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Le vol ou l’envol de la démocratie ?

Par Olivier Starquit

« Démocratie a jadis été un mot du peuple, un mot critique, révolutionnaire. Il a été volé par ceux qui gouvernent le peuple, pour accroître la légitimité de leur domination. Il est temps de le revendiquer et de lui réinsuffler son pouvoir radical. »

C. Douglass Lummis[1]

you can love your country without having to love your government

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Dans Démocratie, histoire politique d’un mot et dans La peur du peuple, agoraphobie et agoraphilie politiques[2], Francis Dupuis-Déri revient sur les tribulations du mot démocratie au fil des siècles et évoque clairement, tel un détective, la piste d’un larcin lexical : au XVIIIe siècle, le mot démocratie sentait le souffre et pour le démonétiser, les gouvernants ont installé, à la suite de la Révolution américaine et de la Révolution française une aristocratie élective à laquelle on a affublé le terme démocratie, partant du principe que « les individus et les forces politiques choisissent des termes et les définissent en fonction de leur efficacité présumée dans un débat politique[3] ».

Et pour promouvoir cette aristocratie élective et en vanter les bienfaits, il a fallu insuffler une dose d’agoraphobie au peuple pour le disqualifier : « si l’élite parvient à insuffler une dose d’agoraphobie au peuple lui-même, celui-ci aura alors peur de son propre potentiel politique, sa propre liberté politique lui apparaissant comme une menace, un fléau[4] ». Cette agoraphobie politique primaire repose sur trois principaux arguments : « le peuple serait irrationnel et donc emporté par les passions, il serait aisément manipulable par les beaux parleurs et il se diviserait en factions radicalement opposées[5] » (les mêmes moisissures argumentatives pourraient être adressées aux élites). Il est par ailleurs intéressant et néanmoins troublant de constater que les termes d’élection et d’élite ont la même étymologie. Et c’est ainsi que le jeu électoral va constamment être mu par une « logique monarchique et aristocratique dont la finalité reste la victoire d’un monarque (élu) et d’une aristocratie (élue)[6] ».

L’enclosure de la démocratie et le/la politique comme stigmate

Deux siècles plus tard, le larcin continue et « la désaffection actuelle pour la démocratie reflète avant tout l’accroissement d’un sentiment : celui qu’ont les personnes d’être dépossédées du droit de décider par et pour elles-mêmes de la manière dont les questions qui les concernent sont traitées[7] ». Ce larcin prend même une nouvelle tournure par l’emploi du qualificatif politique pour empêcher le peuple de s’occuper de ce qui le regarde précisément au moment où la politique se mue en gestion.

Ceci étant dit, quelles considérations tirer de cet usage invocatoire et stigmatisant d’un adjectif évoquant une activité aussi noble que la gestion des affaires de la cité ? Tout d’abord, le terme politique utilisé de cette manière rejoint la cohorte des mots utilisés, souvent de manière hyperbolique, pour disqualifier toute idée alternative sans avoir à en débattre. Si jusqu’à présent, le vocable populisme décliné sous toutes ses formes était utilisé à cette fin, voici que la politique rejoint le groupe infamant.

Mais il y a plus : comment ne pas voir dans cette injonction une volonté de circonscrire le spectre de ce que la politique est ou devrait être de nos jours, comme si nos gouvernants souhaitaient nous inviter à ne pas nous occuper de ce qui nous regarde et à considérer la politique comme étant une profession réservée à un cercle restreint et respectant des codes dans des cénacles bien spécifiques. Et ce, ô ironie, précisément au moment où le monde occidental fait de moins en moins de la politique et de plus en plus de la gestion au nom d’un certain réalisme.

Gestion de la politique ou politique de la gestion ?

Il est légitime de se demander si l’usage stigmatisant de politique ne risque pas d’accroître le dégoût et la méfiance des citoyens ainsi que le fossé entre eux et le monde politique (la caste comme dirait Podemos). Pour le dire autrement, cette volonté de restreindre et de circonscrire le périmètre de la chose politique pourrait faire de ceux qui sont à l’origine de cet accaparement les fossoyeurs de la politique.

Or, cette volonté de préserver le pré carré de la politique se manifeste précisément au moment où la simple gestion prend la place de la politique, où les questions politiques sont exclusivement lues en termes pragmatiques, au moment où, pour le formuler plus clairement, « l’effacement du politique [s’effectue] au profit d’une gestion strictement économique de la conduite des affaires humaines[8] », un effacement du politique et de la politique qui prescrit de réduire à néant « les débats de principes que celle-ci avait pour statut d’autoriser. Gérer devenant une finalité plutôt qu’un moyen visant à des fins politiques, il ne pouvait en aller autrement que se développe comme modalité sociale opératoire une médiocratie, c’est-à-dire un ensemble de règles, de protocoles, de méthodes et de processus visant à standardiser le travail et la pensée de façon à rendre interchangeables et prévisibles, manuellement et intellectuellement, les subalternes des organisations de pouvoir[9] ». Cette prédominance de la gestion et cette volonté de disqualifier toute interférence sortant du cadre témoignent de la mise en place de politiques de l’extrême centre[10] où, rappelons-le, la politique managériale prend toute la place.

