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Idiocratie et médiocratie

Par Raphaël Schraepen

Aujourd’hui, plus personne n’a le droit d’avoir faim ou d’avoir froid. Certes, c’est une évidence. Pas d’idéologie, ni de discours, ni de baratin, ajoute-t-on souvent. Dommage. Depuis des décennies, des autoproclamés « enfoirés » nous rabâchent la même chanson, sourires obligés et larmes de circonstance au bon moment. Et surtout, pas d’idéologie. Le secteur privé prend en charge une partie de la misère de la France (le phénomène existe aussi en Belgique) à défaut de celle du monde, sans que ce problème de société soit résolu de façon pérenne par les pouvoirs publics. Résultat : les « enfoirés » chanteront encore longtemps et le sexagénaire sympa au feu rouge au bout de ma rue fera encore la manche.

Cette médiocrité artistique n’est pas que le fait des « Obispos » et des « Goldmen ». Souvenons-nous de cet excellent sketch des Inconnus qui mêlait habilement les révoltes puériles de Bruel et de Pagny dans la chanson « Casser Les Couilles ». Pas d’idéologie. « Quant à Jean-Marie Le Pen… (temps d’arrêt, suspense) il dit pas que des conneries. » Médiocratie ? Idiocratie ? Au début des années 1980, feu Balavoine fut sans doute un des premiers à mettre sur la place publique une colère juvénile mal assumée, déguisée en attitude révolutionnaire. Et les choses n’ont fait qu’empirer depuis. En 2007, le réalisateur américain Mike Judge propose son film Idiocracy, pamphlet à la fois hilarant et consternant qui montre une société dominée par les loisirs les plus stupides et où un « average man » (« homme moyen ») devient par défaut l’homme le plus intelligent du monde. On y voit aussi un président des États-Unis déplorable, sorte d’hybride entre Barry White et… Donald Trump ! Le film n’est pas une réussite totale, mais fait mal là où il faut. En 1992, Tim Robbins avait signé avec Bob Roberts un film sarcastique plus dérangeant que drôle sur un chanteur folk réac (fameux oxymore !) qui devient président des États-Unis. Ce Bob Roberts avait titré un de ses albums Times Are Changing Back en prenant le contre-pied de l’album fondateur de Bob Dylan The Times They Are A-Changin’.

Ceci nous amène presque naturellement aux chanteurs et groupes engagés, ou qui se prétendent tels. U2 sort le single Sunday Bloody Sunday en 1983, soit onze ans après le massacre de Derry, en Irlande du Nord. Lors d’une manifestation, des civils non-armés avaient été tués par balles par des soldats britanniques. Était-ce vraiment un « engagement » d’en parler si tard ? Le sujet avait été déjà été abordé dès 1972 par deux anciens Beatles, et curieusement déjà avec des résultats artistiques discutables. John Lennon, d’une part, propose deux chansons sur son album Some Time In New York City : Sunday Bloody Sunday (déjà) et The Luck Of The Irish. De bonnes intentions ne font pas nécessairement de bonnes chansons. Paul McCartney, d’autre part, publie sous le nom de son groupe Wings le 45 tours Give Ireland Back To The Irish un mois à peine après les faits. L’engagement est réel, de bonne foi, mais le résultat est décevant. Ce qu’on entend, on pourrait le qualifier de comptine enfantine électrisée. Mais cela n’autorisait en rien la censure. La BBC et Radio Luxembourg ont interdit d’antenne la chanson, et pas pour des raisons artistiques. 1972 a donc vu McCartney en figure rebelle.

Les anglo-saxons ont un concept pour définir ces œuvres engagées mais dépourvues de consistance : le mot « generic ». En d’autres termes, la substance de ces chansons se résume à un titre de chapitre dans une table des matières. Dans ce registre, on pourrait citer deux chansons « anti guerre du Vietnam » : People Let’s Stop The War du groupe Grand Funk Railroad, oublié aujourd’hui mais qui fut incroyablement populaire aux USA au début des années 1970, et une autre chanson de Lennon, I Don’t Wanna Be A Soldier Mama I Don’t Want To Die. Les paroles ne consistent qu’en la répétition du titre, ad nauseam.

Si l’on s’en tient à la guerre en général, n’y aurait-il que ce genre de chansons ? Heureusement, non. Dans Moratorium, en 1971, la chanteuse amérindienne cree Buffy Sainte-Marie réclame avec colère : « Bring our brothers home ! ». Dans la même veine, la chanteuse Freda Payne qui avait eu un hit mondial en 1970 avec Band Of Gold sort le 45 tours Bring The Boys Home. Malgré son contenu anti-guerre, la chanson ne sera pas censurée.

