Entre autres beaucoup de choses, l’année 2022 marquait le vingtième anniversaire de la disparition du sociologue français Pierre Bourdieu. Intellectuel majeur de la seconde moitié du XXe siècle, Bourdieu a consacré la plus grande partie de son œuvre à l’analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Dans ce cadre, en plus de tordre le cou à un certain nombre de mythes et de représentations spontanées, il a forgé plusieurs concepts originaux, parmi lesquels et les plus connus se trouvent sans conteste celui d’habitus (ensemble de dispositions inconscientes que l’acteur social acquiert par la socialisation), et celui de champ (sous-espaces sociaux dotés d’une certaine autonomie, et donc de règles propres, vis-à-vis de l’espace social global).
Toutefois, s’il est un concept « bourdieusien » qu’il nous semble opportun d’évoquer quelque peu dans le contexte d’un dossier consacré à la « bienviolence », c’est celui, incontournable dans l’œuvre du sociologue, de pouvoir symbolique, et son corollaire encore plus explicite de violence symbolique. Développées pour la première fois dans l’ouvrage La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, paru en 1970 et coécrit avec Jean-Claude Passeron, les notions de pouvoir et violence symboliques se voulaient initialement dévolues à la seule action pédagogique. Preuve pourtant de l’impact important de l’idée, Bourdieu se verra presque contraint d’y revenir à plusieurs occasions, que ce soit pour les expliciter davantage1 ou pour les appliquer à d’autres « champs » de son analyse2.
Une sociologie des rapports de force
La démarche sociologique de Pierre Bourdieu apparaît assez bien résumée par l’ultime phrase de l’avant-propos de La Reproduction, qui conclut en ces termes : « S’“il n’est de science que du caché”, on comprend que la sociologie ait partie liée avec les forces historiques qui, à chaque époque, contraignent la vérité des rapports de force à se dévoiler, ne serait-ce qu’en les forçant à se voiler toujours davantage3. »
Dans cette perspective, on peut situer le travail de Bourdieu dans le sillage de la philosophie dite du soupçon, c’est-à-dire des penseurs comme Nietzsche, Marx ou Freud qui contribuèrent, chacun dans leur champ de réflexion, à sonder et donner à voir, donc à dévoiler, les ressorts invisibles de la société. Par son travail sociologique, Bourdieu contribue, quant à lui, non seulement à objectiver l’existence de ces dynamiques « voilées », mais également à décrire leur rôle et leur fonctionnement dans la conservation et la transmission de l’ordre social dont elles constituent l’émanation. En cela, il se positionne également dans le voisinage d’intellectuels d’inspiration marxiste, comme Michel Foucault ou Cornelius Castoriadis. Par exemple, les « significations imaginaires sociales », imaginées par ce dernier, ne sont pas si lointaines de l’habitus forgé par Bourdieu.
Le pouvoir symbolique est ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent
Castoriadis écrit : « Dès sa naissance, le sujet humain est pris dans un champ social-historique, est placé sous l’emprise à la fois de l’imaginaire collectif instituant, de la société instituée et de l’histoire dont cette institution est l’aboutissement provisoire. La société ne peut faire autrement, en premier lieu, que produire des individus sociaux qui lui sont conformes et qui la produisent à leur tour4. » Ce qui est décrit ici correspond à ce que Castoriadis appelle les sociétés hétéronomes, qui, écrit-il également, « créent […] leurs propres institutions et significations, mais […] occultent cette autocréation, en l’imputant à une source extra-sociale […] : les ancêtres, les héros, les dieux, Dieu, les lois de l’histoire ou celles du marché5 » ou, en d’autres termes, des structures symboliques.
