux seraient confi­gu­rés de telle sorte qu’y seraient assez natu­rel­le­ment pos­sibles, ima­gi­nables et bien évi­dem­ment auto­ri­sés des com­por­te­ments au fon­de­ment même de la démo­cra­tie : l’interaction, le ras­sem­ble­ment, l’échange, le débat, une sorte de « socia­bi­li­té démo­cra­tique »7. L’architecte urba­niste danois Jan Gehl rap­pelle ain­si com­bien « les gens ont besoin de se ren­con­trer, de se retrou­ver afin de faire par­tie de la socié­té. Nous en avons besoin aus­si pour le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie »8. En somme, des lieux à même de « trans­for­mer la vie publique, les rap­ports entre gou­ver­nants et gou­ver­nés et, sur­tout, la manière dont chaque caté­go­rie se per­çoit et exerce ses acti­vi­tés »9.

Rap­pe­lons à cet égard com­bien l’art de la construc­tion consti­tue une tech­no­lo­gie de pou­voir capable de pro­duire les indi­vi­dus en tant que masse et de les domi­ner plus faci­le­ment, impo­sant « une cer­taine manière de sen­tir et de pen­ser »10. De tout temps, les régimes forts et dic­ta­to­riaux ont por­té une grande atten­tion à « géo­mé­tri­ser » les rap­ports hié­rar­chiques au tra­vers de l’aménagement des espaces (places, ave­nues, bou­le­vards) comme outil de cana­li­sa­tion, de contrôle, de sur­veillance des masses et d’affirmation et de démons­tra­tion de leur pou­voir, au moyen notam­ment de ras­sem­ble­ments et défi­lés tota­li­taires. Ain­si des Jules César à Sta­line, en pas­sant par Napo­léon III, Hit­ler, Mus­so­li­ni et Mao Zedong qui auront, avec l’aide de leurs archi­tectes, fait déga­ger de vastes espaces pour être accla­més dans un pou­voir sans partage.

Et qu’on parle de pou­voir, le capi­ta­lisme ne s’y est lui-même pas trom­pé : les espaces publics lui sont de plus en plus livrés dans une ten­dance à la pri­va­ti­sa­tion qui ne semble pas connaître de limites. De publics, ils deviennent éco­no­miques : il faut que ça rap­porte. Le citoyen, réduit à sa dimen­sion de consom­ma­teur, devra, pour s’y arrê­ter, ne pas être trop « louche » et sur­tout s’y acquit­ter du coût requis à son séjour. Mais il devra aus­si, s’il veut y pas­ser, subir le flot de ten­ta­tions et d’injonctions à la consom­ma­tion constam­ment déver­sé sur toutes les sur­faces où son regard pour­rait se poser. Vitrines, éclai­rages, publi­ci­tés inva­sives, éta­le­ment déme­su­ré des ter­rasses de bis­trot, quar­tiers entiers pri­va­ti­sés dans des villes de plus en plus nom­breuses de Londres à Istan­bul… tout ceci exi­geant pour être « pro­té­gé », des dis­po­si­tifs sécu­ri­taires par­ti­cu­liè­re­ment invasifs.

Tou­jours est-il que le fait que les régimes démo­cra­tiques aient, semble-t-il, mani­fes­té un sou­ci moindre à la concep­tion des espaces archi­tec­tu­raux de la démo­cra­tie pour­rait nous inter­pel­ler. Les démo­crates convain­cus se sont-ils en effet deman­dé quelles places, quelles rues « convien­draient à leurs idéaux et à la pro­mo­tion des modes de vie démo­cra­tiques qui leur tiennent à cœur ? »11

Architecture de la place : accéder à échelle humaine

« Les places sont à la ville ce que la cui­sine est à la mai­son, ce lieu où les invi­tés s’entassent au lieu de s’asseoir au salon… “C’est là que se trouvent les gens qui cir­culent et vont attra­per une bière dans le fri­go, c’est là que ça se passe.” »

Joëlle Zask

Pour prendre un exemple concret, por­tons plus spé­ci­fi­que­ment notre atten­tion sur une por­tion d’espace public qui concentre, dans des dimen­sions variables mais sui­vant une forme sou­vent cir­cons­crite, un ensemble de pro­blé­ma­tiques signi­fi­ca­tives lorsqu’il est ques­tion de démo­cra­tie et d’aménagement de l’espace : la place publique comme mise en forme archi­tec­tu­rale du collectif.

