« Je n’aime pas dire du mal des gens, mais, effectivement, elle est gentille. » Parmi d’autres répliques de même acabit du film Le Père Noël est une ordure (1982), adaptation d’une pièce de théâtre éponyme créée en 1979 par le groupe du Splendid, celle-ci a particulièrement fait mouche. Elle est en tout cas révélatrice de la manière dont la gentillesse est en général perçue dans notre monde tellement fasciné par les gagnants. Ces durs ou ces cyniques, à l’ego surdimensionné, qui font si souvent la une des médias.
Du fait de la niaiserie qui l’inspirerait, le comportement auquel la gentillesse s’applique continue de nos jours à avoir fréquemment mauvaise presse. En revanche, dans la novlangue du marketing, l’attitude dictée par la bienveillance remporte tous les succès. Un état d’esprit bienveillant constitue certes une appréciable qualité, ne fût-ce que par la dimension altruiste qu’elle induit. Elle rend la vie de tout un chacun plus paisible, plus douce aussi, et les rapports humains plus conviviaux.
Le Dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d’Alain Rey) nous le confirme, pour lequel la bienveillance suppose une « disposition favorable envers quelqu’un » et, qui plus est, « dans les relations de personne à personne ». Mais, rappelle-t-il à bon escient, cette conduite était traditionnellement celle d’un supérieur à l’égard d’un inférieur. Preuve qu’elle rimait aussi avec une certaine condescendance.
Dans le monde actuel de l’entreprise, qui connaît tant de mutations dictées par le numérique, c’est de la part du personnel employé que la bienveillance est de plus en plus réclamée. Pour les « robots de chair » que sont devenus les travailleurs et travailleuses des entrepôts d’Amazon, cas de figure emblématique, cela signifie se soumettre à des cadences infernales, puisque, pour cette société de commerce en ligne – à l’instar de tant d’autres –, c’est la performance financière qui fait loi. Que devient alors l’idéal de bienveillance claironné en haut lieu ? Il revêt, à coup sûr, les oripeaux de la coercition…
C’est que les mots sont souvent utilisés comme performatifs, autrement dit comme actes de langage destinés à agir sur les autres : dans le champ du travail, comme dans celui du politique, on veut obtenir l’adhésion de celles et ceux à qui l’on s’adresse. D’où l’importance de ne pas se laisser piéger, bref de gagner la bataille des mots, et surtout de ceux qui, par effet de mode, sont pris dans une telle spirale inflationniste qu’on en oublie le sens caché dont ils sont porteurs. Interroger les concepts, surtout quand ils paraissent aller de soi, devrait être le b.a.-ba de toute tentative pertinente de compréhension des enjeux socio-économiques en cours.
Celui de bienveillance, nouveau totem managérial, n’échappe pas à cette exigence. Il la partage d’ailleurs, selon Simone Veil, avec le terme « amour » : « [Il] ne se crie pas, il se prouve. » Par la création de syndicats au sein de certains mastodontes, par exemple : c’est arrivé chez Starbucks, dont deux établissements de ce géant du café ont vu l’installation d’une délégation syndicale dans l’État de New York. Il reste à souhaiter que d’autres groupes réfractaires au syndicalisme se laissent entraîner dans cette voie. Avec bienveillance, bien sûr…