Place « Mots »

Par Henri Deleersnijder

Seul, vêtu d’une chemise blanche, un sac à la main gauche et une veste à la droite, il est debout, désarmé. Devant lui, une colonne de chars, tourelles à l’affût, qui s’est immobilisée. L’image a fait le tour du monde. À ce jour, on ne sait toujours pas ce qu’est devenu cet homme, auteur d’un acte de courage inouï : des individus non identifiés l’ont saisi et évacué. La scène s’est déroulée le 5 juin 1989, alors que dans la nuit du 3 au 4, l’armée chinoise écrasait dans le sang le « printemps de Pékin ». Ainsi entrait brutalement dans l’Histoire la place Tiananmen, ou « Porte de la paix céleste »…

Le passé, plus ou moins récent, est jalonné de ces noms de place rappelant, jusqu’à les symboliser pour toujours, des mouvements de contestation sociale ou de drames politiques : de la Bastille à Paris, lieu des Trois Glorieuses des 27, 28 et 29 juillet 1830, avant la Monarchie de Juillet ; de la Monnaie à Bruxelles, le 25 août 1830, prélude à la Révolution belge ; du palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, le 9 janvier 1905 ou « dimanche rouge » ; de la Citoyenneté à Santiago, avec le palais de la Moneda pris d’assaut le 11 septembre 1973 par le coup d’État de Pinochet ; de Mai à Buenos Aires, avec les Mères d’enfants disparus, depuis le 30 avril 1977 ; Tahrir au Caire, à partir du 25 janvier 2011, au cours des printemps arabes ; Maïdan à Kiev, en février 2014, siège des manifestations pro-européennes. Liste loin d’être exhaustive, bien sûr, tant furent liés à des événements historiques ces espaces publics-clés des villes que constituent les places.

Au Ve siècle avant notre ère, la vie démocratique d’Athènes avait l’agora pour cadre. Sur la colline de la Pnyx, qui la surplombait, se tenaient les assemblées des citoyens et étaient votées les lois par eux, une minorité de la population en fait. Le forum jouait un rôle comparable à Rome sous la République, et, par la suite, dans tous les territoires du vaste Empire romain, se retrouvera la même configuration urbaine faisant d’un « lieu public ouvert et environné de bâtiments » (Dictionnaire historique de la langue française) la centralité de la vie citoyenne1. Les cités-États italiennes du Moyen Âge ont prolongé, à leur façon, un cadre de vie semblable, qu’on reconnaîtra d’ailleurs sous d’autres latitudes européennes dès le mouvement communal naissant, cadre propice à la souplesse des échanges. Un adage milanais du XIIe siècle en témoigne qui affirmait que « l’air de la ville rend libre ».

Est-ce toujours d’actualité aujourd’hui ? Avec le triomphe de l’automobile à vrai dire, les villes ont été lézardées par des voies se voulant rapides, au détriment de la mobilité piétonnière. On a même pu voir – le cas de Liège est emblématique à cet égard – des semblants d’autoroutes gagner les centres historiques urbains, tandis que d’autres du même type autoriser qu’on s’en échappe avec une redoutable vélocité, en l’absence d’embouteillages cependant. Ce qui fait que, béton et pollution aidant, vivre en ville a perdu bon nombre de ses agréments, sans parler du prix des loyers qui a jeté à la périphérie les plus précarisés des citadins.

Heureusement, le temps du rétropédalage est arrivé. Posséder une voiture n’est plus le must pour entrer dans l’âge adulte chez quantité de jeunes, et de moins en moins également un marqueur social. Ce serait même la « petite reine » qui décrocherait la palme en ce domaine, elle-même concurrencée par la trottinette, du moins pour les petits trajets. Il y a là une variété de modes de déplacement, non dépourvus d’embarras pour les piétons comme on sait, qui dame petit à petit le pion au « tout-voiture ». Aux transports en commun de renforcer cette évolution, tram compris…

Voilà une évolution propice à créer du lien entre les personnes. Encore faudrait-il que l’individualisme, cette plaie des sociétés modernes, cède le pas à du collectif, et que le « moi, je » s’efface enfin pour un « nous » tellement porteur de solidarité2. Quand d’aucuns redoutent un processus de « décivilisation », selon le concept présenté dans La Civilisation des mœurs de Norbert Elias, gageons que rendre les espaces publics plus vivables et moins branchés sur le seul consumérisme permettra à tout un chacun de faire place à autrui. Le plaisir de la rencontre n’en sera que plus grand. Et l’esprit démocratique, tellement menacé par le retour des autoritarismes, puisera alors dans une politique de la ville revivifiée des forces de renouveau.

Pensons aussi à la statuaire d’une place publique, qui peut elle aussi contribuer au processus d’inclusion, dans la mesure où elle serait d’une part mise en évidence au détriment de l’hubris publicitaire et d’autre part capable de constituer un référent pour des populations aux identités variées. À la base de la statue de la République à Paris, par exemple, figurent les allégories de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité : la première est représentée par une flamme, la deuxième par une équerre à niveau et la troisième par des enfants en train de lire. En matière d’idéal et de lieu de rendez-vous, il y a pire…

Sommaire du numéro