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Mots
Anarchisme (Mots)

Par Henri Deleersnijder

Dès qu’il est question d’anarchisme surgissent, dans l’imaginaire collectif, les noms de Ravachol, Bonnie and Clyde et autres auteurs d’attaques à main armée et d’attentats sanglants, voire de casseurs sans foi ni loi. Au mieux, ce sont les figures de chanteurs-poètes à la fibre libertaire qui viennent à l’esprit, Georges Brassens et Léo Ferré en premier lieu, le second ayant, comme personne, défini l’idéal anarchiste par une formule percutante : « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir. »

Du coup, les théoriciens que furent en leur temps Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine et Élisée Reclus – pour ne citer que quelques « grandes pointures » – ont tendance à être oubliés, sinon relégués dans les poubelles de l’Histoire. Sans parler de militants tels que Louis Lecoin et Errico Malatesta dont le souvenir est resté dans une petite minorité de mémoires, Louise Michel échappant par bonheur au déplorable travail d’amnésie.

C’est que, au terme des confrontations idéologiques qu’a connues le mouvement ouvrier au XIXe siècle, la pensée de Karl Marx l’a emporté, du moins face aux socialismes dits « utopiques » et aux tenants de l’anarchisme opposés à l’existence de l’État. Le résultat est connu : ce fut Octobre 1917 et donc la victoire des bolcheviks en Russie. Mais rien ne prouve que, dans la forme qu’y a pris le « socialisme réel », l’auteur (avec Friedrich Engels) du Manifeste du parti communiste y ait trouvé son compte. Il n’est pas rare en effet, en politique comme ailleurs, qu’un projet d’émancipation se fracasse contre le principe de réalité, surtout quand la bureaucratie envahissante ou un dogmatisme stérilisant tendent à y paralyser toute initiative.

Quels messages ont-ils laissé à la postérité les Communards français de 1871, les membres des conseils ouvriers allemands de 1919, les marins russes de Cronstadt de 1921, les Italiens Sacco et Vanzetti de 1927 aux États-Unis, les Républicains espagnols de la CNT (Confédération nationale du travail) de 1936 et, enfin, les anarcho-syndicalistes de toujours ? Celui-ci, avant tout : que la vigilance à l’égard des pouvoirs doit plus que jamais nourrir l’esprit de résistance. Et celui-là, lié au premier : que l’anarchie, increvable à sa façon, doit continuer à lever son étendard contre tout autoritarisme, fût-il insidieux.

En quoi, dira-t-on, ce romantisme révolutionnaire et ces emballements naïfs ont-ils encore cours ? Nous sommes en démocratie, que diable ! On nous l’a assez répété. Ils ont été élus par les citoyens, ceux qui nous gouvernent. Sauf qu’en dépit de leurs bonnes intentions, à géométrie variable certes, leurs décisions sont tellement subordonnées à l’omnipotence des marchés que les inégalités mondiales s’intensifient inexorablement au gré de la libération des échanges. Est-ce faire preuve de subversion anarchisante que de le constater ?

Au niveau quotidien aussi, la liberté d’action et d’expression de tout un chacun tend à se rétrécir, n’en déplaise aux discours lénifiants. Il n’y a pas que le « politiquement correct » et la « pensée unique » qui sont en cause ici. Il suffit d’ouvrir les yeux – à condition de le vouloir… – sur les conséquences induites non seulement par les risques du terrorisme mais aussi par la numérisation grandissante de nos existences : les voilà en passe d’être cadenassées par le technicisme triomphant, avec l’ordinateur en guise de Commandeur suprême. Même nos déplacements les plus ordinaires commencent à être soumis à des balises. Alors, pour que la vie, avec ses imprévus et sa spontanéité, garde tout son sel, rien de tel que de garder en réserve quelques « graines d’ananar »…