Le Brésil est internationalement connu pour être l’un des pays les plus dangereux au monde. Et quand on parle des favelas brésiliennes, on pense souvent à la violence, au haut taux d’homicides, ou encore aux liens avec les organisations de trafic de drogue, et on peut dès lors se demander si les habitants de ces quartiers sont protégés de cette violence ou s’ils en sont victimes ?
Depuis les années 1960-1970, les favelas sont caractérisées dans les discours officiels comme étant des problèmes sociaux qui n’ont pas leur place dans les villes. Pour mettre fin à ce « problème social », l’État brésilien a assez vite déployé des opérations « anti-favelas » adoptant diverses mesures telles que l’interdiction de construire de nouvelles favelas, le déplacement de leurs habitants, ou encore la tentative d’amélioration des conditions de vie dans ces habitations. Au vu de l’inefficacité de ces actions, la résolution du problème des favelas s’est vue alors envisagée par le biais de politiques publiques de sécurité.1
Politique sécuritaire
Afin de cerner les enjeux de la politique sécuritaire au Brésil, une contextualisation du développement de celle-ci peut s’avérer utile. En 1964 a lieu un coup d’État et le président de l’époque, João Goulart, est destitué par l’armée, plongeant le pays dans une période de dictature militaire qui durera une vingtaine d’années. Pourtant, ce n’est qu’au début des années 2000 que la loi du silence régnant autour de cette époque est brisée et que l’accès aux archives est autorisé2. Durant le régime dictatorial, l’utilisation de la violence et de moyens extra-légaux mobilisés par la police étaient tolérés, et ce n’est pas le « retour à la norme démocratique » qui allait soudainement y mettre fin. Afin de continuer à légitimer l’utilisation de telles méthodes, le secteur de la sécurité brésilien s’est choisi un ennemi à combattre pour justifier le maintien de la doctrine militaire3.
En effet, le Brésil est également le berceau de certaines formes de criminalité organisée, en particulier le trafic d’armes et le trafic de drogues. C’est sur cette base que les services de police ont pu déclarer, de manière unilatérale, être en « guerre contre la criminalité ». En réalité, cette justification permet d’asseoir une nouvelle fois un conflit de classes entre dominants et dominés4. Comme le dit Michel Foucault, « le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de forces, par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans le corps des uns et des autres5 ».
La « guerre contre le crime » s’est ainsi rapidement transformée en « criminalisation de la marginalité », et plus spécifiquement de la pauvreté. Alors qu’à leur création elles étaient conçues comme des habitations proches des industries, permettant aux ouvriers et aux chercheurs d’emploi de se loger près de leurs – potentiels – lieux de travail6, les favelas sont devenues des zones violentes, et leurs habitants de potentiels criminels7. La « diabolisation » des favelas au fur et à mesure des décennies permet de continuer la tentative de leur suppression, mais également de perpétuer la persécution de leurs habitants.
Approche répressive
Cette étiquette de « marginaux » permet aux autorités de traiter les habitants des favelas de manière différenciée, notamment quant à « l’irrespect de leur droits civils8 ». C’est donc la violence qui est à la base de la relation entre la police et les habitants des favelas. Cette violence prend plusieurs formes. Si elle peut être tout à fait visible et directe, elle est également culturelle et structurelle. Bien que ces dernières formes soient invisibles, elles sont en fait très présentes dans un pays comportant autant d’inégalités. La façon dont la police cible les populations les plus précarisées est ainsi une forme de reproduction de la violence structurelle, qui la renforce à son tour. Et comme pour la violence directe, c’est la « guerre contre le crime » qui justifie l’utilisation de la violence structurelle envers les habitants des favelas9.
