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Mots
Orthodoxie (Mots)

Par Henri Deleersnijder

À l’origine, le terme a une résonance religieuse. Puisque l’élément grec orthos signifiait d’abord « debout, dressé » et servait ainsi à désigner les angles droits en géométrie, il a petit à petit dérivé – d’après le Dictionnaire historique de la langue française – vers le champ ecclésiastique avec le sens de « conforme à la saine doctrine ». Celui qui pensait droit, dans la bonne voie donc, respectant la « norme de la vérité en matière de religion », était dit « orthodoxe », alors que quiconque s’écartait de la supposée vraie foi risquait à terme d’être traité d’« hérétique ». L’histoire du christianisme regorge de luttes fratricides auxquelles cette conception binaire a donné lieu : la coupure de 1054 entre la papauté de Rome et le patriarcat de Constantinople n’en a constitué qu’un moment emblématique. Mais ce n’est que bien plus tard, au XIXe siècle, que les Églises chrétiennes d’Orient – surtout grecque et russe – seront appelées « orthodoxes ».

La sécularisation de la société aidant, le substantif « orthodoxie » s’est de nos jours libéré de sa gangue confessionnelle pour s’acoquiner avec la notion bigrement imprécise de « normalité ». Rien de plus aléatoire que celle-ci ! Et pourtant, en matière économique par exemple, pour les chantres d’un libéralisme sans régulation, il n’y aurait pas d’autre alternative que la norme du marché, la fameuse main invisible d’Adam Smith étant censée résoudre tous les problèmes sociaux. On voit, à l’heure des Panama Papers et des mécanismes sophistiqués d’évasion fiscale, à quelles scandaleuses dérives une telle doxa peut donner lieu… Dans le domaine politique aussi, c’est le recul de l’intervention de l’État qui prévaut dans une Union européenne qui tangue de toutes parts, alors que les pouvoirs publics font maintenant quasi de la reptation face à l’omnipotence des marchés. Il faudrait faire preuve d’une cécité volontaire pour ne pas s’apercevoir à quel point ce type de comportement, fruit d’une certaine « pensée unique », provoque comme dégâts dans les populations soumises aux affres de l’austérité. Les médias généralistes enfin, soumis plus que de raison à la redoutable tyrannie de l’événementiel et de l’instantané, n’échappent pas toujours à cette propension à se couler dans une certaine conformité, de vocabulaire notamment. En parlant de « l’indiscuté de la discussion », le sociologue Pierre Bourdieu a montré à ce propos que les journalistes s’attardent trop rarement, voire jamais, à éclairer les diverses significations des vocables qu’ils utilisent continûment[1].

D’où la nécessité de gagner la bataille des mots, bataille éminemment politique s’il en est. Et, pour se réapproprier les moyens d’agir sur le réel, de redécouvrir au plus vite les vertus de l’hétérodoxie. Sans quoi, prisonniers des liens insidieux de l’uniformité, nous risquons de nous endormir dans la sclérose intellectuelle, ce qui serait la première étape sur le chemin de la démission citoyenne. Le récent mouvement « Nuit debout » parti de France, qui rappelle celui des « indignados » de la Puerta del Sol de Madrid né en 2011, montre à suffisance que le pire n’est pas toujours certain. Et qu’il est des réveils autrement prometteurs que les engourdissements orthodoxes…

  1. Voir à ce sujet l’éditorial de Pierre Rimbert intitulé « Journalisme de marché, permis d’inhumer », dans Manière de voir. Le Monde diplomatique « Faire sauter le verrou médiatique », n° 146, avril-mai 2016, p.4.