Se deman­der jusqu’où nos yeux peuvent voir et à quelle dis­tance se pla­cer pour inter­agir avec l’autre semble une pre­mière base quand il s’agit d’organiser les rela­tions sociales sur une place publique. C’est le prin­cipe de l’échelle humaine qui per­met à l’œil d’embrasser les dis­tances et au corps de les par­cou­rir rapi­de­ment et libre­ment. Un espace ni trop étri­qué, ni trop vaste de façon à se per­ce­voir les uns les autres et à prendre conscience de soi en tant que groupe. De même d’ailleurs qu’un évé­ne­ment qui se déroule dans l’espace public, pour pou­voir comp­ter poli­ti­que­ment, doit lui aus­si pou­voir être per­çu par le collectif.

La place doit en outre être clai­re­ment déli­mi­tée tout en étant plei­ne­ment ouverte et acces­sible à toutes et tous, de façon incon­di­tion­nelle. Sans quoi, elle devien­drait excluante. Ain­si ne peut-elle être acca­pa­rée par cer­tains et inter­dites à d’autres. Dans ce cas, elle « cesse d’être favo­rable aux pra­tiques démo­cra­tiques et aux publics actifs. Cor­ré­la­ti­ve­ment (…), elle est pro­gres­si­ve­ment déser­tée. On sait en effet que les places à usage exclu­sif tendent soit à rejoindre la masse des espaces délais­sés, soit à tom­ber sous la coupe des pro­ces­sus de pri­va­ti­sa­tion des espaces publics »12. Ain­si « ce qui attire le plus les gens, c’est en défi­ni­tive le fait qu’il y ait des gens »13.

À noter par ailleurs que l’exclusion de l’espace public à cer­taines caté­go­ries de per­sonnes trouve his­to­ri­que­ment des rai­sons dif­fé­rentes. Si les pays auto­ri­taires sur­veillent et excluent, c’est pour empê­cher toute forme d’expression de la contes­ta­tion. Cela donne lieu à un « urba­nisme hos­tile à la place publique ». Dans les socié­tés dites démo­cra­tiques, « c’est plu­tôt la peur du citoyen mar­gi­nal, ingé­rable, sans-abri et non-consommateur qui pro­duit un résul­tat ana­logue. Les accès sont fil­trés ou décou­ra­gés. »14 Si d’ailleurs il vous venait à l’esprit de vous ins­tal­ler en bor­dure de pié­ton­nier pour par­ta­ger vos talents artis­tiques avec les shop­pers du same­di, il vous fau­dra y être auto­ri­sé après avoir dûment rem­pli un for­mu­laire, four­ni docu­ments d’identité et extrait de casier judi­ciaire, et être pas­sé… devant un jury ! Si si, il existe bien un règle­ment de police pour cela !

N’arrangeant rien à cet accès dif­fi­cile pour cer­tains, les très en vogue « poli­tiques de mar­ke­ting dont la fina­li­té est d’améliorer l’image de la ville pour y atti­rer des consom­ma­teurs en tout genre, tra­ves­tissent les espaces publics, par exemple en cédant des droits d’exploitation ou d’usage à des enti­tés pri­vées dont la voca­tion est l’ouverture d’espaces ren­tables, com­mer­ciaux ou de diver­tis­se­ment. »15 Cha­cun aura sans doute en tête quelques beaux exemples du genre, peu de villes y échap­pant. Le com­merce a ses raisons…

Mais inter­dire l’accès aux musi­ciens ambu­lant, men­diants et autres bandes en pra­ti­quant une forme de ségré­ga­tion ne conduirait-il pas à vider les lieux de leur diver­si­té et à balayer les pos­si­bi­li­tés d’autogouvernement ?

Faire toutes sortes de choses et s’arrêter

Ouvertes et acces­sibles, les places publiques dans un contexte démo­cra­tique doivent aus­si per­mettre des usages mul­tiples, non exclu­sifs et indé­ter­mi­nés16, c’est-à-dire consti­tuer des lieux non-fonctionnels, ne rem­plis­sant pas une uti­li­té pré­dé­fi­nie et ne rédui­sant pas les gens à leur fonc­tion. Repar­tant de l’idée de la place comme espace vide17, beau­coup s’accordent à dire qu’il s’agit de pou­voir y déployer une palette d’activités et d’usages par­mi les plus inven­tifs. Une place doit ain­si pou­voir accueillir toutes les appro­pria­tions pro­po­sées par les gens qui y passent ou y séjournent, sans s’empêcher mutuel­le­ment, c’est-à-dire sans rele­ver d’un acca­pa­re­ment. Ain­si « tel mur per­met de s’adosser, de s’abriter du vent ou du soleil, de pla­car­der des affiches, de faire rebon­dir un bal­lon, de ren­voyer des sons, d’organiser une repré­sen­ta­tion théâ­trale, etc »18. Des espaces qui soient des lieux d’exploration et d’improvisation, per­méables à l’invention humaine, des espaces qui devraient pou­voir être débor­dés par leurs occupants.