Même si l’État est censé protéger les habitants des favelas, le motif de la potentielle criminalité affaiblit fortement ce rôle
Au-delà de l’utilisation de la violence, l’étiquetage des habitants des favelas comme marginaux et potentiellement délinquants crée aussi une distinction entre les « bonnes personnes » et les « mauvaises personnes ». Cette distinction s’opère d’abord entre les « citoyens », dont la sécurité présente une grande importance pour l’État, et les habitants des favelas, sans distinction entre les délinquants et les non-délinquants. À l’intérieur même des favelas, une autre distinction s’opère : d’un côté, il y a les « travailleurs honnêtes et humbles » « qui mérite[nt] la place qu’on [leur] a offerte dans la société, aussi pauvre soit-il[s] », et de l’autre il y a les criminels et les bandits. Le problème est que lors des opérations policières, aucun critère ne permet de faire la différence entre les premiers et les seconds10. En conséquence, même si l’État est censé protéger les habitants des favelas, le motif de la potentielle criminalité affaiblit fortement ce rôle. Les débordements policiers envers les personnes qu’ils devraient protéger sont considérés comme des « dommages collatéraux », à tel point que les policiers n’ont pas à se justifier, et ne craignent rien dans le cas du décès d’une victime11.
Une conséquence de cette non-distinction est la reproduction des rapports de force dans une « justice populaire déviante ». Les travailleurs honnêtes voulant défendre cette position dans l’ordre social et ne pas être assimilé aux délinquants, s’en prennent alors à eux. Leur objectif n’est pas seulement de faire disparaître les délinquants, mais la délinquance de manière générale. Plutôt que de se retourner contre la police ou l’État pour protester contre la façon dont ils sont traités, ils en veulent aux bandits qui semblent être la cause de leurs maux, puisqu’ils sont la source des violences, la police n’étant là que pour les protéger. Cette justice populaire profite à l’État puisque « en faisant s’opposer entre eux les habitants des favelas, on les empêche, de fait, de se construire une identité en termes de classe socioéconomique, de se penser un destin commun ou de réfléchir sur les limites de la citoyenneté que l’ordre démocratique brésilien leur propose12 ».
Tentative d’amélioration
Afin d’améliorer la situation dans les favelas, l’État brésilien a notamment mis en place des partenariats sécuritaires avec les communes. Ces plans, qui ont commencé à être développés au cours des années 1980-1990, en raison du haut taux de criminalité et d’insécurité, avaient pour objectifs principaux de redonner confiance en les institutions, mais aussi de passer d’une approche répressive à une approche plutôt préventive. La grande question derrière ces actions était de savoir comment faire pour les mettre en adéquation avec la réalité du terrain. Pour répondre à cette question, des partenariats ont été créés avec différents organismes afin de réaliser des études13.
Pour que la violence directe et visible puisse diminuer, il faudrait d’abord que les violences structurelles et culturelles se trouvent elles aussi réduites
Une autre stratégie a été celle de l’implémentation, durant les années 2010, des « Unités de Police Pacificatrice ». Le but de ces unités était que l’État reprenne les territoires des favelas aux mains des trafiquants en y implantant des unités de police militaire. Deux améliorations étaient attendues : d’une part, supprimer la présence des trafiquants et leurs activités, et d’autre part, diminuer voire stopper les violations des droits civils, les balles perdues et les dommages collatéraux causés par la police. Pour l’État, la présence militaire dans les favelas était la condition obligatoire pour que ces territoires soient enfin reconnus comme appartenant à la ville à part entière, et pour que leurs habitants se voient octroyer les mêmes droits et traitements que les autres citoyens14.
Cependant, dans les faits, ces unités n’ont pas fourni les effets attendus. Et, même dans les favelas qui seraient « pacifiées », la réalité reste bien différente des autres quartiers, malgré ce qui avait été promis15. Une des raisons de l’inefficacité de ce programme tient au fait qu’il n’est pas accompagné d’un changement de mentalité quant à la manière dont est appréhendée la politique sécuritaire, mais également quant à la façon de traiter et de catégoriser les habitants des favelas. Pour que la violence directe et visible puisse diminuer, il faudrait d’abord que les violences structurelles et culturelles se trouvent elles aussi réduites. Or c’est spécifiquement ce changement qui n’a pas encore eu lieu.