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Mots
Canard (Mots)

Par Henri Deleersnijder

C’était il y a un peu plus de cent ans et les temps étaient alors plongés dans des turbulences meurtrières sans nom. La Grande Guerre labourait les champs d’horreur de l’Europe et ses peuples, pris dans la spirale des nationalismes, s’étripaient à qui mieux mieux dans ce qui paraît relever de nos jours d’une absurdité confondante.

La presse officielle de l’époque, au même titre que les organismes gouvernementaux, distillait des soi-disant vérités sur l’interminable conflit en cours, s’employant par un « bourrage de crânes » éhonté à ne pas saper le moral des poilus. S’activaient du coup les ciseaux d’« Anastasie », mot issu du grec Anastasia signifiant « résurrection » et désignant la censure omniprésente.

C’est dans le contexte de cette atmosphère délétère que naît, le 10 septembre 1915, un « canard » – dans le sens argotique de journal – appelé à voler dans les plumes des restrictions à la liberté d’informer. Il n’avait que quatre pages, ce frêle volatile de l’époque fondé par Maurice Maréchal ; il ne connaîtra que cinq numéros avant sa disparition le 25 octobre de la même année. Mais le 5 juillet 1916, il reparaît avec une régularité qui ne se démentira pas jusqu’aujourd’hui : Le Canard enchaîné, puisque c’est de lui qu’il s’agit bien sûr, est le plus ancien hebdomadaire de France, paraissant chaque mercredi.

Pourquoi rappeler ces choses que toute école de journalisme met à son programme en guise de b.a.-ba de l’histoire de la presse écrite ? D’abord parce qu’on vient de fêter, l’année dernière, le centenaire du célèbre palmipède de l’Hexagone, qui pète de santé. Ensuite parce que, dans le paysage médiatique actuel dominé par les groupes financiers (industriels et tutti quanti), pouvoir lire chaque semaine un journal sans publicité ni actionnaire et vivant de la seule fidélité de ses nombreux acheteurs et abonnés est un plaisir rare, non frelaté en tout cas par les affres de la com’. Enfin parce que, dans cette feuille pour laquelle « La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas », avoir le loisir de s’informer à l’aide d’échos et d’enquêtes politiques teintés d’humour est un régal de fin gourmet.

Et dans sa désormais longue histoire, il en a levé bien des lièvres ce vilain petit Canard ! Des diamants de Valéry Giscard d’Estaing au tout récent Penelopegate plombant – au moment où s’écrivent ces lignes – la campagne électorale de François Fillon. Il a certes loupé l’affaire Jérôme Cahuzac, révélé par Mediapart, mais il n’a pas raté le coiffeur de François Hollande payé 9 895 euros par mois. Ce souci de débusquer ce qui reste caché ou tu, à la manière à bien des égards prometteuse du trimestriel belge Médor, ne serait-ce pas là une voie à suivre pour quantité de praticiens de la chose écrite, travaillant en ligne ou sur support papier, que l’investigation, voire l’autocensure, ne rebute pas ? La matière à explorer ne manque pas à l’heure où la post-vérité commence à avoir le vent en poupe. Comme, toutes proportions gardées, durant la guerre 14-18. Plus que jamais, « porter la plume dans la plaie » (Albert Londres) reste d’actualité[1].

  1. À ce propos, on lira avec profit et plaisir la BD de Didier Convard et Pascal Magnat, L’incroyable histoire du Canard enchaîné. 100 ans d’humour et de liberté, Paris, Les Arènes, 2016.