Contri­buant à cette diver­si­té d’usages, une place démo­cra­tique doit pré­sen­ter des qua­li­tés d’accueil, per­met­tant voire don­nant envie de s’y arrê­ter, pour n’y rien faire de par­ti­cu­lier ou de spé­ci­fi­que­ment « utile ». Pour Joëlle Zask « les lieux accueillants sont assez rares en ville. (…) Contrai­re­ment aux fonc­tions de cir­cu­la­tion, tra­vail, appro­vi­sion­ne­ment, sécu­ri­té, etc., l’accueil n’est pas consi­dé­ré comme une variable impor­tante. (…) Les bancs publics dis­pa­raissent ; la plu­part des lieux “publics” dans la ville sont rem­pla­cés par des cou­loirs de cir­cu­la­tion »19. À ses yeux, « une place sans sièges, sans rebords, sans gra­dins, sans marches ou sans bancs, quelle que soit sa taille, n’est pas un lieu de séjour, mais de tran­sit »20. Ain­si se demande-t-elle ce que les archi­tectes et urba­nistes pour­raient faire pour pro­po­ser des dis­po­si­tifs ana­logues « au fait de dis­po­ser des fleurs dans la chambre d’une amie dont vous atten­dez la visite ».21

Ces lieux qui accueillent sont aus­si une condi­tion de pos­si­bi­li­té à la démo­cra­tie, en favo­ri­sant ren­contre, socia­bi­li­té et débat aux­quels contri­buent le fait de s’arrêter et de s’asseoir. Ain­si, si le mou­ve­ment de la marche est celui de la mani­fes­ta­tion, la posi­tion assise serait-elle celle de la contes­ta­tion durable et de la par­ti­ci­pa­tion à la construc­tion démo­cra­tique d’autres pos­sibles ? Joëlle Zask remarque le carac­tère révé­la­teur à ses yeux de mou­ve­ments sociaux contes­ta­taires dont les pro­ta­go­nistes ont adop­té la posi­tion assise : révo­lu­tions arabes, Indi­gnés, Occu­py Wall Street, et Nuit Debout.22 Pour elle, il existe une dif­fé­rence poli­tique entre des « évé­ne­ments requé­rant des par­ti­ci­pants la sta­tion debout [et] ceux qui requièrent la posi­tion assise. Tan­dis que les mou­ve­ments debout sont carac­té­ris­tiques des phé­no­mènes publics accla­ma­tifs, reven­di­ca­tifs ou bel­li­cistes, les seconds dénotent l’autogouvernement, la dis­cus­sion publique, le va-et-vient des idées, l’assemblage des corps et des voix. (…) [Assis], les gens prennent le temps de se ren­con­trer, de se par­ler et aus­si d’observer acti­ve­ment ce qui se passe autour »23.

Des règles en commun

D’un point de vue poli­tique, ce que pro­posent aus­si les places, c’est d’être des lieux de libre asso­cia­tion, où se déploie une pleine pra­tique du com­mun.  « Sur la place ouverte s’exercent des droits mul­tiples : ceux des usa­gers, des rive­rains, des visi­teurs occa­sion­nels, des jeunes ou des per­sonnes âgées, etc. »24 Ain­si peut-on déce­ler une cer­taine « qua­li­té d’autogouvernement » sur les places, les usa­gers conve­nant entre eux « de régu­ler leurs acti­vi­tés de manière à les rendre com­pa­tibles entre elles »25. Il faut apprendre à « s’arranger » avec les autres, cha­cun en tant que co-propriétaire se trou­vant habi­li­té à exer­cer une forme de contrôle social, cha­cun étant en outre auto­ri­sé à en uti­li­ser les res­sources mais à qui incombe aus­si un devoir d’entretien. La place devient un lieu de palabre, éven­tuel­le­ment de conflit, un lieu de réajus­te­ment de l’individuel et du col­lec­tif. Lud­ger Schwarte consi­dère quant à lui les espaces publics comme des som­mets de mise en forme de « l’anarchie créa­tive » en ouvrant à des « confi­gu­ra­tions expé­ri­men­tales »26. Pour­quoi pas en effet…

