Flashmob : bouffonnerie, marketing ou contestation ?
Par Jenifer Devresse
En matière de com’ événementielle, il faut bien reconnaître que le flashmob – ou la flashmob, l’Académie française n’ayant pas tranché – a vécu. À peine entré au dictionnaire que voilà le néologisme élimé. Pourtant, que le marketing délaisse cette énième mode-éclair pourrait bien représenter notre aubaine. Purifié des mutations induites par sa rapide récupération et dénudé de ses oripeaux publicitaires, on peut déceler dans le flashmob une forme d’action collective aux accents libertaires, taillée sur mesure pour la contestation.
Le 19 août 2015, M. Pokora bat le record du plus grand flashmob du monde, lit-on un peu partout. Comprenez : le chanteur français a rameuté quelque 70 000 personnes face à la tour Eiffel, venues se trémousser à l’occasion des 70 ans du Secours populaire français. Plus modeste et plus proche de nous, la RTBF battait un rappel hautement médiatique à l’été 2010 pour un flashmob dédié à sa campagne CAP48. Cinq rendez-vous pour lesquels nous étions priés de préparer la chorégraphie en ligne sur une chanson de Mika, et de porter le jour J une tenue qui identifie clairement notre association. Ainsi depuis une quinzaine d’années chacun y va-t-il de son petit flashmob. D’autant que les agences de com’ en vendent clé sur porte, figurants inclus. Même les entreprises y ont vu le moyen de fédérer leurs salariés.
(cc) Wegmann
Aux origines : un canard à l’amarre
Naturellement, la palme du « meilleur flashmob » revient à celui qui affichera le plus de paroissiens au compteur, dans la joie et l’allégresse. Mais… « Flashmob », vraiment ? Comment reconnaître dans ces pâles messes populaires à l’enjeu sonnant et trébuchant l’audace quasi dadaïste des premiers « flash mobbers » ? La première réussite du « Mob Project », après un essai avorté par l’intervention des forces de l’ordre malheureusement averties du projet, a vu débouler sans crier gare cent cinquante individus au neuvième étage du magasin new yorkais Macy’s, clamant qu’ils voulaient acheter un « tapis de l’amour » pour le loft qu’ils partageaient. Nous étions début 2003, le 17 juin.
Cette mobilisation-éclair fit rapidement des émules : le 9 août suivant, une quarantaine de personnes surgissait place des Arts à Montréal pour jeter des canards en plastique dans le bassin de l’esplanade en criant « coin-coin ! ». En trois minutes, les participants avaient disparu aussi soudainement qu’ils étaient apparus. À Paris quelques jours plus tard, une centaine de personnes se mit à arpenter nerveusement le hall du musée du Louvre tout en téléphonant, avant de s’immobiliser brutalement, applaudir puis se disperser sous les yeux de badauds médusés. Fun fact : le 14 septembre de la même année, l’Américain Howard Rheingold, réputé principal inspirateur du mouvement, déclarait dans une interview à Francis Pisani : « si demain une flash mob se révèle être une entreprise commerciale, je crois que les gens réagiront avec hostilité ». Plus théoricien que visionnaire, assurément.
Le côté absurde de la farce
Quoi qu’il en soit, le flashmob était né, prêt à se répandre un peu partout dans le monde. Oublions un peu M. Pokora, le temps d’un retour aux sources : originellement, le flashmobbing vise à réunir, pour quelques secondes ou quelques minutes, un groupe d’individus sans lien préalable dans un lieu public, pour y exécuter une action absurde et inattendue convenue d’avance, avant de se disperser rapidement. Le flashmob a d’emblée tiré les leçons de son fiasco initial : recrutés par chaînes de mails ou de SMS, les participants reçoivent les instructions en dernière minute, histoire d’échapper à toute possibilité de contrôle des forces de l’ordre.
