Réfléchir à la question de la bienveillance et de la violence nous a logiquement mis sur la voie de la défense et plus spécifiquement de l’autodéfense, ici celle des femmes. De par les violences qu’elles subissent, ces femmes qui historiquement ont été assignées à la vulnérabilité et à la bienveillance, se voient contraintes à se défendre, quitte à assumer, si nécessaire, une part de violence. Irène Zeilinger, de l’asbl d’autodéfense féministe Garance, nous parle de l’historique de ce mouvement, de l’ordre de genre qu’il (re)met en question, de sa portée politique et du corps des femmes qu’il engage à se redéployer dans l’espace.
Peut-on d’abord revenir sur ce qu’est au juste l’autodéfense féministe ?
Il s’agit d’une approche globale de prévention des violences basées sur le genre. Par prévention primaire, on entend mener un travail avant que des situations de violences basées sur le genre dégénèrent, et ainsi éviter des dégâts dommageables pour les victimes. C’est donc bien plus étendu que l’approche des arts martiaux, par exemple. Bien sûr, la défense physique et voir de quoi son corps est capable sont deux choses importantes, mais ce n’est pas suffisant. On apprend donc à détecter la violence le plus tôt possible, à développer sa confiance en soi, sa propre valeur, à connaître ses propres limites, à savoir les poser, à garder son calme, à rester maîtresse de soi dans des situations stressantes. On découvre aussi que l’autre n’est pas juste un tas de muscles, mais qu’il a des points vulnérables qu’on peut utiliser pour s’en sortir. C’est l’apprentissage d’un autre rapport au monde et à son corps, qu’on apprend tous deux à habiter et à utiliser autrement.
Dans quel mesure cet apprentissage permet-il une conscientisation politique ?
Je pense que la grande majorité des femmes qui viennent en stage et qui ne sont pas déjà, ou peu, militantes féministes, arrivent avec une insécurité liée au monde sexiste dans lequel elles évoluent, et le sentiment d’être démunies face à cela, et qu’elles en sortent souvent avec ce regard avant/après sur elles-mêmes. Elles se rendent compte de tout ce que la socialisation, l’éducation genrée nous a en fait pris sur notre capacité à nous défendre, à assurer notre sécurité. Cette seule découverte est déjà politisante. À cela s’ajoute le fait que l’autodéfense féministe repose énormément sur le partage d’expérience et de ressources, et cela sort les femmes de leur isolement. Cette création de commun est assez importante dans nos ateliers, et c’est favorisé par la non-mixité.
Pourquoi l’autodéfense féministe apparaît-t-elle encore comme une pratique « marginale », « un secret bien gardé » pour reprendre les termes de Mathilde Blézat1 ?
Quand je compare avec il y a 20 ans, il y a tout de même un énorme bond. Je suis autrichienne et j’ai appris l’autodéfense avant mon arrivée en Belgique. À Vienne, il existe une structure un peu comparable à l’éducation permanente (dans la mesure où ça émerge du mouvement ouvrier), qui s’appelle les hautes écoles du peuple : chaque ville, chaque quartier a la sienne et de nombreux cours y sont proposés : langues, histoire de l’art, mécanique, ikebana ou encore autodéfense féministe. Cela rend cette pratique très accessible, sans qu’il soit nécessaire de se rendre dans un centre féministe. C’était, déjà à l’époque, quelque chose de banal et une enquête sur la qualité de vie des femmes à Vienne montrait que 5% des femmes avaient déjà suivi des cours d’autodéfense féministe, ce qui n’est vraiment pas mal. À mon arrivée à Bruxelles en 1999, j’ai pu m’apercevoir combien la situation était différente. Même au sein du mouvement féministe, il y avait des réticences à l’égard de cette pratique. Aujourd’hui, c’est accepté et soutenu, y compris au niveau politique. Pour autant, les politiques restent plus faciles à mobiliser après coup, lorsque le problème de la violence faite aux femmes a déjà eu lieu et qu’il faut y réagir. Cette temporalité rend les mesures politiques plus visibles, plus valorisantes. On peut par exemple montrer qu’on a ouvert des centres d’accueil supplémentaires pour les victimes. Investir dans la prévention primaire, en revanche, va mettre beaucoup de temps à se voir, et cela colle peu avec l’agenda politique et les échéances électorales. De même, les fondations privées préfèrent investir dans l’accueil des victimes, c’est plus valorisant. La prévention ne présente ni les mêmes certitudes, ni la même visibilisation d’un résultat probant.