On peut aus­si noter que si la place est un lieu de poten­tielle « dis­pute » (au sens de désac­cord créa­tif) et de bidouillages col­lec­tifs, les parcs sont plu­tôt des lieux d’isolement et de calme, tout aus­si néces­saires à la bonne san­té d’une démo­cra­tie. Ain­si pourrait-on voir le parc comme un salon, sou­pape de sécu­ri­té et de retrait, là où nous avons vu la place comme une cui­sine où se ras­sem­bler dans des échanges vifs.

A contra­rio de cet agen­ce­ment spa­tial du bouillon­ne­ment démo­cra­tique, Joëlle Zask iden­ti­fie ce qui à ses yeux relève des pires places : les places car­re­fours, ronds-points et autres centres ser­vant à l’occasion d’ « écrins pour les grands monu­ments, natio­naux », remar­quant qu’ « elles ont per­du à peu près toutes les carac­té­ris­tiques qui font d’un espace une place »27. Ceci étant, on aurait sans doute tort d’omettre ce que les gilets jaunes sont par­ve­nus à créer sur un lieu mort de la démo­cra­tie : les ronds-points au beau milieu des­quels on a assis­té à l’expérimentation d’« une construc­tion poli­tique sin­gu­lière »28 et à une revi­ta­li­sa­tion de la démocratie.

(Re)prendre la rue

À la lumière des réflexions sur l’accaparement de la place publique, pre­nons la route, ou plu­tôt la rue… consta­tant au préa­lable que celle-ci consti­tue quant à elle le royaume de l’automobile et des flux. Elle est prin­ci­pa­le­ment une chaus­sée qui per­met la cir­cu­la­tion : par elle, on se rend d’un point A à un point B. La rue est deve­nue un espace fonc­tion­nel pour la voi­ture, sou­vent inhos­pi­ta­lier pour les pié­tons et à peine pra­ti­cable pour les vélos.

Déplo­rant l’état des rues fran­çaises, l’architecte et urba­niste Nico­las Sou­lier for­mule ain­si une série de pro­po­si­tions pour « recon­qué­rir les rues »29. Ses constats sur l’usage de celles-ci pour­raient selon lui se résu­mer en un mot d’ordre : « ne mani­fes­tez pas votre exis­tence ». Ce qui inter­pelle (mais étonne peu) c’est que « c’est au nom de l’harmonie, de l’esthétique, de l’hygiène, de la sécu­ri­té, de la tran­quilli­té que ces règles ont été rédi­gées »30 : ne pas étendre son linge au bal­con (trop impu­dique et poten­tiel­le­ment gênant pour autrui), ne pas mettre de pots de fleurs qui pour­raient fra­cas­ser le crâne du pas­sant, ne sur­tout rien plan­ter sur le trot­toir au risque d’endommager pave­ment et cana­li­sa­tions, etc. S’il estime que ces rai­sons peuvent sem­bler judi­cieuses pour évi­ter conflits et acci­dents, il juge abu­sif « de croire pré­fé­rable [dès que l’on sort de la sphère pri­vée] d’en venir à inter­dire à cha­cun de faire quoi que ce soit, ou de démis­sion­ner de toute idée d’arbitrage, sous pré­texte que l’on serait impuis­sant pour inter­ve­nir ». Les dis­po­si­tifs règle­men­taires que l’on estime oppor­tun d’adopter ne s’avèrent-ils pas plus pro­blé­ma­tiques que ce dont ils nous défendent ? À son avis, les lieux ain­si règle­men­tés de nos habi­tats sont conçus « pour empê­cher “à l’avance” les pro­blèmes et les ennuis inhé­rents aux com­mu­nau­tés et aux voi­si­nages. » Or, il convient à ses yeux de « sor­tir du “sys­tème ahu­ris­sant où tout paraît impos­sible parce que tout paraît dan­ge­reux” »31.