« La ‘flash mob’, dernière toquade du cybernaute à la mode », titrait le Courrier International du 30 octobre 2003 sous la plume de Philippe Laloux. La « foule éclair » y est décrite comme « aussi brève qu’absurde, gratuite et désintéressée […]. Entre happening et farce de gamin, elle ne sert strictement à rien, si ce n’est à produire de l’étonnement. Ou à se marrer. » Entre batailles de coussins, bulles de savon, rencontres nudistes, freeze massif ou concours de bananes, le caractère à la fois absurde, ludique et surprenant est assurément la marque de fabrique du flashmob (et non le nombre de participants). Pas sûr qu’il en soit pour autant inutile. Le journaliste en exprimait d’ailleurs l’intuition : « l’idée risque bien de prendre une tournure plus militante ou politique ».
Pied-de-nez au pouvoir !
De fait, l’expérience flashmob inspire rapidement des actions politiques protestataires : voilà un « modèle » qui rend les participants relativement insaisissables, de quoi faire la nique aux régimes autoritaires, notamment. Biélorussie, 29 mars 2006. Sur la place d’Octobre de Minsk, un écran géant diffuse comme à l’habitude le JT du soir de la très officielle chaîne d’État. À 20 heures tapantes, une centaine de jeunes recouvrent leurs yeux de bandeaux noirs en se bouchant les oreilles de leurs mains, quelques minutes durant… Ils s’évaporent ensuite dans la nature, avant que les forces de l’ordre n’aient pu les interpeller.
Dans des contrées qui nous sont plus familières, les flashmobs visent davantage le pouvoir économique et son emprise multiforme. Animées par une logique de détournement, ces réunions spontanées surgissent volontiers au cœur des centres commerciaux, du métro aux heures de pointe ou en travers des grands axes automobiles… Des temples de la consommation aux horloges du capitalisme, les flashmobs interrompent le flux de la circulation, gèlent pour un temps les achats, brisent le mouvement perpétuel de l’efficacité… Pour imposer brièvement un autre rythme, esthétisé, non dépourvu de poésie. Plus ou moins figés, synchronisés, chorégraphiés ou mis en scène, ils signent la réappropriation de la rue avec une insolente liberté.
Quand l’autonomie surgit d’autorité
Notant que « l’architecture urbaine impose son propre pouvoir », Jo Letarte analyse ainsi la portée symbolique du flashmob : « Plus la raison de la rencontre est absurde […] et plus celle-ci montre une opposition suréminente contre l’appropriation des lieux publics par la logique hétéronome du capital[1] ». Pour le chercheur québécois, le flashmob est au même titre que le sit-in une forme de TAZ ou « zone autonome temporaire ». Une déclaration péremptoire d’autonomie, en quelque sorte. Il conclut ainsi avec un léger accent mcLuhanesque : « Le sit-in et la flash-mob n’ont pas de message, ils sont le message[2] ».
Héritier bâtard du sit-in, du hacking et du street art, le flashmob (le vrai, donc ! [3] ) est toujours le fait d’un collectif spontané, éphémère et anonyme, sans auteur identifiable ni saisissable. L’horizontalité de son fonctionnement, depuis son mode de diffusion de l’information jusqu’à son exécution, l’opposent indéfectiblement à toute forme de contrôle, qu’il soit politique, sécuritaire ou économique. Pour le flashmob, la transgression des règles est la règle : s’il ne surprend plus, il perd son sens et son essence. Voilà qui explique la créativité intrinsèque du « dispositif » : il est tenu au renouvellement perpétuel de ses formes, à une originalité seule garante de son imprévisibilité.
Alors, le flashmob ? Une vague chorégraphie de masse au son du plus petit commun dénominateur ? Une flash-mode infantilisante de la com’ d’entreprise ? Une joviale pantalonnade de quelques hurluberlus égarés ? Ou peut-être un modèle d’insubordination ? Moi, pour ce que j’en dis…
- Jo Letarte, « Évolution de la critique libertaire du travail entre le XIXe siècle et le XXe siècle », Mémoire de Sociologie, Université de Laval, Québec, 2009.
- Du nom du théoricien de la communication canadien Marshall McLuhan et sa célèbre formule : « The media is the message » (Ndlr).
- Toutes mes excuses à M. Pokora.