Bienveillance et résilience Deux concepts conservateurs

Par Olivier Starquit

© Léon Seleck

Bienveillance et résilience, voilà deux concepts qui sont dans toutes les bouches et mis à toutes les sauces. Si la gouvernance fut le mot-clé de la décennie précédente, elle se voit désormais supplantée par ces deux mots usés jusqu’à la corde et pervertis par le pouvoir. Et si, paradoxalement ou pas, ils poursuivaient les mêmes objectifs que le concept de gouvernance, à savoir annihiler toute velléité de conflictualité dans la société ? En somme, tout comme la gouvernance, ces concepts constituent en réalité un coup d’État conceptuel.

Bienveillance, cœur avec les mains

La bienveillance, c’est vachement tendance ! Comme le souligne Evelyne Pieiller, elle fut même, pour le dictionnaire Le Robert, le mot de l’année 2018. Et on la retrouve partout : d’abord, dans les revues de management, journaux catholiques, livres de développement personnel tendance yoga, etc. « En 2011, 228 entreprises françaises, dont France Télécom (mais oui) et HSBC, signaient un “Appel à plus de bienveillance au travail” à l’initiative du mensuel Psychologies Magazine ». On la retrouve encore « dans la pédagogie ; dans les tweets d’Edgar Morin ; dans les festivals de musique et dans le discours politique. M. Macron s’en revendique sans frémir : « J’ai une règle de vie, pour les femmes et pour les hommes comme pour les structures : la bienveillance » (France 2, 10 avril 2016)1 ». Mais que désigne au juste la bienveillance2 ? Le Larousse la définit comme une « “disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui”. Ce qui place le bienveillant en surplomb par rapport à l’objet de son aimable indulgence3 », souligne Evelyne Pieiller, nous y reviendrons. Mais qui va s’arroger le droit de juger de qui doit faire l’objet de bienveillance ? Et selon quels critères ?

Et si la bienveillance permettait de nier la conflictualité, pourtant moteur essentiel de la démocratie ?

Dans le monde du travail, la bienveillance est aussi un outil fort prisé, notamment parce qu’elle permet de cacher l’exploitation et l’aliénation au travail voire, pour être plus précis, de les doter d’un surplus d’humanisme enrobé à la guimauve. Il s’agira de faire mieux avec moins, mais tout en restant bienveillant avec les usagers (le personnel soignant pressurisé avant, pendant et après la pandémie s’y retrouvera aisément). Il en résulte « une domination accentuée car dissimulée, innommée. La domination du manager sur ses subalternes dans l’entreprise, de l’adulte sur l’enfant à l’école, du bien portant sur le malade à l’hôpital, du maton sur le prisonnier, etc. (…) Cette domination qui a pris le nom de “bienveillance” ne peut être pensée car beaucoup d’entre nous l’intègrent comme une aliénation. On ne peut être bienveillant que dans une relation d’égalité, chose inexistante dans le salariat4 ». Par sa position de surplomb, la bienveillance sert à cacher la hiérarchie et la domination. Dans ce cadre, on peut se demander s’il est souhaitable de faire l’objet d’une forme ou l’autre de bienveillance ? Honni soit celui à l’égard duquel sera témoignée de la bienveillance… En outre, et comme souvent avec les mots du pouvoir, la bienveillance est un mot en téflon : indépendamment de son sens, il sonne neuf et est surtout connoté positivement (comme pour la modernité, comment pourrait-on être contre ?). Il est pourtant légitime de se demander si un pouvoir politique peut être (constamment et systématiquement) bienveillant.

