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Déradicaliser : des vertus de l’usage d’un verbe flou

Par Olivier Starquit

Déradicaliser : verbe. En botanique, action qui coupe les racines à une plante afin de mettre un terme à son développement. Synonyme : dévitaliser. Cette définition fantaisiste mais néanmoins étymologiquement plausible montre et démontre à foison que ce verbe, qui a surgi ces derniers temps pour s’occuper des personnes ayant succombé à l’appel du Jihad (qu’il s’agirait également de définir, ce que l’on omet généralement de faire), est en fait une nouvelle illustration du mésusage de la langue française. Ne serait-il en effet pas plus judicieux et pertinent d’utiliser d’autres verbes comme déprogrammer un individu radical (une approche certes favorable à la réification de l’individu), voire le désintoxiquer ?

Le recours à une définition fantaisiste se justifie également par le fait que le verbe déradicaliser et sa variante pronominale (se déradicaliser) n’a pas encore fait son entrée dans les dictionnaires.

Le surgissement de ce vocable est interpellant car, comme le souligne Michel Francart dans sa chronique pour la gazette vespérale, « l’évolution du sens des mots, c’est bien plus qu’une question de langue. Une vision de la société s’y reflète et s’y construit. […] Notre interprétation des mots s’ajuste à l’évolution sémantique la plus récente […][1] ». Et comme toujours, le choix des mots est tout sauf innocent.

Ainsi, il est légitime de s’interroger et de se demander pourquoi et à quel moment des termes comme « jihadistes » ou « intégristes » ont peu à peu cédé la place au vocable « radicalisés ». Ce dernier est-il plus fort ou permet-il une association implicite plus évidente avec l’islam, ce qui est moins le cas d’« intégriste » qui peut s’appliquer à d’autres religions ? Le terme « radicalisé » semble en effet s’appliquer exclusivement à certaines franges du monde musulman. Aucun journaliste n’a jamais désigné Ludovine de la Rochère, présidente de La Manif pour tous ou Frigide Barjot de « radicalisées ».

Suite aux attentats de Paris, le gouvernement français a annoncé l’ouverture de deux centres de déradicalisation. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Comme nous l’avons déjà abordé précédemment, la notion de radicalisation brille elle-même par son aspect flou et c’est sur base du contraire de cette considération nébuleuse que l’on essaie de construire un concept. Par ailleurs, « le projet, antérieur aux récents attentats, est celui d’un centre de “réinsertion républicaine”. L’objectif initial était de réinsérer ceux qui peuvent l’être, de les aider à retrouver une place dans la société[2] ». Mais quels sont les critères d’une « radicalisation » ? Fréquenter la mauvaise mosquée, regarder les mauvaises vidéos, liker certains statuts ? Et qui serait le mieux à même de détecter ces indices de radicalisation ? Les enseignants ? On peut imaginer l’ampleur de la pression imposée au monde enseignant : quelles conséquences si d’aventure, sur base d’un concept aussi flou, une personne se voyait erronément désignée comme étant une personne radicalisée ? Comme quoi, une notion floue engendre et entraîne de nombreux questionnements et ce flou peut être porteur de zones d’incertitude et de flottements préjudiciables à chacun.

Partant, une autre question se fait jour : Est-il possible de reprogrammer un individu ? : « On ne peut pas défaire un individu de ce qu’il a été ou ce qu’il a vécu. […] Lorsqu’une personne a fait une expérience qui implique tout son être, on ne peut pas remonter le temps et la lui enlever[3]. »

Où commence par ailleurs la radicalisation ? Ne sommes-nous pas également témoins d’une radicalisation de certains penseurs ouvertement islamophobes : pour Zemmour et Finkielkraut, l’islamophobie radicale est un juteux filon ! Pour Thomas Deltombe, auteur de L’Islam imaginaire[4], « l’islamophobie est à l’évidence un instrument de pouvoir. Il s’agit d’une façon relativement récente – elle date de deux ou trois décennies – de reformuler le racisme d’antan. Il s’agit, en d’autres termes, d’un encodage. Là où l’on parlait des “Arabes”, on parlera des “musulmans”. Là où l’on disait vouloir défendre la “civilisation chrétienne”, on privilégiera désormais les supposées “valeurs de la République française”. Toute une série de grandes “valeurs”, un peu trop facilement qualifiées de “françaises”, sont ainsi mobilisées – au sens quasi militaire du terme – pour ériger et maintenir une barrière symbolique qui sépare “eux” et “nous”[5]. »

