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La marchandisation de l'eau : le cas du désert d'Atacama (Réalité brute)

Par Gilles Rahier

Désert de sel d'Atacama, Chili (cc) Francesco Mocellin

Désert de sel d’Atacama, Chili (cc) Francesco Mocellin

En abordant la notion de « bien commun », un élément, que nous utilisons quotidiennement, est souvent au cœur des débats : l’eau. Sans rentrer ici dans un débat écologiste sur son avenir, nous souhaitons parler de sa marchandisation. En effet, malgré sa nécessité pour la vie et la planète, elle s’est transformée en bien de consommation courante, que ce soit à travers le traitement des eaux usées, la distribution de l’eau courante, la vente d’eau en bouteille par des grandes multinationales ou le rejet de déchets industriels.

Ce bien commun est donc abandonné aux politiques libérales et au marché, qui mènent une véritable bataille pour sa possession. Ils considèrent alors que l’eau est un « besoin et non un droit : la fourniture de l’eau n’est plus ainsi une obligation pour l’État, et l’accès à l’eau pour tous ne serait plus garanti[1] ». En Europe, les concessions aux entreprises privées produisent une rente de l’eau, aux mains d’un petit nombre de firmes, qui définissent sa valeur économique et instaurent la primauté de l’investissement privé. Actuellement, peu de pays ont résisté à cette phase de privatisation des services d’eau.

L’eau étant une denrée rare et une ressource stratégique, elle touche surtout des secteurs d’activités comme l’agriculture et l’industrie (90 % de son utilisation), ce qui la transforme encore plus en enjeu de pouvoir et de domination de la part des conglomérats industriels. À côté de la possession des marchés et de la rente de l’eau dans nos pays occidentaux, les pays en développement payent le prix fort de la gestion de ces groupes privés sur leur continent.

Au Chili[2], l’extraction minière dans le désert d’Atacama est un bel exemple de cette dérégulation et d’un usage incontrôlé de la propriété privée de l’eau. Le pays s’étant transformé durant la dictature de Pinochet en laboratoire des politiques libérales de l’école de Chicago, il pourrait servir d’exemple dans un futur proche pour la gestion de ce « bien commun ». Et comme le lieu est extrême au niveau de la sécheresse, il exemplifie encore plus le devenir de la planète en cas de raréfaction de l’eau.

Situé dans le nord du pays et étant reconnu comme un des déserts les plus arides du monde (certaines zones n’ont pas vu la pluie depuis des années), l’utilisation de l’eau a été pendant des millénaires une préoccupation pour les habitants originaires de la zone, les Atacamènes. Tournés vers une agriculture de fruits (grenade, abricot, raisin), certains villages ont vu arriver, à partir du 19e siècle, dans leur entourage proche, des usines d’extraction de matières premières (salpêtre, lithium, cuivre, etc.), qui entrent en contradiction avec leur gestion commune de l’eau.

Marche pour l'eau et les territoires, le 22 avril 2017 à Concepción, au Chili (Movimiento por el agua y los territorios)

Marche pour l’eau et les territoires, le 22 avril 2017 à Concepción, au Chili (Movimiento por el agua y los territorios)

Dans la région, les droits d’eau sont encore possédés par ces communautés indigènes, mais le Codigo del Agua (1981), datant de la dictature, permet de les vendre ou de les exploiter. Dans une région où le développement touristique et minier est très important, ils se voient présenter de nombreuses propositions de rachat par des multinationales ou des consortiums, l’extraction et la transformation des minéraux demandant beaucoup d’eau. La qualité de cette eau a bien sûr également été transformée par la pollution et le rejet des industries. Dans ces villages reculés, la toute puissance des entreprises amène une pression intense sur les gens et remplace parfois les institutions de l’État. Ces dernières, absentes au niveau local et ne fournissant pas les ressources nécessaires aux communautés (eau, électricité, etc.) par manque d’investissement, sont alors suppléées par les entreprises qui peuvent offrir ces services basiques, en échange de droits d’eau ou de concessions.

