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Mots
Commun (Mots)

Par Henri Deleersnijder

Georges Orwell

« Tous ces prés-là jusqu’au bois de la chaussée, de tous temps y z’ont été champêtres, de tous temps, à preuve j’me souviens qu’mon père y m’racontait qu’son père à lui gamin y m’nait déjà le troupeau, de tous temps, de tous temps ces bas prés y z’ont été pacage communal, et si loin qu’jai pu l’entendre jamais le château s’en est mêlé, jamais ! »

Cette réplique est tirée du téléfilm 1788, de Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, remarquable chronique d’un petit village de Touraine, dans la région de Chinon, à la veille de la Révolution française. Le comte du lieu a décidé d’enclore les biens communaux, ces prés – dits « champêtres » à l’époque – fournissant une ressource en herbe pour les maigres troupeaux des paysans.

C’était un droit d’usage ancestral du régime féodal que de laisser libre accès à ces pâtures communales, lesquelles échappaient à toute propriété privée. Preuve que celle-ci n’a pas toujours constitué la règle et que, depuis la nuit des temps, les besoins économiques et sociaux des communautés villageoises ont engendré des pratiques collectives, garantes de meilleures possibilités de survie. On aurait tendance à l’oublier à l’heure où le tout-individuel prévaut et où les processus de privatisation, bien au-delà du monde rural, grignotent de plus en plus le domaine public, y compris les services.

Le mot « commun » serait-il en train de devenir un gros mot ? On pourrait le craindre. Il avait déjà été lesté d’une forte dose de mépris lorsque, dans la bouche de ceux qui s’estimaient, dans l’Ancien Régime, bénéficier d’une extraction supérieure, il servait à désigner les gens du peuple, autrement dit le « commun ». Mais rien ne prouve que la société actuelle, si souvent gangrenée par l’inculture et l’arrogance financière, reste préservée de ce genre de stigmatisation à l’égard des plus démunis.

Raison de plus pour être attentif au concept de common decency de George Orwell, cette décence commune qui est au centre de sa réflexion. Il s’agit d’un penchant naturel à la bienveillance, faite d’une honnêteté ordinaire, d’une générosité allant de soi, d’une morale aussi qui n’a aucun besoin d’injonctions venues d’en-haut. Et l’auteur de 1984, qui avait fréquenté un moment le prolétariat anglais, de voir ces qualités particulièrement vivantes dans les milieux populaires que le libéralisme – de gauche comme de droite – n’avait pas encore converti à la suprématie du marché dans les échanges quotidiens.

Cette « banalité du bien », le philosophe français Jean-Claude Michéa, admirateur de l’œuvre d’Orwell, avoue la côtoyer dans le quartier populaire où il vit non loin de Montpellier. Au cours d’un entretien accordé en 2013 à Jean Cornil, animateur du Centre laïque de l’Audiovisuel, il avoue que « dans un quartier populaire […] les rapports d’entraide existent beaucoup plus que dans une banlieue résidentielle ». Comment s’expliqueraient ces comportements altruistes ? C’est que, explique-t-il, « il [y] reste des structures de vie communes fondées sur l’anthropologie du don qui, même si elles sont sérieusement attaquées par la société moderne, rendent encore possibles, entre voisins, des rapports d’échange symbolique. En général, quand quelqu’un vient vous demander de lui prêter son échelle, votre premier réflexe n’est pas de lui dire, pour deux heures, ça fera vingt euros. Il y a encore cette structure. Tandis que quand vous devenez riche et puissant […], la richesse et le pouvoir nous coupent de nos semblables. » Et le pourfendeur de la Main invisible d’Adam Smith de conclure, en guise d’estocade : « Dès qu’on monte dans la société, l’oxygène moral se raréfie, et il est beaucoup plus difficile à un riche et à un homme puissant de conserver ce bon sens et cette common decency qui sont encouragés non pas par la nature des simples travailleurs mais par leurs conditions d’existence. »

Pas sûr que ce retour du « commun » dans nos vies quotidiennes soit perdu à jamais. En témoignent le nombre d’initiatives de la société civile qui se multiplient aujourd’hui, marquées du sceau de la solidarité, à l’heure où les États ne parviennent plus (ou ne veulent plus) réduire le fossé grandissant entre riches et pauvres. Le film Demain par exemple, né à l’initiative de Cyril Dion et de Mélanie Laurent ainsi que de l’ONG Colibris, a fait un relevé vivant de différentes expériences observées sur le terrain, dans l’optique d’un futur meilleur, partiellement libéré du despotisme de l’individualisme radical. Affaire à suivre, en tout cas. De quoi retrouver un peu de sens commun…