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Scott Walker : du crooner dérangeant au guerrier sonore (2e partie)

Par Raphaël Schraepen

(Suite de l’article paru dans le numéro précédent)

C’est en fantôme que Scott Walker va traverser la quasi-totalité des années septante. Il publie pourtant un cinquième album, qui ne sera pas titré « Scott 5 » comme on aurait pu s’y attendre, mais ‘Till The Band Comes In, d’après une des chansons. Signe de rupture avec le passé ? Besoin d’oublier l’échec de Scott 4 ? On ne le sait. Mais ce disque s’inscrit encore partiellement dans la suite logique de ce qu’il développe depuis 1967. Avec des différences. De façon exceptionnelle, toutes ses compositions sont cosignées par un certain Ady Semel, son manager d’un temps et son « censeur », selon lui. Il n’est plus question de « bordellos », en tout cas. Autre bizarrerie, un des morceaux (Long About Now) n’est pas chanté par lui mais par Esther Ofarim. De façon superficielle, on pourrait constater que l’album est bâti selon le même schéma que Scott 3 : d’abord, dix morceaux personnels, ensuite des reprises, sauf qu’ici ces dernières ne sont plus de Brel, mais des titres assez fades. Les dix chansons sont censées former un « concept », comme c’était la mode à l’époque, vaguement centré sur « la guerre et la solitude ». On peut y mettre ce qu’on veut, et pour la première fois depuis longtemps, on ressent des faiblesses dans son songwriting. Time Operator est un honteux tire-larmes, Joe est joli mais trop convenu. En revanche, Jean The Machine est un portrait hilarant de la paranoïa issue de la guerre froide – c’est peut-être la seule chanson de Scott Walker où on peut rire franchement ! Enfin, le diptyque final (‘Till The Band Comes In et The War Is Over) renoue avec l’artiste de l’intranquillité, avec notamment de subtiles secousses rythmiques inquiétantes au détour de mélodies qui semblaient rassurantes. L’album ne reçoit que des critiques négatives et est un nouvel échec public complet.

C’est à partir de là que Walker entre dans des années de « wilderness », ou, plus précisément, il entame sa décennie de « paresse », comme il le dit lui-même. De 1971 à 1974, il sort pourtant un album par an dans l’indifférence générale. Il ne compose aucun des titres de ces disques. Les choix des reprises sont étranges. Beaucoup de thèmes de films. Des sucreries d’Henry Mancini côtoient des chansons plus dignes, de Randy Newman, de Caetano Veloso ou de Gordon Lightfoot, par exemple. Mais l’écoute de ses albums procure un étrange malaise : c’est comme si Scott Walker n’était pas là. Il chante comme dans sa cuisine. La production est indigente. Il a beau faire de bon choix (Sundown de Lightfoot, That’s How I Got To Memphis de Tom T. Hall ou Ain’t No Sunshine de Bill Withers), ses interprétations sont oubliées sitôt entendues. Pour les gens qui s’en souviendraient encore en 1974, Scott Walker est définitivement un has-been.

L’année suivante, les Walker Brothers décident de se reformer. Sur le papier, c’est sans doute la résurrection la moins excitante du moment. Qui se soucie des créateurs de The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore l’année ou Led Zeppelin sort Physical Graffiti, Pink Floyd Wish You Were Here, la période où les gens qui comptent ont pour nom Lou Reed, David Bowie, John Cale ou Patti Smith ? Les trois faux frères renouent pourtant avec le succès avec une reprise de Tom Rush, No Regrets, qui sera n°7 dans les meilleures ventes britanniques. L’album éponyme marchera moins bien, malgré enfin une production décente et des vocaux à la hauteur. Il ne contient une fois de plus que des reprises, mais cette fois bien choisies et surtout bien interprétées : Curtis Mayfield, Kris Kristofferson ou la toute jeune encore Emmylou Harris. 1976 voit paraître un album « jumeau », Lines, tout aussi correct mais qui n’obtiendra pas le même succès.

Autant dire que personne n’attendait le choc que causera ce qui sera l’ultime album des Walker Brothers en 1978 : Nite Flites. C’est une rupture totale avec tout ce qu’ont pu faire Scott ou les Brothers auparavant. Pour la première fois, voici un album appartenant entièrement à l’idiome rock, et pas n’importe quel rock. Nite Flites s’inscrit dans ce qu’on n’appelait pas encore le post-punk ou la no-wave. Il se situe dans un paysage où l’on peut rencontrer The Idiot d’Iggy Pop ou Low et Heroes de David Bowie, déjà parus, mais aussi les premiers disques d’Ultravox !, Unknown Pleasures de Joy Division, Drums & Wires d’XTC ou Reproduction de Human League, encore dans les limbes. Pour la première fois, tous les morceaux sont signés uniquement des membres du groupe, mais dans une drôle de combinaison. Les quatre contributions de Scott sont placées en début de disque, celles de Gary au milieu et celles de John à la fin, formant trois blocs bien distincts.