Un autre frein est qu’avec la prévention primaire, on touche beaucoup plus à l’ordre de genre qui est à la base de ces violences, et donc ça demande de changer de paradigme. Ce avec quoi nous sommes en tout cas en désaccord est que selon cette politique, il faudrait d’abord passer par la case « victime de violences » pour être prise en charge. Ça reste un constat d’échec et la souffrance à supporter est toujours inacceptable. Même si on punit les auteurs, le fait que cela puisse arriver est inadmissible. Aborder le problème suivant le seul angle de l’aide aux victimes, plutôt que par le fait d’« empuissanter » les femmes, ne remet pas non plus en question l’idée que la femme est un être « violentable »…
C’est clair qu’apprendre aux femmes à casser la gueule aux mecs, pour le dire caricaturalement, met beaucoup plus en danger l’ordre de genre que développer une prise en charge des femmes battues, qui est aussi nécessaire bien sûr, et qui permet aussi de rendre du pouvoir aux femmes. Mais cela reste limité aux seules victimes et non à toutes les femmes qui en auraient besoin. Il faut rappeler qu’on peut faire quelque chose pour que ça n’arrive pas. Ce n’est pas une fatalité et ça n’a rien de naturel.
Et puis, les femmes qui peuvent se défendre ont peut-être moins besoin des hommes pour s’en charger… Cela remet donc en question une partie du contrat sexuel, par lequel la femme se met sous la protection d’un homme.
À cela faudrait-il certainement ajouter le travail de déconstruction du mythe de la virilité, à mener avec les hommes…
Bien sûr qu’il faut le faire, puisque ce ne sont pas les femmes et les filles qui sont le problème. Pour autant, c’est déjà difficile de trouver des moyens pour faire de la prévention avec les femmes et les filles. Cette déconstruction avec les hommes demanderait donc tout un travail de recherche, de construction et d’expérimentation. Quant à savoir qui va faire ce travail… la déconstruction des masculinités ne devrait-elle pas être la tâche des hommes ? Or je vois un obstacle à cela : c’est qu’ils n’ont pas d’intérêt intrinsèque à le faire. Les hommes n’ont pas fondamentalement de problème, les femmes oui. C’est un réflexe assez fréquent chez les hommes de penser que ce ne sont pas eux le problème mais toujours d’autres hommes, d’autres masculinités. On observe de façon intéressante que des projets de ce type se développent, notamment dans des pays du sud, en Afrique, la police et la justice y étant moins développées. Et plutôt que de construire péniblement des infrastructures d’accueil très chères, les bailleurs de fonds en coopération au développement qui souhaitent lutter contre les violences faites aux femmes vont davantage investir dans la prévention, qui est moins coûteuse et qui potentiellement permettra de faire des économies parce qu’il y aura moins de victimes. Mais comme ça vient du sud, les pays du nord ne font pas vraiment la file pour s’en inspirer…
Forte de ton expérience de terrain, que perçois-tu des dispositions dans lesquelles entrent les femmes avec l’apprentissage de l’autodéfense ? Dans quelle mesure, leurs gestes, leurs corps en sortent-ils transformés ?
Concrètement, on s’imagine souvent que cette transformation passe par la force physique, mais le corps comporte bien d’autres dimensions. En tant que femmes et filles, notre socialisation et notre éducation nous ont appris à regarder notre corps comme un lieu de problèmes. C’est toujours trop quelque chose : trop petit, trop grand, trop gros, etc. On nourrit un regard très désapprobateur sur ce corps qu’il convient de formater pour qu’il corresponde à quelque de chose de soi-disant mieux. Cette question de comment on se déploie physiquement dans l’espace est importante (langage non-verbal, espace qu’on considère comme sien), a fortiori dans un espace qui est un lieu d’insécurité pour les femmes. L’utilisation de la voix est très importante aussi : en y travaillant, les femmes se rendent compte combien elles ont intégré des freins quant à son utilisation dans certaines situations (parce que ce ne serait pas assez féminin, par exemple). Au niveau de la force physique, ça permet aux femmes, plus souvent habituées à être dans une position de faiblesse, de se rendre compte qu’elles peuvent aussi être dangereuses. En tant que femme, depuis toute petite, on vit avec l’idée que nos corps sont vulnérables, que nous sommes faibles et qu’on ne peut rien endurer, ce dont on nous dit que les garçons sont capables (pas pleurer, pas avoir mal, etc.).
