« L’espace est un doute »

par Gaëlle Henrard

« Le pro­blème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer (trop de gens bien inten­tion­nés sont là aujourd’hui pour pen­ser notre envi­ron­ne­ment…), mais de l’interroger, ou, plus sim­ple­ment encore, de le lire (…)1. »

Georges Per­ec a consa­cré un livre entier, et d’autres à vrai dire, à la ques­tion des espaces et lieux de nos vies, pre­nant plei­ne­ment et joyeu­se­ment en charge leur carac­tère ordi­naire et quo­ti­dien. Ce numé­ro d’Aide-mémoire s’annonce ain­si avec ses mots. C’est là notre inten­tion : lire les espaces publics (ici prin­ci­pa­le­ment urbains), se rendre capable de dou­ter à leur sujet, avec ici une atten­tion sou­te­nue à leur carac­tère démo­cra­tique… ou à celui qu’on aime­rait leur voir revêtir.

Je me suis, pour ma part, deman­dé ce que pou­vaient les espaces urbains dans les­quels nous évo­luons en matière de démo­cra­tie, de vivre ensemble, d’exercice de nos droits et liber­tés. Quels usages, quels com­por­te­ments, permettent-ils ou entravent-ils ? Focus sur les places, rues et seuils de nos villes…

En termes d’accès et d’inclusion dans ces espaces, Juliette Renard s’interroge sur les condi­tions sui­vant les­quelles il est pos­sible pour une femme d’aller cou­rir (et pas parce qu’elle serait pour­sui­vie…). Repar­tant de sa propre expé­rience, elle nous fait entre­voir les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par les femmes dans leur pra­tique spor­tive quo­ti­dienne quand celle-ci prend place dans l’espace public de la ville.

La ville, sans doute n’est-il pas inutile de reve­nir à ce qu’on entend au juste par là. Qu’est-ce qu’une ville et qu’est-ce ce que le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé a pro­duit comme effet sur elle ? Thier­ry Paquot, phi­lo­sophe de l’urbain, remet en contexte la ques­tion des villes qui ne cessent de s’étendre, de muter aus­si… nous rap­pe­lant au pas­sage ce qu’est (ou devrait être) pour lui « l’esprit des villes » au tra­vers du trip­tyque « urba­ni­té, diver­si­té, alté­ri­té » ! Des pré­ci­sions pour le moins éclai­rantes pour com­prendre nos pay­sages urbains.

Un rap­pel qui semble néces­saire et qui appa­raît d’ailleurs dans l’œil de l’artiste, pho­to­graphe et plas­ti­cienne Cathy Álva­rez Valle qui, accom­pa­gnée des mots de Maite Moli­na Már­mol, rend visible ce que nos villes pré­fé­re­raient cacher : les sans-abri embal­lés dans leurs cou­ver­tures. Pour qui en effet les espaces publics sont-ils publics ? Est-il pos­sible d’y trou­ver refuge quand on n’a pas d’espace pri­vé pour mettre sa vie à l’abri ?

Ain­si se pose aus­si la ques­tion de la résis­tance dans et à ces espaces. Dans quelle mesure est-il encore pos­sible d’y mani­fes­ter ? (sans quoi la ques­tion de la démo­cra­tie de nos espaces publics se com­plique sérieu­se­ment). Oli­vier Star­quit nous éclaire sur l’actualité de cette ques­tion : ritua­li­sa­tion contrainte des par­cours de mani­fes­ta­tion et récent pro­jet de loi du ministre Vincent Van Qui­cken­borne, joli­ment appe­lée loi « anti-casseurs ».

Mais avec un tel sujet, il aurait été dom­mage de faire l’économie de la parole de celles et ceux qui tra­vaillent à la concep­tion de nos lieux de vie col­lec­tive. En effet, ces espaces, com­ment, par qui et sui­vant quelles réflexions sont-ils conçus ? Avec quelle place pour leur dimen­sion poli­tique ? Com­ment sont pen­sés leur agen­ce­ment et leur arti­cu­la­tion ? J’ai eu l’occasion de poser un cer­tain nombre de ces ques­tions aux archi­tectes et urba­nistes Arlette Bau­mans, Ber­nard Def­fet et Jean-Christophe Culot du bureau d’architecture et urba­nisme Baumans-Deffet, qui ont été, et sont encore, en charge de la réa­li­sa­tion de nom­breux espaces publics à Liège.

Enfin, déam­bu­lons avec Tama­ra Han­nay au fil de pistes artis­tiques ins­pi­rantes pour arpen­ter nos villes autre­ment et réen­chan­ter notre regard… Car­to­gra­phie radi­cale et/ou sen­sible, écrits de seuil, objets gla­nés, et autres petits exer­cices d’observation : de quoi trans­for­mer poli­ti­que­ment et artis­ti­que­ment vos balades citadines !

Une phrase d’une sim­pli­ci­té lumi­neuse me revient au moment de bou­cler ce numé­ro. Elle résonne comme un vœu, un fil rouge qui res­sort de toutes ces réflexions. Archi­tecte et desi­gner révol­tée par les injus­tices et les condi­tions de vie dans les grandes villes, Char­lotte Per­riand a eu à cœur d’imaginer des espaces pour le plus grand nombre. Ain­si, l’exigence est simple : « ne jamais oublier que la des­ti­na­tion d’un lieu, d’un objet, est d’être humaine 2 ».

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