« Bienviolence » en devenir Les élus et les exclus de l’espace public à Belfast

Par Juliette Renard

Lors d’une marche exploratoire à Belfast, en Irlande du Nord (Royaume-Uni), je suis tombée nez à nez avec des petits panneaux rouges, accrochés à différents poteaux et lampadaires. En y prêtant attention, je me rends alors compte qu’il y en a dans de nombreux endroits (dans les parcs notamment) et qu’ils structurent l’espace public. Intriguée, je cherche à les décoder.

En discutant avec un collègue de cet article à écrire et de la dialectique entre des politiques bienveillantes et de leurs effets violents symboliquement, ma langue a fourché et j’ai dit « bienviolence » … Alors pourquoi ne pas s’essayer avec ce mot, situé au croisement de la bienveillance et de la violence ?

De prime abord, ces petits panneaux – résultat d’une législation particulière2 – apparaissent comme des incitations pour les citoyens, habitants et visiteurs à signaler tout comportement « antisocial » et leur rappelle les numéros utiles en cas d’urgence. Cependant, ils m’interpellent : quels sont les effets attendus de tels messages ? Qui sont les personnes et les comportements visés ? 

Je vous propose, à travers ce court article, d’interroger ces objets et la politique qu’ils traduisent au regard de la dialectique composée par les concepts de bienveillance et de violence.

Police Warning.
This area is being monitored for anti-social behaviour. Report all incidents to police.
Emergency 999
Non emergency 1011

Revenons aux objectifs affirmés d’une telle législation. Partant du constat de l’existence d’un certain nombre de comportements inciviques – considérés comme déviants par rapport à une norme acceptée et non négociée du vivre ensemble –, le législateur a eu la volonté d’« apaiser » l’espace public à l’aide de cette législation. L’Anti social behaviour (Northern Ireland) Order adopté en 2004 réglemente les comportements des individus âgés de 10 ans et plus dans l’espace public et donne les moyens à différents acteurs – dont la police – d’intervenir, sur appel, afin de « régulariser » la situation.

La loi vise les auteurs d’un comportement antisocial dont la définition originelle est la suivante : « toute personne âgée de 10 ans ou plus, qui a agi de manière antisociale, ce qui signifie d’une manière qui a causé, ou était susceptible de causer un harcèlement (harassment), un sentiment d’alarme (alarm) ou de détresse (distress) à une ou plusieurs personnes qui ne sont pas issues du même ménage qu’elle ; et qu’une intervention est nécessaire afin de protéger les personnes concernées de nouveaux actes antisociaux »3.

La mise en œuvre d’une telle législation se traduit par l’établissement par le gouvernement local de diverses stratégies (Community safety strategy4) dont l’objectif affirmé est de rendre l’espace public plus sécurisant. Elles portent des noms évocateurs comme Working together for safer communities (Travailler ensemble pour des communautés plus sécurisées/antes) ou encore Safer together (Plus en sécurité ensemble). Au cœur de celles-ci, se trouve donc l’objectif « bienveillant », de mettre la sécurité et, surtout, la tranquillité des résidents et habitants au cœur des préoccupations de l’État. En effet, le constat est que ce type de comportements « antisociaux » « peut avoir un effet négatif sur la qualité de vie des individus et des communautés »5. Cette politique consiste ainsi en deux volets d’intervention publique : un volet répressif où la police peut intervenir (y compris en dispersant les individus problématiques) et un volet préventif (à l’aide des acteurs locaux publics et non-gouvernementaux comme les maisons de jeunes).

L’existence d’une telle politique – prétendument bienveillante – pousse néanmoins à l’interrogation : envers qui est-elle bienveillante ? Quelle vision de l’espace public traduit-elle ? En promettant de rendre l’espace public plus paisible et agréable pour tous, ne contribue-t-elle pas à exclure de celui-ci des individus considérés par les classes dominantes comme « non désirables » ?

Ainsi, toute personne se sentant en danger ou qui est simplement dérangée par la présence d’un autre dans l’espace public est incitée à faire appel aux services de police pour remédier à son inconvenance

Plusieurs éléments viennent alimenter mon hypothèse. Tout d’abord, le contexte politique et social dans lequel s’inscrit cet acte législatif. Le contexte néo-libéral de l’État anglais qui a un riche historique de politiques d’exclusion des personnes pauvres, marginalisées et déviantes de la norme. Comme le souligne Stephen Crossley dans son ouvrage In their Place (2017), « il y a peu de politiques urbaines (au Royaume-Uni) qui se montrent inclusives et accueillantes pour les groupes marginalisés. Au contraire, il existe bon nombre d’exemple de réponses “défensive” ou “hostile” qui semblent pensées pour garder les personnes vivant dans la pauvreté, hors de vue et hors de l’esprit »6. D’ailleurs, certaines organisations dénoncent cette législation comme participant à une politique urbaine hostile7.  Ensuite, le langage utilisé dans les communications officielles autour de cette politique pose question. Non seulement il est question de « areas of concern » (zones de préoccupations), de « create vibrante communities » (créer des communautés dynamiques) et d’autres formulations connotées idéologiquement ; mais en plus, la formulation même de ce qu’est un comportement anti-social laisse une large part de subjectivité à l’individu qui veut s’en saisir. Ainsi, toute personne se sentant en danger ou qui est simplement dérangée par la présence d’un autre dans l’espace public est incitée à faire appel aux services de police pour remédier à son inconvenance. Une telle formulation laisse donc la part belle aux biais raciaux, de classe et sectaires (qui plus est dans le contexte nord-irlandais). Elle a le potentiel de criminaliser le comportement des groupes déjà marginalisés et vulnérables, comme les personnes sans abri ou encore les jeunes. D’ailleurs, d’après les éducateurs sociaux et anciens policiers que j’ai rencontrés, la politique contre les comportements antisociaux vise principalement les jeunes et les comportements problématiques qu’ils pourraient adopter (rassemblement, nuisance sonore, consommation d’alcool ou de drogues)8.

Alors, s’il est nécessaire d’avoir un cadre législatif permettant l’intervention en cas de troubles à l’ordre public, je m’interroge sur la pertinence d’une définition aussi large de ce qu’est, dans ce cas, un comportement antisocial mais aussi, des endroits où l’on trouve ces panneaux. À Belfast, là où « walking up and down the street »9 (se promener en groupe) reste une des (seules) activités de loisir accessibles aux adolescents des quartiers précarisés, on les retrouve surtout dans les parcs et autres lieux de rassemblement potentiels. Ainsi ces jeunes sont-ils constamment rappelés à l’ordre quant à la place qu’ils ont le droit on non d’occuper, non seulement dans l’espace, mais plus largement dans la société.

Dès lors peut-on se demander si cette politique, dite « apaisante », profite réellement à tous?

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