Buffy Sainte-Marie

Buffy Sainte-Marie

Buffy Sainte-Marie, elle, connaîtra bien la douleur d’être censurée. Tout commence avec sa chanson Universal Soldier en 1964 (aucun rapport avec les navets à répétition dans lesquels JCVD s’est illustré). Il s’agit d’une des chansons pacifistes les plus virulentes. « Il mesure 1m70, il mesure 1m90, il a 31 ans, il n’a que 17 ans, il est soldat depuis des milliers d’années. Il sait qu’il ne devrait pas tuer, il sait qu’il le fera toujours, il te tuera pour moi, mon ami, et il me tuera pour toi. » Plus loin, elle chante : « Et il se bat pour la démocratie, et il se bat pour les “Rouges”, il dit que c’est pour la paix de tous. ». Arrivent les derniers couplets, choquants sans doute mais sains dans la mesure où ils provoquent la discussion : « Mais sans lui, comment Hitler aurait-il pu les envoyer à Dachau ? Sans lui, César serait resté tout seul. C’est lui qui donne son corps comme arme de guerre. Et sans lui, les tueries ne peuvent plus continuer. C’est le Soldat Universel et il est vraiment à blâmer. Ses ordres ne viennent plus de loin, ils viennent d’ici et là, de vous, de moi, et voyez-vous, mes frères, ce n’est pas ainsi que l’on met fin à la guerre. »

Interdite d’antenne aux USA, Donovan l’enregistre en Grande-Bretagne et en fera curieusement un immense succès commercial. Quant aux disques de Buffy, ils ne passeront plus jamais sur antenne de l’autre côté de l’Atlantique. L’administration Johnson la met sur liste noire, Nixon et Ford prolongent le bannissement des ondes, et il faut attendre le mandat de Jimmy Carter pour que l’interdiction soit enfin levée.

En 1965, c’est Country Joe McDonald qui publie sur un « extended play » offert avec la revue de gauche Rag Baby Talking le rag-time sarcastique I Feel Like I’m Fixin’ To Die-Rag. Ouvertement déclaré communiste, McDonald fustige la guerre du Vietnam dans un contexte pré-hippie. Il chante : « Déposez les livres et prenez les armes, on va bien se marrer. Et un, deux, trois, on y va ! On combat pour quoi ? Me demande pas, je m’en tape. » Plus loin : « Allez, les mères, empaquetez vos garçons pour le Vietnam ! Allez, les pères, n’hésitez pas ! Envoyez vos fils avant qu’il ne soit trop tard et vous pourrez être le premier de votre quartier à recevoir votre gamin dans une boîte ! ». La chanson connaîtra un succès mondial quatre ans plus tard, à Woodstock, où Country Joe la précédera de son cri devenu sa « signature ». « Donnez-moi un F ! » La foule : « F ! ». « Donnez-moi un U ! » « U ! » « Donnez-moi un C ! » « C ! ». « Donnez-moi un K ! » « K ! ». «Et ça veut dire quoi ? » « Fuck ! Fuck ! Fuck ! » « Fuck the war », comme chantait Buffy dans Moratorium.

Country Joe McDonald

Country Joe McDonald

Dernier exemple de chanson réellement engagée, refusant médiocratie et idiocratie : Political Science de Randy Newman, sortie en 1972. On croirait le texte écrit pour Donald Trump. Le voilà : « Personne ne nous aime, je sais pas pourquoi. Partout, même nos amis nous critiquent. Alors, jetons-leur la grosse bombe et on verra bien ce qui se passe. L’Asie est surpeuplée et l’Europe est trop vieille. Et le Canada est trop froid. Et l’Amérique du Sud nous a volé notre nom. Jetons-leur la grosse bombe et y aura plus personne pour nous critiquer. On sauvera l’Australie – je veux pas faire de mal aux kangourous ! On construira un grand parc d’amusements rien qu’Américain – oh, et on pourra aussi faire du surf, là-bas. » Plus loin : « Boum, Londres ! Et boum, Paris ! Y aura plus de place pour toi et moi. Tu porteras un kimono japonais et il y aura des chaussures italiennes pour moi. De toute façon, ils nous détestent tous, alors jetons-leur la grosse bombe, maintenant ! ».

Discographie

On peut entendre Universal Soldier et Moratorium de Buffy Sainte-Marie sur les albums It’s My Way et She Used To Wanna Be A Ballerina.

Pour I Feel Like I’m Fixin’ To Die-Rag ; trois versions par Country Joe & The Fish: celle de l’EP (1965), celle de l’album I Feel Like I’m Fixin’ To Die (1967) et la version en public à Woodstock (1969).

Political Science figure sur l’album Sail Away de Randy Newman.