© Léon Seleck

De quoi, dès lors, l’usage perverti de la notion est-il le nom ? Et si la bienveillance était le nouvel étymon permettant de nier la conflictualité, pourtant moteur essentiel de la démocratie ? Là où la gouvernance a essayé de remplacer la démocratie et la politique par la gestion technique, la bienveillance aurait pour objectif de contrer toute négativité (cœur avec les mains !) et toute remise en question. Le président Macron, parangon de la bienveillance, l’est-il resté, bienveillant, lorsqu’il s’est agi de réprimer les gilets jaunes ? (Même si on ne peut parler d’abus et de violences policières dans un pays qui se tient sage…). « Dans un monde néolibéral où tous doivent aller dans la même direction et au même rythme, il ne peut y avoir de conflit. C’est ce qui motive la disqualification constante du négatif et de la critique, et la valorisation permanente de la bienveillance et de l’attitude positive face au changement5. » Ainsi le pouvoir en place adopte-t-il une méthode de type pastoral, où le berger sait aussi manier le bâton. Or, « l’harmonie visée en démocratie ne peut refouler le conflit, au contraire, elle doit le chérir et le contrôler comme on chérit le feu sans le laisser nous dévorer6 ».

C’est là le principe de la résilience : préparer au pire sans jamais en élucider les raisons

Au nom de la bienveillance, c’est donc une nouvelle conception du citoyen qui se met en place : « la société est considérée comme un ensemble organique, que seule la coercition peut mener au Bien ; les décisions politiques sont justifiées par l’anticipation du pire ; l’émancipation ne passe plus par le développement de l’esprit critique, mais par la reconnaissance d’une fragilité constitutive et d’une interdépendance généralisée7. »

Résilience plutôt que résistance

Et si la bienveillance ne suffit pas, la résilience viendra en appui pour poursuivre ces mêmes objectifs. Comme la bienveillance, le terme est en effet utilisé à tout va. Tout fait farine au moulin, à un point tel qu’on pourrait dire que le terme est devenu un sable mouvant (dans lequel on s’embourbe volontiers). Revenons en passant à l’étymologie et à l’origine du mot.

« L’origine étymologique du terme “résilience” vient du latin resilire, qui adosse le verbe salire, sauter, au préfixe re, qui indique un mouvement vers l’arrière. Là où la langue française du Moyen Âge va donner naissance au concept de “résiliation”, qui désigne l’action de se rétracter, de se délier d’un contrat, dans un mouvement de recul, la langue anglaise va quant à elle s’emparer du participe présent du mot latin resilire, c’est-à-dire resiliens, et lui associer l’idée, qui va s’avérer particulièrement porteuse, du rebond, autrement dit d’un mouvement de retour à l’équilibre8. » Puis, le terme va faire son entrée dans le langage scientifique, du côté de la physique des matériaux où elle sert à caractériser l’élasticité et la résistance du bois et des métaux lorsqu’ils sont exposés à des chocs. Les matériaux dits « résilients » sont donc ceux qui, parvenant à absorber le choc, reviennent à leur état initial. Puis, comme souvent, le terme va être importé dans d’autres champs : « importé dans les années 1970 par les sciences de l’écologie pour analyser l’évolution et l’adaptation des écosystèmes, le concept explose durant les années 1980 dans le champ de la psychologie pour expliquer la capacité de certaines personnes à surmonter les traumatismes. Adoptée par les économistes, les urbanistes et les experts en développement, la notion est depuis une dizaine d’années devenue le mot-clé à saupoudrer dans toutes les politiques publiques, aussi bien en matière de dérèglement climatique, de catastrophes naturelles, de terrorisme et de crises financières que d’épidémies. Face au Covid19, M. Emmanuel Macron a ainsi baptisé “Résilience” l’opération militaire lancée le 25 mars pour appuyer la lutte contre le virus9. » Et c’est ainsi que le mot va devenir un mantra, bon à tout faire passer. Emmanuel Macron va le décliner sans craindre de se répéter. « Manifestement, être résilient, c’est bien. C’est peut-être même le bien. On fait remonter sa popularisation en France aux travaux du psychiatre Boris Cyrulnik, autrefois membre de la commission Attali sur les freins à la croissance10. »

Il s’agirait en quelque sorte de penser et vivre avec les dégâts en écopant sans fin

