Pour le bien de qui, au juste, nous est-il sans cesse demandé de faire preuve de bienveillance ?
Rien de nouveau sous le soleil, la récupération des concepts en vogue par le pouvoir est loin d’être un phénomène récent dans nos systèmes politiques, plutôt bien disposés à digérer et régurgiter à l’envi des notions issues de sphères diverses et variées. Ces dernières années, la bienveillance, le soin ou care, la vulnérabilité ou encore la résilience voient leur occurrence augmenter en flèche dans les discours politiques, médiatiques ou managériaux. En soi, rien de problématique… jusqu’à ce qu’on en interroge tant les intentions que les applications et effets concrets, a fortiori dans un climat où une certaine violence d’État, physique, mais aussi symbolique et sociale, semble se déployer un peu partout.
Ainsi, « à la conflictualité propre au politique et à la démocratie se substitue un pouvoir archaïque (…) : celui de “bien veiller” sur les hommes comme on surveille un troupeau. (…) Ce vieux pouvoir pastoral (…) passe essentiellement par la douceur, le confort et la bienveillance. C’est là sa force redoutable. Qu’advient-il alors lorsque surgissent des résistances ? La seule voie reste celle, verticale, de la condescendance et de la sanction. On déploie les fils barbelés et on brandit la férule. Mais on trahit du même coup la promesse même de ce pouvoir : douceur, confort et bienveillance font place à la violence. Le berger se met à effrayer son troupeau1 ».
Dans un esprit d’analyse des subterfuges utilisés par les pouvoirs dans leurs discours, Olivier Starquit met ainsi en lumière l’usage, largement abusif, des termes bienveillance et résilience, n’y percevant rien d’autre qu’une manipulation de l’opinion dans le but d’« annihiler toute velléité de conflictualité dans la société ». « Un coup d’État conceptuel », « un surplus d’humanisme » pour « enrober à la guimauve » les discours des gouvernants…
Un exercice de décryptage s’imposerait donc pour passer au crible les mesures politiques concrètes dont on nous dit qu’elles sont prises « pour notre bien ». Deux exemples viennent ainsi illustrer un subtil effacement des limites entre lutte contre la criminalité et mise sous contrôle des « non-désirables », pauvres, défavorisés et autres marginalisés. Nous plongeant dans la politique sécuritaire du Brésil, Alexia Tasiaux met en lumière la manière dont la « guerre contre le crime » dans les favelas de Rio de Janeiro justifie l’utilisation d’une violence structurelle envers ses habitants, ou comment la présence policière et militaire censée mater les violences des trafiquants et protéger les habitants de ces quartiers, place ceux-ci sous un contrôle et une violence permanents, et tend à les suspecter du même coup d’une potentielle criminalité. Autre pays, autre contexte, mais effets comparables : Juliette Renard s’interroge sur la présence de panneaux qui structurent l’espace public de Belfast en Irlande du Nord, et qui invitent à dénoncer tout comportement « anti-social ». Ainsi pouvons-nous questionner des mesures officiellement pensées à des fins de protection des populations, mais qui, dans les faits, autorisent une suspicion et une stigmatisation des groupes déjà marginalisés et vulnérables, comme les sans-abris, les jeunes ou les personnes racisées.
Mais il nous importait d’en revenir à la nature de la bienveillance, à sa signification première et à l’expérience concrète qu’elle peut rendre possible. Ainsi Patrick Laurent nous explique-t-il que cette attitude visant à souhaiter et à veiller au bien de l’autre, cette attention à ce qui est, devrait être évaluée par la personne même qui en fait l’objet. Une méthode sans doute utile pour déjouer les déclarations fallacieuses et distinguer les comportements qui, effectivement et directement, permettent de « bien veiller ».
Et puis s’il fallait retourner la supercherie, peut-être pourrions-nous diriger notre regard vers celles qui, historiquement, ont été assignées à cette bienveillance, « le sexe de la sollicitude2 » : les femmes ! Celles à qui on apprend (encore) à prendre soin, à faire attention, à veiller sur… celles qui, dans le même temps, sont encore trop souvent désignées et représentées comme vulnérables mais aussi violentables, celles qui, du coup, apprennent à se défendre. Irene Zeilinger de l’asbl Garance nous rappelle l’historique, la portée politique et la puissance du mouvement d’autodéfense féministe qui n’a pas fini de remettre en question l’ordre de genres.
Enfin, en cette année marquant le vingtième anniversaire de la disparition de Pierre Bourdieu, Julien Paulus revient sur les concepts de pouvoir et violence symboliques, théorisés par le sociologue français.
Le présent dossier entreprend donc d’interroger, au prisme des rapports de domination, une forme de softpower et de recueil du consentement des populations, nous rappelant parfois le « conservatisme compatissant » d’un Georges W. Bush ou d’un Davis Cameron. Le souhait ici est de décrypter les discours sur la bienveillance, et identifier parallèlement le déploiement d’une violence réelle, afin de dissiper le nuage de fumée et nous ramener au combat politique et collectif contre les injustices, un combat qui ne se gagnera pas à coups de smileys-cœur, de coaching positif et de « happiness management ». Mais aussi, pourquoi pas, d’élaborer une réelle pratique du « bien veiller »… et imaginer ce que serait une société effectivement bienveillante.