Ce que nous apprend la lecture des lettres du Goulag

Par Jean-Louis Rouhart

Ivan Suhanov, dessin du camp de Temirtau, Siblag, 1935 (©Société Memorial, Moscou)

À côté des nombreux témoignages et souvenirs recueillis par la société Memorial International, aujourd’hui dissoute, ainsi que des mémoires et récits d’anciens détenus et des dessins effectués sur les lieux mêmes de détention, la lecture de la correspondance des détenus, internés et exilés des lieux d’incarcération et d’internement du Goulag permet d’accéder à un certain nombre d’informations sur les modes de communication des détenus avec l’extérieur, sur les conditions d’existence et de travail intra muros ainsi que sur le comportement des prisonniers, notamment vis-vis de leurs familles.1 Si on l’envisage comme vecteur de recherche de la vérité historique, cette correspondance, utilisée conjointement avec d’autres sources de connaissances, s’avère être un moyen de transmission efficace de la réalité des prisons et des camps du Goulag. C’est ce que révèle l’analyse de la valeur épistémologique d’un corpus constitué de lettres légales et illégales, rédigées entre 1917 et 1953 et émanant de lieux de détention aussi diversifiés que des prisons préventives, des prisons et camps de transit, des trains de déportation, des camps de rééducation par le travail ITL, des villages de peuplement « spécial », des camps « spéciaux » réservés aux prisonniers politiques, des hôpitaux psychiatriques etc.2 

© Société Memorial, Moscou
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Par ailleurs, la lecture des lettres du Goulag incite à établir des comparaisons  avec d’autres types de correspondance, notamment les lettres des camps de concentration nazis.3 À cet égard, on relève dans les deux cas des finalités communes non seulement d’ordre communicatif (volonté de dialoguer avec les proches, expression de sentiments, rupture de l’isolement…) et informatif (dénonciation des conditions inhumaines de détention et des répressions), mais aussi des fonctions pragmatique (demandes d’aide matérielle), thérapeutique (adjuvant moral contre la désespérance), psychologique (refoulement d’agressions), transcendantal (évasion mentale) et humaniste (affirmation de soi, recouvrement de la dignité humaine). Au niveau des différences, on relève dans les lettres clandestines des camps ITL du Goulag l’absence d’informations de nature conspiratrice, relatives à des fraudes de médicaments, des trafics d’armes, des préparations à des évasions, des révoltes ou des sabotages. Alors que les discriminations dans l’application du droit à la correspondance étaient de nature raciste et politique dans les camps nazis (les Juifs, les prisonniers de guerre soviétiques, les détenus « Nacht und Nebel » n’ayant pratiquement pas d’accès au courrier), elles étaient de nature politique et économique dans les camps ITL, étant donné que les opposants au bolchevisme ainsi que les détenus n’atteignant pas les normes de production étaient privés de correspondance. En outre, il n’est pas fait mention de messages cryptés, écrits à l’encre sympathique ou à l’aide d’urine, ni de lettres enfouies dans les sols des lieux de détention et d’internement du Goulag. Il faut constater également que le phénomène des lettres illégales (lettres clandestines, lettres codées) a revêtu bien plus d’importance dans les camps nazis. Par ailleurs, les billets jetés des trains de déportation soviétiques émanaient d’opposants politiques, de koulaks (paysans dépossédés de leurs terres) et de minorités ethniques, alors que les trains de déportation nazis, comme on sait, transportaient essentiellement des personnes de confession juive, des Roms et des résistants venus de toute l’Europe. Enfin, s’il est indéniable que les camps du Goulag ont servi à bien d’égards de modèles aux planificateurs des camps nazis, non seulement au plan de l’infrastructure, mais aussi au niveau de certains principes (théorie de la rééducation par le travail forcé, mixité entre prisonniers politiques et prisonniers de droit commun, « zone grise », principe de la Sippenhaft, marches de la mort…), il n’en demeure pas moins que les expériences soi-disant médicales, les sélections et les exterminations directes dans les chambres à gaz, pratiquées dans les camps de concentration et les centres de mise à mort nazis, n’ont pas été de mise dans les lieux d’incarcération et d’internement du Goulag. Elles sont donc absentes dans les messages écrits des détenus. Dans les deux types de correspondance, par contre, on peut lire les mêmes descriptions pitoyables des conditions d’existence, les mêmes mots d’adieu émouvants et les mêmes appels à l’aide désespérés, témoignages d’une époque que l’on ne souhaiterait en aucun cas revivre. 

© Société Memorial, Moscou
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