Comment expliquer le succès de ce terme en vogue ? Face à un système qui montre de plus en plus son inefficacité notoire et systémique, le discours tenu grâce à l’invocation de la résilience permet d’inciter les citoyens à prendre acte d’un traumatisme infligé par ce même système (une catastrophe nucléaire, des inondations…) et de les inviter à (se) reconstruire sans qu’il faille remettre en cause le système. Ainsi, face « à la violence des choix politiques et managériaux, les salariés et citoyens sont sommés, individuellement, de se blinder, de prendre sur eux et de réguler leurs émotions pour ne pas remettre en cause ce qui leur arrive11 ». Ainsi, l’incursion du concept de résilience dans les entreprises participe d’une psychologisation des rapports de travail « qui individualise et dépolitise les enjeux relatifs aux conditions de travail en les réduisant à des stratégies d’adaptation individuelles. Enfin, l’injonction à la résilience entraîne une disqualification de toute résistance, de toute remise en question de l’organisation du travail12 ».

Par ailleurs, Thierry Ribault qui s’est penché sur la catastrophe de Fukushima, souligne que « plus les causes des désastres nous sont connues, plus les réponses fournies se concentrent sur leurs conséquences, rendant ainsi mécaniquement les causes encore plus désastreuses. Car c’est là le principe de la résilience : préparer au pire sans jamais en élucider les raisons13 ». Il s’agit là d’un terme pernicieux, qui implique que l’on ne peut pas changer les systèmes économiques existants, ni arrêter les désastres qu’ils créent.

Il s’agirait en quelque sorte de penser et vivre avec les dégâts en écopant sans fin. Mais cela va plus loin encore : par le recours à la résilience, des causes systémiques sont individualisées ; si la personne ne fait pas preuve de résilience, elle est en quelque sorte responsable de ce qui (lui) arrive et est vulnérable. Dans le meilleur des cas, elle pourra alors faire l’objet d’une certaine bienveillance (ou pas).

S’adapter et/ou avoir peur

Le sujet doit constamment s’adapter, et ne jamais remettre en cause les conditions, les causes et les origines de sa souffrance. En somme, « la résiliothérapie ôte aux populations toute perspective de prise de conscience de leur situation et de révolte par rapport à elle14 », ce qui en soi constitue une atteinte aux Lumières et induit un mode de fonctionnement politique qui permet d’impulser un désengagement de l’État au profit de la responsabilisation individuelle, tout en promouvant un mode de gouvernement par la peur de la peur. La résilience devient ainsi une technique de détournement et constitue dans ce cadre « un outil central dans la fabrique du consentement reposant sur l’apprentissage de la peur de la peur elle-même15  ».

© Léon Seleck

La valorisation à tout crin de la résilience permet d’œuvrer au remodelage des comportements : « son extrême valorisation est bien sûr en accord avec l’air du temps, qui invite chacun à se considérer comme un capital à faire fructifier. Mais, de façon plus large, la promotion de la résilience comme modèle diffus de traversée profitable des épreuves, du résilient comme modeste héros qui a reconnu et transformé ses fragilités, est une arme idéologique et politique idéale. Elle est de fait posée aujourd’hui et saluée comme la solution pour surmonter les temps difficiles16 », et facilite ainsi le désengagement de l’État, comme évoqué ci-dessus.

En incitant chacun et chacune à faire preuve de résilience dans l’adversité, il va de soi qu’on ne les incite pas à résister (ni collectivement, ni individuellement) mais bien à encaisser, à prendre sur soi, et à retourner sur soi la violence (symbolique ou non) infligée quotidiennement par la société (ce qui, par ailleurs, expliquerait l’explosion des burn out, soit du nombre de personnes calcinées par un feu impossible à extérioriser). Là où la gouvernance et la réduction de la « politique à technique de gestion » tendaient à montrer des signes de fatigue, Or, « si la politique, c’est la contradiction et le dissensus, il apparaît que la psychologisation de la politique revient à la dépolitiser17 ». La question subsidiaire latente revient à savoir quels seront les remplaçants de la bienveillance et de la résilience lorsque ces deux concepts auront été suffisamment essorés et démonétisés.

© Léon Seleck
Sommaire du numéro