Au niveau national, l’eau est considérée comme un bien indispensable pour le développement économique du pays. « L’État est chargé d’assigner des droits de propriété sur cette ressource, à titre gratuit, sans limitation de temps et à toute personne qui en fait la demande[3] ». Le pays connaît donc une privatisation au niveau des services hydriques et de la propriété de l’eau, comme le note Perez Bustos : « La constitution du droit de l’eau est quant à lui créé à titre gratuit par l’administration et ce, de manière perpétuelle. Un titulaire d’un droit de l’eau ne nécessite pas l’aval de l’administration pour transférer son droit, le lieu d’échange étant le marché de l’eau. » Les droits de l’eau ne sont pas non plus liés à la terre mais à sa découverte et la transforment en un bien privé.

Dans la législation, le Codigo de Minería (1983) permet les investissements, notamment étrangers, mais l’État garde le contrôle des concessions d’exploration et d’exploitation sur des terrains dont il n’est pas propriétaire. Il peut donc assigner des droits de minéraux sur une propriété et les donner à des entreprises privées. Un bel exemple est la multinationale SQM, privatisée durant la dictature (au bénéfice du gendre de Pinochet !), qui contrôle 36 % du marché mondial du lithium, dont une grande partie dans le Salar d’Atacama. Par un système complexe, ces entreprises ne sont pas soumises à l’impôt sur la rente, avec un objectif déclaré de permettre de nouveaux investissements dans le pays et le développement de l’emploi. Ce n’est qu’en 2005 qu’une loi oblige les sociétés minières à verser des « royalties » sur les ventes, qui seront destinées à être redistribuées dans les régions.

L’extraction de l’eau et son utilisation industrielle provoque de graves dégâts environnementaux, provoquant la contamination des rivières de la région. Le combat se joue ici entre un usage agricole ancestral des eaux et l’extraction de celles-ci par des entreprises minières, qui détruit le mode de vie des indigènes. Le débit de l’eau est fortement réduit par les extractions faites par ces multinationales, obligeant un déplacement vers la ville et une paupérisation des populations locales. Il faut imaginer la vente de l’eau comme un droit d’extraction de celle-ci, calculée en litres par seconde. Les entreprises ont donc le droit de retirer cette eau des rivières par exemple, dans une quantité donnée, pour le processus industriel.

En parallèle, cette utilisation effrénée provoque un changement et une destruction des zones écologiques de la région, plaines fertiles, lieux de pâturage, marais salants, qui modifient la structure environnementale et touchent les espèces autochtones. Dans un même mouvement, les industries prennent la majeure partie de l’eau présente dans ce désert, tout en polluant les cours d’eau et les nappes souterraines. Dès lors, développement économique libéral et système traditionnel de gestion de l’eau s’affrontent. Et parallèlement, on observe une passivité et une incapacité des institutions publiques à réaliser une gestion adéquate de l’eau, une Constitution promouvant une marchandisation extrême dans un but de développement économique et un abandon de l’État favorisant une toute puissance des entreprises dans cette région.

Movimiento por el agua y los territorios, 22 avril 2017

Movimiento por el agua y los territorios, 22 avril 2017

L’accès à l’eau doit être un droit fondamental de tout être humain. En plus de la conserver, l’État devrait la protéger de toute spéculation commerciale (marchandisation) et maintenir sa qualité (environnementale). Quand cet État promeut une surexploitation et encourage ces pratiques, la notion de bien commun est vite remplacée par le bien privé, que le sacrosaint marché se chargera de réguler.

  1. Mohamed Larbi BOUGUERRA, « Bataille planétaire pour l’“or bleu” », in Manière de voir, n°65, sept-oct 2002, p.52.
  2. Nous ne serons pas exhaustifs pour cette étude et conseillons donc de se référer à un travail plus détaillé sur cette thématique de relation entre communautés et entreprises minières : Nancy YÁÑEZ et Raúl MOLINA, La gran mineria y los derechos indigenas en el norte de Chile, LOM, Santiago, 2008. Pour une étude de la société agraire atacamène, voir Hugo ALONSO, Lautaro NÚÑEZ et Pierre POURRUT, Les oasis du désert d’Atacama, Nord Chili. Gestion de l’eau et défi du temps, Paris, L’Harmattan, 2003.
  3. Francisco PEREZ BUSTOS, La politique chilienne de l’eau dans la région du désert d’Atacama : une approche intégrée ?, Mémoire ULB en Gestion de l’Environnement, 2014, p.7.