Mais revenons à notre verbe flou : se radicaliser est apparu au XIXe siècle dans le sens de « devenir plus extrême ». Et comme nous l’évoquions dans le numéro précédent[6], l’utilisation de « radical » ou de « radicalisé » en lieu et place d’« extrémistes » ne nous semble guère innocente. Est-il abusif de voir dans cette confusion sémantique l’invention d’une « idée scélérate qui met dans le même sac les terroristes et les réfractaires : la radicalité, voilà l’ennemi »[7]. Car, pour suivre le raisonnement de ce philosophe, « si la société actuelle produit l’extrémisme comme la nuée porte l’orage, c’est parce que les valeurs qu’elle propage se placent toutes sur le terrain de l’excès, de la surenchère et du refus des limites sous toutes leurs formes[8] ». Et avec un néolibéralisme qui responsabilise à tout crin l’individu et les choix qu’il pose, ce système en surenchère permanente induit une fatigue d’être soi et un souhait de se replier sur un système de sens prédéfini et dans ce cadre, « l’islamisme comporte la promesse d’un retour au monde traditionnel où être sujet est donné, alors que dans la civilisation moderne l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à un travail harassant. […] Certains jeunes préfèrent aujourd’hui l’ordre rassurant d’une communauté avec ses normes contraignantes, l’assignation à un cadre autoritaire qui les soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans ressources[9] ».

Et le recrutement s’opère d’une manière analogue aux choix proposés par les grilles néolibérales : à savoir le choix d’une offre d’identité selon des critères de consommation définis et aidés par les nouvelles technologies, une sorte d’achat impulsif sur la toile : ainsi, « par sa capacité à agglomérer des micro-communautés centrées sur leurs domaines de prédilection, au sein desquelles les opinions deviennent toujours plus extrêmes du fait de ne plus être en dialogue avec d’autres visions du monde, Internet est le terrain le plus favorable qui soit pour le développement de groupes[10] » extrémistes, voire intégristes, qui n’omettront pas par ailleurs de liker leurs statuts et de gazouiller leur faits d’armes en bons consommateurs narcissiques ayant intégré les codes néolibéraux. Et aucun centre de déradicalisation ne pourra y remédier si les problèmes ne sont pas pris… à la racine.

  1. Michel Francard, « Se radicaliser, à visage découvert », in Le Soir (en ligne), 8 février 2016, http://www.lesoir.be/1092147/article/debats/chroniques/vous-avez-ces-mots/2016-01-13/se-radicaliser-visage-decouvert.
  2. Rinny Gremaud, « Déradicaliser : Comment mettre en pratique un mot-valise ? » in Le Temps, 30 novembre 2015, http://www.letemps.ch/monde/2015/11/30/deradicaliser-mettre-pratique-un-valise.
  3. Ibidem.
  4. Thomas Deltombe,_ L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France_, 1975-2005, éd. La Découverte, 2007.
  5. Thomas Deltombe, « L’islamophobie, un instrument de pouvoir », entretien sur le site d’information Middle East Eye (édition française) par Hassina Mechaï, 18 janvier 2016, http://www.middleeasteye.net/fr/reportages/deltombe-l-islamophobie-un-instrument-de-pouvoir-qui-permet-de-reformuler-le-racisme-d.
  6. Olivier Starquit, « Radical, vous avez dit radical ? », in Aide-Mémoire, n° 75 de janvier-mars 2016, http://www.territoires-memoire.be/am/157-aide-memoire-75/1299-radical-vous-avez-dit-radical.
  7. Patrick Marcolini, « Radicalisons-nous », in La Décroissance n° 125 février 2016, p.3.
  8. Ibid.
  9. Fethi Benslama, cité dans Patrick Marcolini, Idem.
  10. Patrick Marcolini, op. cit.