Et c’est ainsi que la pluralité conflictuelle est devenue progressivement incompatible avec « le grand automate gestionnaire » (pour reprendre l’expression inventée par Harold Bernat), comme s’il existait dorénavant une incompatibilité structurelle entre ce que deviennent les démocraties marchandes et l’activité politique. Grâce à tout ce fatras conceptuel, « la politique de l’inévitabilité est une forme de coma intellectuel auto-induit. Accepter l’inévitable a bridé notre façon de parler de la politique au XXIe siècle[11] ».

La démocratie comme commun

Face à ces velléités de captation, il s’agit tout d’abord d’opérer une distinction entre la démocratie comme « type de régime politique fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles et [comme] forme de vie, ordre de relations sociales délivré de toute domination[12] ». Cette dernière forme étant « une ressource de plus en plus mobilisée pour transformer les manières de faire de la politique. Ce désir de transformation et de perfectionnement de la démocratie est à son tour combattu par la démocratie comme institution[13] ».

Dans un tel cadre, la démocratie devient un principe (égalité absolue de tous) qui organise une forme de vie dont témoignent à l’heure actuelle les mouvements de protestation extra-institutionnels. Cette conception de la démocratie suppose et implique aussi une plus grande réappropriation de la démocratie également dans le champ économique : comme le souligne Francis Dupuis-Déri, « il est pour le moins curieux de prétendre vivre en démocratie alors que l’on passe la plus grande partie de notre vie éveillée dans un milieu de travail dominé par un directeur, un patron, un gérant, et que nous n’avons pas le pouvoir de le remplacer ni de prendre sa place[14] ».

Cette conception maximaliste revient également à dire que la démocratie n’est pas le choix des représentants. Elle est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir, pour paraphraser Jacques Rancière et que « s’il n’y a pas indépendamment du système représentatif des pouvoirs démocratiques autonomes et puissants qui construisent un autre peuple, un peuple égalitaire, c’est la logique hiérarchique de la reproduction des représentants « légitimes » qui s’impose[15] ». Pour le dire autrement, la démocratie ne prend pas uniquement consistance dans un système politique dont l’élection est la pierre d’angle mais dans l’actualisation des principes d’égalité, de liberté et de pluralisme par les citoyens ordinaires, par la construction d’un peuple politique, sujet collectif qui cherche l’autonomie en soi et pour soi. Et à ce sujet, force est de constater que l’engagement pour le commun (une ressource en partage, une communauté qui la gère et une gestion de ce dispositif) « marque un fort désir politique de reprendre en main les questions qui nous intéressent collectivement[16] » et déborde « une démocratie avilie, car strictement limitée à sa dimension représentative pour impulser une démocratie plus substantielle et plus collective[17] ». Et toutes ces initiatives, toutes ces réappropriations nous incitent à vivre « comme si nous étions déjà libres ».

  1. C. Douglas Lummis, Radical Democracy, Ithaca, Cornell University Press, 1996, p.15.
  2. Les deux ouvrages sont parus chez Lux.
  3. Francis Dupuis-Déri, Démocratie, histoire politique d’un mot, Montréal, Lux, 2013, p.11.
  4. Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple, agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Lux, 2016, p.27.
  5. Idem, p.128.
  6. Idem, p.206.
  7. Albert Ogien et Sandra Laugier, Antidémocratie, Paris, La Découverte, p.187.
  8. Harold Bernat, Le néant et la politique, critique de l’avènement de Macron, L’Echappée, 2017, p.133.
  9. Alain Deneault, « La France aura droit à titre de président à un représentant des ventes pour l’oligarchie » in Les Inrocks.com, 25/04/2017, www.lesinrocks.com/2017/04/25/actualite/tribune-la-france-aura-droit-titre-de-president-un-representant-des-ventes-pour-loligarchie-11937958.
  10. Lire Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Montréal, Lux, 2017.
  11. Timothy Snyder, De la tyrannie, Paris, Gallimard, 2017, p.96.
  12. Albert Ogien et Sandra Laugier, op.cit., p.9.
  13. Idem, p.29.
  14. Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple, op.cit., p.211.
  15. Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ?, Paris, La Fabrique, 2017, p.17.
  16. Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, éditions du commun, Saint-Germain-sur-Ille 2017, p.11.
  17. Idem, p.14.