N’est-ce pas la vie de la rue qui s’étiole par ce retrait des indi­vi­dus reclus der­rière leur façade, écran à l’expression de leur exis­tence ? Empê­cher les gens d’agir de manière créa­tive, ne fut-ce que devant leur mai­son, revient, pour Nico­las Sou­lier, à les réduire à l’inaction. « Dans les grands ensembles que l’on désigne aujourd’hui comme “en déclin”, ce qui a décli­né puis dis­pa­ru, c’est la vie sociale infor­melle. Les habi­tants le disent bien, une vie sociale y exis­tait autre­fois, très vivace sous la forme d’une vie de voi­si­nage, comme dans un vil­lage. C’était le temps (…) de soli­da­ri­tés mul­tiples, des asso­cia­tions, des centres de quar­tiers. Mais elle s’est déli­tée. Les petits com­merces ont été rem­pla­cés par les super­mar­chés. Les asso­cia­tions et les clubs se sont essouf­flés. (…) On se retrouve main­te­nant dans des no man’s land. »32

Pourrait-on pro­po­ser, dans son sillage, que la socia­bi­li­té dès le seuil de sa mai­son active une capa­ci­té d’attention à notre envi­ron­ne­ment et par là favo­rise soli­da­ri­té, entraide et défense de l’autre ? Ne serait-ce pas ça aus­si la démocratie ?

Du seuil au trottoir

Si les rues sont conçues, on l’a com­pris, de façon fonc­tion­nelle, il reste les entre-deux, les impen­sés. Mais, pour le coup repen­sés, ils pour­raient eux aus­si recou­vrir cer­taines fonc­tions d’« uti­li­té » sociale. En guise de pistes, Nico­las Sou­lier met en avant la notion de « fron­tage », cet espace com­pris entre la façade de l’immeuble et la rue. Il y observe un poten­tiel de vie et d’interactions sociales, des espaces d’ailleurs déjà réha­bi­li­tés dans plu­sieurs villes. Habi­ter les seuils, les trot­toirs, ani­mer les façades, c’est en effet mani­fes­ter une pré­sence et pro­po­ser un dia­logue avec l’espace public en s’adressant au dehors, aux autres humains. Ne serait-ce pas de la sorte une pro­po­si­tion alter­na­tive aux dis­po­si­tifs trop sou­vent sécu­ri­taires des pou­voirs publics, ou de type « Les voi­sins veillent », face au fameux « sen­ti­ment d’insécurité » (sur lequel il y aurait par ailleurs beau­coup à dire), en ren­dant pos­sible « l’impression pre­mière (…) de n’être jamais seul dans la rue ». Ain­si, « même si les rues sont vides de pas­sants, elles demeurent sûres [et accueillantes] grâce à la pré­sence des habi­tants, dont les yeux sont sans cesse tour­nés vers l’extérieur »33 (autre­ment qu’à tra­vers les bien-nommées « jalou­sies », ces stores au tra­vers des­quels on peut voir sans être vus). Ain­si que le sug­gère le phi­lo­sophe de l’urbanisme Thier­ry Paquot34 pourrions-nous envi­sa­ger de rendre la rue, dans un dis­po­si­tif à ima­gi­ner (et sans usages exclu­sifs), à ceux à qui il est incul­qué dès le plus jeune âge qu’elle repré­sente pour eux un dan­ger : les enfants. Un lieu où peut être apprise une socia­bi­li­té autre qu’à l’école, dans la confron­ta­tion avec des voi­sins dif­fé­rents de soi, avec l’intérêt majeur, pour les bam­bins comme pour leurs parents, que ça se passe juste devant la mai­son. Un espace où il pour­rait être pos­sible, notam­ment par le jeu, de se dis­pu­ter, se res­pon­sa­bi­li­ser et résoudre des conflits, on y revient. « Si le com­mer­çant est pré­sent, si des habi­tants sortent des chaises devant chez eux pour bavar­der, si des cha­lands passent régu­liè­re­ment, la rue est ani­mée ; et ani­mée (…) la rue s’auto-surveille en quelque sorte. »35 Oppo­ser la pré­sence vivante à la suspicion…

Dans le même esprit, remet­tant en ques­tion l’occupation mas­sive et qua­si exclu­sive de la rue par la voi­ture (en mou­ve­ment comme à l’arrêt), mais aus­si l’isolement et la décon­nexion qu’elle induit pour ses conduc­teur et pas­sa­gers, pourrions-nous affir­mer que se dépla­cer (davan­tage) à pied, favo­ri­se­rait là aus­si les qua­li­tés d’attention et d’intérêt pour le ter­ri­toire et ses occu­pants, c’est-à-dire aus­si une res­pon­sa­bi­li­sa­tion et un sou­ci de ceux-ci, une com­pré­hen­sion plus accrue des dyna­miques qui s’y jouent, des ques­tions et pro­blèmes éven­tuels qui s’y posent ? La marche ne serait-elle pas, dans une cer­taine mesure, le meilleur moyen de se dépla­cer en démo­cra­tie ? À noter que glo­ba­le­ment il reste, par exemple, moins pro­bable de faire la démarche de venir en aide (mais avant cela même de voir et d’identifier) à une per­sonne en dif­fi­cul­té quand on est rivé au volant de son véhicule.

