Différentes formes de violence dans les favelas brésiliennes

Par Alexia Tasiaux

© luo­man

Le Bré­sil est inter­na­tio­na­le­ment connu pour être l’un des pays les plus dan­ge­reux au monde. Et quand on parle des fave­las bré­si­liennes, on pense sou­vent à la vio­lence, au haut taux d’homicides, ou encore aux liens avec les orga­ni­sa­tions de tra­fic de drogue, et on peut dès lors se deman­der si les habi­tants de ces quar­tiers sont pro­té­gés de cette vio­lence ou s’ils en sont victimes ?

Depuis les années 1960-1970, les fave­las sont carac­té­ri­sées dans les dis­cours offi­ciels comme étant des pro­blèmes sociaux qui n’ont pas leur place dans les villes. Pour mettre fin à ce « pro­blème social », l’État bré­si­lien a assez vite déployé des opé­ra­tions « anti-favelas » adop­tant diverses mesures telles que l’interdiction de construire de nou­velles fave­las, le dépla­ce­ment de leurs habi­tants, ou encore la ten­ta­tive d’amélioration des condi­tions de vie dans ces habi­ta­tions. Au vu de l’inefficacité de ces actions, la réso­lu­tion du pro­blème des fave­las s’est vue alors envi­sa­gée par le biais de poli­tiques publiques de sécu­ri­té.1

Politique sécuritaire

Afin de cer­ner les enjeux de la poli­tique sécu­ri­taire au Bré­sil, une contex­tua­li­sa­tion du déve­lop­pe­ment de celle-ci peut s’avérer utile. En 1964 a lieu un coup d’État et le pré­sident de l’époque, João Gou­lart, est des­ti­tué par l’armée, plon­geant le pays dans une période de dic­ta­ture mili­taire qui dure­ra une ving­taine d’années. Pour­tant, ce n’est qu’au début des années 2000 que la loi du silence régnant autour de cette époque est bri­sée et que l’accès aux archives est auto­ri­sé2. Durant le régime dic­ta­to­rial, l’utilisation de la vio­lence et de moyens extra-légaux mobi­li­sés par la police étaient tolé­rés, et ce n’est pas le « retour à la norme démo­cra­tique » qui allait sou­dai­ne­ment y mettre fin. Afin de conti­nuer à légi­ti­mer l’utilisation de telles méthodes, le sec­teur de la sécu­ri­té bré­si­lien s’est choi­si un enne­mi à com­battre pour jus­ti­fier le main­tien de la doc­trine mili­taire3.

© Fer­nan­do Quevedo

En effet, le Bré­sil est éga­le­ment le ber­ceau de cer­taines formes de cri­mi­na­li­té orga­ni­sée, en par­ti­cu­lier le tra­fic d’armes et le tra­fic de drogues. C’est sur cette base que les ser­vices de police ont pu décla­rer, de manière uni­la­té­rale, être en « guerre contre la cri­mi­na­li­té ». En réa­li­té, cette jus­ti­fi­ca­tion per­met d’asseoir une nou­velle fois un conflit de classes entre domi­nants et domi­nés4. Comme le dit Michel Fou­cault, « le pou­voir poli­tique, dans cette hypo­thèse, aurait pour rôle de réins­crire per­pé­tuel­le­ment ce rap­port de forces, par une sorte de guerre silen­cieuse, et de le réins­crire dans les ins­ti­tu­tions, dans les inéga­li­tés éco­no­miques, dans le lan­gage, jusque dans le corps des uns et des autres5 ».

La « guerre contre le crime » s’est ain­si rapi­de­ment trans­for­mée en « cri­mi­na­li­sa­tion de la mar­gi­na­li­té », et plus spé­ci­fi­que­ment de la pau­vre­té. Alors qu’à leur créa­tion elles étaient conçues comme des habi­ta­tions proches des indus­tries, per­met­tant aux ouvriers et aux cher­cheurs d’emploi de se loger près de leurs – poten­tiels – lieux de tra­vail6, les fave­las sont deve­nues des zones vio­lentes, et leurs habi­tants de poten­tiels cri­mi­nels7. La « dia­bo­li­sa­tion » des fave­las au fur et à mesure des décen­nies per­met de conti­nuer la ten­ta­tive de leur sup­pres­sion, mais éga­le­ment de per­pé­tuer la per­sé­cu­tion de leurs habitants.

Approche répressive

Cette éti­quette de « mar­gi­naux » per­met aux auto­ri­tés de trai­ter les habi­tants des fave­las de manière dif­fé­ren­ciée, notam­ment quant à « l’irrespect de leur droits civils8 ». C’est donc la vio­lence qui est à la base de la rela­tion entre la police et les habi­tants des fave­las. Cette vio­lence prend plu­sieurs formes. Si elle peut être tout à fait visible et directe, elle est éga­le­ment cultu­relle et struc­tu­relle. Bien que ces der­nières formes soient invi­sibles, elles sont en fait très pré­sentes dans un pays com­por­tant autant d’inégalités. La façon dont la police cible les popu­la­tions les plus pré­ca­ri­sées est ain­si une forme de repro­duc­tion de la vio­lence struc­tu­relle, qui la ren­force à son tour. Et comme pour la vio­lence directe, c’est la « guerre contre le crime » qui jus­ti­fie l’utilisation de la vio­lence struc­tu­relle envers les habi­tants des fave­las9.