Comment les femmes se sont-elles armées, et face à quoi ? Peux-tu nous faire un petit retour historique ?
D’abord, il y a beaucoup d’exemples historiques qui montrent que les femmes n’ont pas toujours été exclues de l’utilisation des armes. On peut évoquer les tombes de vikings qui, parce qu’elles renfermaient des armes, ont été considérées comme des tombes de guerriers. Des analyses ADN ont ensuite montré qu’il s’agissait en fait de tombes de guerrières. Il n’est à cet égard pas inutile de rappeler que les études scientifiques sont menées à partir de nos propres représentations, lesquelles ont longtemps été et sont encore beaucoup celles des hommes. Autre exemple, au Japon, avec les arts du Budō : il existe un art martial, le naginatajutsu, qui est pratiqué majoritairement par des femmes, et qui est basé sur l’utilisation de la hallebarde (naginata). Cette dernière faisait partie de l’armement du samouraï, mais avec l’évolution des armes, elle lui est devenue inutile et était donc laissée à la maison quand les hommes partaient combattre. Ainsi, les femmes ont commencé à l’utiliser pour défendre le foyer et c’est devenu une arme de femme. On compte aussi des lieux et périodes dans l’Histoire où des femmes se sont armées de manière collective et ont participé à des conflits armés. Les amazones dans l’Iliade ne sont pas juste un mythe, et chez les peuples vivant sur l’actuelle Bulgarie, hommes et femmes partaient ensemble à la guerre. Rappelons par ailleurs qu’il y a des femmes pirates. En réalité, il semble que l’interdiction faite aux femmes de participer à la guerre et de s’armer soit une invention assez récente, remontant au 19e siècle.
Le cas du ju-jitsu est évidemment important pour nous. Il s’agissait d’une pratique militaire de combat rapproché au Japon, qui est arrivée en Europe à la toute fin du 19e siècle. En Angleterre, c’est un certain monsieur Barton-Wright qui ramène le ju-jitsu du Japon, en le mélangeant avec l’utilisation de la canne du gentleman anglais. Il appelle cela le « bartitsu ». Cette technique est assez à la mode à l’époque, c’est d’ailleurs par le bartitsu que Sherlock Holmes se défend. Le music-hall et le vaudeville se saisissent de cela aussi, permettant à des femmes d’en faire la démonstration. Le bartitsu étant enseigné à des femmes par Barton-Wright lui-même, il va très vite être investi par celles qui sont déjà inscrites dans une mouvance féministe. Edith Garrud, déjà professeure de gymnastique, fait partie du premier groupe de formation. Elle reprend avec son mari le dojo d’un instructeur japonais et commence à donner des cours pour les femmes et les enfants. Cela lui vaut assez rapidement d’être approchée par la WSPU (organisation radicale suffragiste) d’Emmeline Pankhurst dont les activistes sont notamment confrontées aux agressions de la police. Celles-ci vont ainsi être formées au ju-jitsu lors d’ateliers. En 1909, Edith Garrud ouvre à Londres le Suffragettes Self-Defense Club. Le WSPU disposera de son propre service de bodyguards, composé d’une trentaine de militantes entraînées aux techniques de combat2. À la même époque aux États-Unis, se développement des cours d’autodéfense pour femmes. En Nouvelle-Zélande, c’est à travers le vaudeville que le ju-jitsu va se développer, avec l’actrice et athlète Florence Le Mar qui connaîtra une certaine célébrité avec ses spectacles dans lesquelles elle se mesure à des hommes lors de combats au corps à corps.