Entre les murs

Les seuils mènent aus­si à d’autres entre-deux impen­sés : les inter­stices entre les bâti­ments. Un sta­tut indé­fi­ni qui leur per­met pour­tant d’être des espaces de pos­sibles et de se voir inves­tis de façon inat­ten­due, par­fois imper­ti­nente, par des usages non pré­vus au départ. Ne permettraient-ils pas des com­por­te­ments ailleurs impos­sibles ? Lud­ger Schwarte voit ain­si « entre les édi­fices (…) la zone tran­si­toire qui contient toute la palette sépa­rant l’être-seul de l’être-ensemble »36. Des seuils, par­vis, angles morts, zones fron­ta­lières et de pas­sage qui semblent être « les points sur les­quels les usa­gers pré­fèrent séjour­ner », invi­tant à des « acti­vi­tés option­nelles »37. On y casse la croûte à la hâte, fume une ciga­rette, reprend son souffle, passe un coup de télé­phone, débriefe la der­nière réunion, console ou encou­rage un·e ami·e…

Des lieux aus­si entre un dedans impé­né­trable à cer­tains et un dehors public bien que poten­tiel­le­ment « reje­tant » à l’égard des mar­gi­na­li­tés trop extrêmes. Une vie s’y débat sou­vent dans l’indifférence. Des scènes que l’autorité publique ou pri­vée pré­fé­re­rait sans doute cacher mais qui, dès lors qu’elles se déploient sur les seuils, deviennent visibles, nous rap­pe­lant à leur exis­tence même : les sans-abri, épui­sés, embal­lés dans leur cou­ver­ture et ten­tant déses­pé­ré­ment de s’isoler d’un sol trop froid sur un lit de car­tons. En jour­née, c’est aus­si sur les croi­se­ments, les coins de rue, qu’ils trouvent à se poser, « ran­gés sur les bords » des seuls lieux « occu­pables », parce que sans vitrine, seuls lieux où il leur semble pos­sible sim­ple­ment d’être et de trou­ver la maigre pro­tec­tion d’un mur, c’est-à-dire de s’appuyer, besoin vital de l’être humain. Par chance (ou par huma­ni­té), capteront-ils peut-être la rare atten­tion du pas­sant (le mar­cheur je vous disais). Notons que ce mode d’existence (ou de sur­vie) est par­fois d’autant plus poli­ti­que­ment révé­la­teur qu’il déplie ses car­tons au seuil des lieux de pou­voir : banques et admi­nis­tra­tions, édi­fices reli­gieux, temples de la culture…38

Et si ça n’existait pas ?

Ne se dégage-t-il pas en somme comme un constat : une ten­dance à la capi­ta­li­sa­tion de l’espace, une réduc­tion trop récur­rente de l’usager à un por­te­feuille, à un corps en tran­sit, pro­duc­tif, une tolé­rance à sa pré­sence et sa mani­fes­ta­tion pour autant qu’elles ne débordent pas trop des lignes tra­cées. Le tableau n’est certes pas tout noir, et des lieux publics dyna­miques existent, qui donnent de l’espoir, des lieux atta­chants même. Mais il semble néces­saire de rap­pe­ler que l’espace n’est pas une mar­chan­dise, qu’il est un bien com­mun et qu’il requiert de nous de nous mon­trer exi­geants, d’une part sur sa défense abso­lue et d’autre part sur ce qu’il devrait per­mettre en et pour la démo­cra­tie, en affir­mant que oui, il est une condi­tion inamo­vible à celle-ci. Si mal­gré tout, le flou sub­siste sur cette ques­tion, fer­mez les yeux et ima­gi­nez seule­ment son absence, l’impossibilité même d’être auto­ri­sés à accé­der à un « dehors » dis­po­nible et non condi­tion­né, ou éven­tuel­le­ment un espace public à l’image d’un vaste zoning com­mer­cial ou indus­triel, un « parc d’activités éco­no­miques » en somme. Vous voyez un peu l’affaire ?

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