Même si l’État est cen­sé pro­té­ger les habi­tants des fave­las, le motif de la poten­tielle cri­mi­na­li­té affai­blit for­te­ment ce rôle

Au-delà de l’utilisation de la vio­lence, l’étiquetage des habi­tants des fave­las comme mar­gi­naux et poten­tiel­le­ment délin­quants crée aus­si une dis­tinc­tion entre les « bonnes per­sonnes » et les « mau­vaises per­sonnes ». Cette dis­tinc­tion s’opère d’abord entre les « citoyens », dont la sécu­ri­té pré­sente une grande impor­tance pour l’État, et les habi­tants des fave­las, sans dis­tinc­tion entre les délin­quants et les non-délinquants. À l’intérieur même des fave­las, une autre dis­tinc­tion s’opère : d’un côté, il y a les « tra­vailleurs hon­nêtes et humbles » « qui mérite[nt] la place qu’on [leur] a offerte dans la socié­té, aus­si pauvre soit-il[s] », et de l’autre il y a les cri­mi­nels et les ban­dits. Le pro­blème est que lors des opé­ra­tions poli­cières, aucun cri­tère ne per­met de faire la dif­fé­rence entre les pre­miers et les seconds10. En consé­quence, même si l’État est cen­sé pro­té­ger les habi­tants des fave­las, le motif de la poten­tielle cri­mi­na­li­té affai­blit for­te­ment ce rôle. Les débor­de­ments poli­ciers envers les per­sonnes qu’ils devraient pro­té­ger sont consi­dé­rés comme des « dom­mages col­la­té­raux », à tel point que les poli­ciers n’ont pas à se jus­ti­fier, et ne craignent rien dans le cas du décès d’une vic­time11.

Une consé­quence de cette non-distinction est la repro­duc­tion des rap­ports de force dans une « jus­tice popu­laire déviante ». Les tra­vailleurs hon­nêtes vou­lant défendre cette posi­tion dans l’ordre social et ne pas être assi­mi­lé aux délin­quants, s’en prennent alors à eux. Leur objec­tif n’est pas seule­ment de faire dis­pa­raître les délin­quants, mais la délin­quance de manière géné­rale. Plu­tôt que de se retour­ner contre la police ou l’État pour pro­tes­ter contre la façon dont ils sont trai­tés, ils en veulent aux ban­dits qui semblent être la cause de leurs maux, puisqu’ils sont la source des vio­lences, la police n’étant là que pour les pro­té­ger. Cette jus­tice popu­laire pro­fite à l’État puisque « en fai­sant s’opposer entre eux les habi­tants des fave­las, on les empêche, de fait, de se construire une iden­ti­té en termes de classe socioé­co­no­mique, de se pen­ser un des­tin com­mun ou de réflé­chir sur les limites de la citoyen­ne­té que l’ordre démo­cra­tique bré­si­lien leur pro­pose12 ».

Tentative d’amélioration

Afin d’améliorer la situa­tion dans les fave­las, l’État bré­si­lien a notam­ment mis en place des par­te­na­riats sécu­ri­taires avec les com­munes. Ces plans, qui ont com­men­cé à être déve­lop­pés au cours des années 1980-1990, en rai­son du haut taux de cri­mi­na­li­té et d’insécurité, avaient pour objec­tifs prin­ci­paux de redon­ner confiance en les ins­ti­tu­tions, mais aus­si de pas­ser d’une approche répres­sive à une approche plu­tôt pré­ven­tive. La grande ques­tion der­rière ces actions était de savoir com­ment faire pour les mettre en adé­qua­tion avec la réa­li­té du ter­rain. Pour répondre à cette ques­tion, des par­te­na­riats ont été créés avec dif­fé­rents orga­nismes afin de réa­li­ser des études13.

Pour que la vio­lence directe et visible puisse dimi­nuer, il fau­drait d’abord que les vio­lences struc­tu­relles et cultu­relles se trouvent elles aus­si réduites

Une autre stra­té­gie a été celle de l’implémentation, durant les années 2010, des « Uni­tés de Police Paci­fi­ca­trice ». Le but de ces uni­tés était que l’État reprenne les ter­ri­toires des fave­las aux mains des tra­fi­quants en y implan­tant des uni­tés de police mili­taire. Deux amé­lio­ra­tions étaient atten­dues : d’une part, sup­pri­mer la pré­sence des tra­fi­quants et leurs acti­vi­tés, et d’autre part, dimi­nuer voire stop­per les vio­la­tions des droits civils, les balles per­dues et les dom­mages col­la­té­raux cau­sés par la police. Pour l’État, la pré­sence mili­taire dans les fave­las était la condi­tion obli­ga­toire pour que ces ter­ri­toires soient enfin recon­nus comme appar­te­nant à la ville à part entière, et pour que leurs habi­tants se voient octroyer les mêmes droits et trai­te­ments que les autres citoyens14.

Cepen­dant, dans les faits, ces uni­tés n’ont pas four­ni les effets atten­dus. Et, même dans les fave­las qui seraient « paci­fiées », la réa­li­té reste bien dif­fé­rente des autres quar­tiers, mal­gré ce qui avait été pro­mis15. Une des rai­sons de l’inefficacité de ce pro­gramme tient au fait qu’il n’est pas accom­pa­gné d’un chan­ge­ment de men­ta­li­té quant à la manière dont est appré­hen­dée la poli­tique sécu­ri­taire, mais éga­le­ment quant à la façon de trai­ter et de caté­go­ri­ser les habi­tants des fave­las. Pour que la vio­lence directe et visible puisse dimi­nuer, il fau­drait d’abord que les vio­lences struc­tu­relles et cultu­relles se trouvent elles aus­si réduites. Or c’est spé­ci­fi­que­ment ce chan­ge­ment qui n’a pas encore eu lieu.

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