On observe un moment d’émergence assez important qui a popularisé la pratique. Je pense qu’il y a eu une confluence entre différentes évolutions : le mouvement féministe, la révolution sociale, l’accès des femmes à l’emploi qui les a fait sortir de l’espace domestique, et qui a donc posé la question de leur sécurité dans l’espace public jusque-là occupé par les hommes. Le japonisme et le mouvement de culture physique3 ont également joué un rôle dans ce développement.
Quels liens l’autodéfense féministe entretient-elle avec la violence ?
Est-ce parce que je suis autrichienne et que je viens avec une culture antifasciste particulière, mais pour moi, il est très clair que si je vis dans un système où règne l’injustice, j’ai une obligation morale à résister, notamment en utilisant les moyens adéquats pour que cela change. Rappelons que c’est après des années de militance pacifique que les suffragistes ont décidé d’utiliser la violence, et après avoir été elles-mêmes victimes de violence politique et policière dans des manifestations pacifiques. Lorsque des groupes opprimés décident de passer à la violence pour résister, c’est qu’il n’y a plus d’issue et que le danger pour leur propre vie est trop grand. C’est une question de survie d’abord. Est-ce légitime ? Je pense que oui. Pour autant, cette légitimité de la violence dans l’autodéfense ne fait pas l’unanimité chez les participantes. Il y a des freins, comme celui de devoir « être gentilles ». Et puis, on sait que la violence des dominés dans les rapports de force n’est jamais reconnue comme légitime. On la qualifie plus vite de « terrorisme », par exemple.
On parle d’autodéfense et possiblement d’une certaine violence, or on sait combien les femmes ont historiquement été assignées à l’idée de « bienveillance » et de soin et il y a d’ailleurs une éthique de la non-violence accolée au féminisme qui a la peau dure. Comment perçois-tu ce rapport ?
Je vois cela de deux manières. D’une part, oui, cette assignation existe encore. Mais je vois surtout la bienveillance comme une norme sociale qui arrange particulièrement les dominants. En effet, peut être considérée comme non-bienveillante toute forme de critique, que ce soit du sexisme, du racisme, du classisme, critique qui se retournera contre la personne qui dénonce le problème : elle ne serait pas assez bienveillante, n’utiliserait pas un ton assez calme, mettrait l’autre personne mal à l’aise, la blesserait, etc. Outre le « on ne peut plus rien dire » qu’on a vu fleurir après #MeToo, on assiste régulièrement à un renversement entre auteur et victime. Et on peut observer que la bienveillance en tant que norme sociale a plutôt tendance à être instrumentalisée par des personnes qui ont du pouvoir. On voit également que les personnes dont il est attendu qu’elles se montrent bienveillantes, se situent souvent du côté des dominés. Pour revenir aux femmes, chaque fois qu’elles sortent de ce rôle de bienveillance, elles tendent à être considérées comme suspectes, accusables, elles auront plus vite le rôle de « la méchante ». C’est d’ailleurs, pour beaucoup de femmes, un frein important à entrer dans l’autodéfense féministe : ne pas (plus) être gentille. Cette assignation à être gentilles est encore très puissante. Mais cette norme doit pouvoir être rompue lorsque c’est nécessaire : pour notre sécurité et notre intégrité, pour notre survie.
Rosie the Rieveter
« “Rosie the Riveter” est une œuvre de Norman Rockwell, publiée en mai 1943 dans le Saturday Evening Post, représentant une ouvrière américaine en bleu de travail, rousse, musclée, assise pendant sa pause déjeuner, mangeant un sandwich, son pistolet à rivets posé sur ses genoux et foulant aux pieds un exemplaire de Mein Kampf. (…) Cette iconographie patriotique qui met en scène les Américaines dans un type de féminité très “trouble”, va de pair avec une vague de publications de recommandations sur la nécessité d’apprendre à se défendre et de manuels d’autodéfense destinés aux filles et aux femmes. Ainsi, derrière la promotion d’une autodéfense féminine, il faut surtout identifier les enjeux nationalistes et capitalistes d’une valorisation ad hoc de la féminité laborieuse, jeune et musculeuse. Cette norme de féminité ouvrière, pour un temps promue, sera très vite remplacée par l’idéal bourgeois de la “maîtresse de maison”, par définition blanche. »
(Extrait de Elsa Dorlin, Se défendre. Pour une philosophie de la violence, éd. Zones, 2017, pp.63-64.)