Pouvoir invisible, violence douce
Ainsi retrouvons-nous énoncés chez Castoriadis, quoiqu’en des termes différents, les phénomènes et mécanismes mis au jour par l’approche sociologique de Bourdieu, à savoir le pouvoir et la violence symboliques comme outils de reproduction inconsciente de l’ordre social et de ses rapports de force. « Le pouvoir symbolique, écrit Bourdieu, est en effet ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent6. »
La dimension inconsciente de cette arme de reproduction sociale est essentielle pour Bourdieu. Il s’en expliquera longuement, notamment pour contester que l’on puisse justifier quelque forme de domination symbolique par l’argument d’un consentement du dominé, en particulier lorsqu’il travaillera sur la domination masculine. Ainsi dénoncera-t-il « cette manière, particulièrement vicieuse, de ratifier la domination qui consiste à assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression, en suggérant, comme on le fait parfois, qu’elles choisissent d’adopter des pratiques soumises », ce qui reviendrait à négliger de « rendre compte de la construction sociale des structures cognitives qui organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs », et que cette propension à blâmer la victime est elle aussi « le produit des structures objectives, et que ces structures ne doivent leur efficacité qu’aux dispositions qu’elles déclenchent et qui contribuent à leur reproduction7 ».
Autrement dit, le pouvoir symbolique – et sa violence intrinsèque – puise sa force, et sa discrétion, dans son ancrage et son parfait ajustement aux structures sociales dominantes, dont il est à la fois l’émanation et le moteur. Confrontant les oppositions entre les approches d’Émile Durkheim, de Karl Marx et de Max Weber, Bourdieu opère une synthèse quasi dialectique des travaux de ces trois intellectuels. Ainsi décrit-il in fine le pouvoir symbolique comme « un pouvoir de construction de la réalité », s’appuyant sur des systèmes symboliques, qui « rendent possible le consensus sur le sens du monde social qui contribue fondamentalement à la reproduction de l’ordre social8 » (Durkheim). Mais ces systèmes symboliques agissent bien au-delà du seul consensus, et Bourdieu ajoute qu’ils « remplissent [également] leur fonction politique d’instruments d’imposition ou de légitimation de la domination [et] contribuent à assurer la domination d’une classe sur une autre9 » (Marx). Et ce rapport symbolique de domination s’exprime ensuite « dans les relations de pouvoir des rapports interindividuels d’influence ou de domination […] d’un agent sur un autre10 », ou encore « dans une relation déterminée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent11 » (Weber).
Pouvoir de l’inconscient
En schématisant quelque peu, nous pourrions résumer ce qui précède comme suit : le pouvoir symbolique, et la violence éponyme qu’il exerce, est un pouvoir au service des autres pouvoirs (économique, physique, social), et qui œuvre dans l’inconscient à la perpétuation discrète de ces derniers. En tant que pouvoir subordonné, il est « une forme transformée, c’est-à-dire méconnaissable, transfigurée et légitimée, des autres formes de pouvoir […], capable de produire des effets réels sans dépense apparente d’énergie12 ».
À première vue, ces mécanismes renvoient à des concepts, déjà anciens et très consciemment élaborés, tels que la « fabrique du consentement13 » ou le « soft power ». Et par leur caractère inconscient, ils laissent également entendre qu’une prise de conscience de leur existence et de leur fonctionnement pourrait avoir comme effet de les rendre inopérants. Un peu comme si l’on dévoilait le truc du prestidigitateur aux yeux du public, la prise de conscience de la domination subie donnerait subitement au dominé des armes pour la combattre. Or Bourdieu met en garde contre une telle simplification du processus de pouvoir symbolique, en rappelant la très profonde incorporation de l’ordre que ce pouvoir induit, et les « effets durables que [cet] ordre social exerce14 ».
Face à ce « pouvoir hypnotique » et à sa violence, qui nous enjoignent doucement à accepter certaines autres formes de pouvoir et de violence, la prise de conscience seule ne suffit pas, car « on ne peut attendre une rupture de la relation de complicité que les victimes de la domination symbolique accordent aux dominants que d’une transformation radicale des conditions sociales de production des dispositions qui portent les dominés à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point de vue même des dominants15 ».
Ce n’est pas tout, donc, de dénoncer l’usage de notions telles que « bienveillance » ou « résilience », encore faut-il s’attaquer aux conditions sociales qui rendent cet usage possible.