Dès l’introduction du premier morceau, Shutout, on entre dans une zone dangereuse. La voix chaude de baryton de Scott a laissé la place à un ténor strident, effrayant et effrayé. Pour la première fois, un solo de guitare déchire une chanson de Scott ou des Brothers. C’est un saxophone dément qui galope dans Fat Mama Kick (ce titre !). Mais le Scott du futur fait son apparition dans un de ses meilleurs titres de sa vie de compositeur : The Electrician. Non, ça ne veut pas dire « l’électricien », mais bien l’électrocuteur. Le morceau évoque un prisonnier, un politique chilien sous Pinochet dira-t-il dans une de ses rares explications, subissant la torture par l’électricité. Pour la première fois, l’artiste mêle l’électronique à l’orchestre. Il faut écouter l’admirable montée des cordes à partir de 3’07, introduite par un simple coup de castagnettes, la subtilité de la harpe et de la guitare espagnole. Comment pouvons-nous interpréter ce souffle vital dans une chanson au thème si sombre ? Scott Walker ne l’explique pas. Peut-être le protagoniste de la chanson s’est-il « évadé » dans sa tête, en s’aliénant à lui-même, un peu comme le personnage de Sam Lowry à la fin du Brazil de Terry Gilliam quelques années plus tard. Le sombre retour de l’électronique à la fin du morceau n’évoque en tout cas pas un happy end.

Ce n’est que depuis les années 1990 que Nite Flites est considéré comme un album phare (peut-être grâce à la reprise de la plage titulaire par David Bowie en 1993). En 1978, l’album passe tout bonnement inaperçu. Les Brothers se séparent à nouveau, cette fois définitivement, et Scott disparaît dans le brouillard, apparemment pour toujours.

Personne ne sait ce qu’a pu faire Scott Walker entre 1978 et 1984. Le chanteur compositeur Julian Cope (ex-The Teardrop Explodes) a beau rendre un hommage appuyé à sa créativité, le public rock de l’époque (généralement post-punk ou no wave ou n’importe quelle autre appellation garantie début des années quatre-vingt) répond globalement par un « Scott qui ? » peu propice à un grand retour. Ce sera un « moyen » retour quand Richard Branson signe Walker sur sa célèbre firme Virgin. Forte des ventes de Mike Oldfield ou des Sex Pistols, la maison de disques se permet de signer des artistes moins commerciaux. C’est ainsi qu’un Kevin Coyne, personnellement apprécié par Branson, a pu sortir une demi-douzaine d’albums qui furent autant de réussites artistiques que d’échecs commerciaux. Avec Scott Walker, Branson espère bien réussir un coup commercial.

Raté. En dépit de la présence de deux invités connus, Billy Ocean et surtout Mark Knopfler, l’album Climate Of Hunter atteindra péniblement la soixantième place des ventes britanniques lors de sa sortie. Mais le plus étrange réside dans certains des huit titres de chansons : quatre d’entre elles n’en ont tout simplement pas. Pour la facilité de lecture, on les appelle Track 3, Track 5, Track 6 et Track 7 selon leur ordre sur le disque. Et quand Virgin sort Track 3 en 45 tours, ça n’a plus le moindre sens. « Voici comment tu disparais » pour citer à nouveau le premier vers de Rawhide qui ouvre cet album à la fois sophistiqué et comme exempt de mélodies. L’album se clôt sur une étrange reprise, Blanket Roll Blues, sur un texte de Tennessee Williams. Marlon Brando la chante dans le film L’homme à la peau de serpent de Sidney Lumet. La version de Scott est splendide dans sa nudité : juste cette voix qui semble faire des confidences et la guitare aride de Mark Knopfler.

Neuf ans. Cette fois, Scott Walker disparaîtra pendant neuf ans. Comme il le dit lui-même, il n’est pas « reclus », il rencontre des gens, ne se cache pas, mais se sent étranger au nouveau monde musical. Son retour discret a lieu en 1993, avec un 45 tours co-écrit par Goran Bregović, Man From Reno, extrait du film Toxic Affair. Cinéma, encore. Deux ans plus tard, c’est le choc de Tilt, un album comme il n’y en a jamais eu. La voix chaleureuse de baryton a fait place à un ténor angoissé et angoissant. Si le premier titre, Farmer In The City, semble un dernier adieu au Scott d’antan, on entre dès la pièce suivante, The Cockfighter, dans un monde dangereux où tout peut arriver. La plupart des parties qui forment Tilt ressemblent à des films sans images. La structure habituelle de ce qu’on appelle une chanson a disparu au profit d’inquiétantes indéterminations. Les paroles, plus cryptées que jamais, ne nous rassureront pas. Pendant longtemps, j’ai cherché un sens à The Cockfighter, justement. Un observateur pense qu’il s’agit d’un hommage à Pasolini. Tilt ! Oui, en effet… Cinéma, cinémas…

Musicalement, Walker allie cordes à l’électronique, sophistication à un primitivisme voulu ; on peut penser à la musique en « grands blocs » de la compositrice russe Galina Ustvolskaya. Avec Tilt, il rajeunit considérablement son public. C’est maintenant celui de Godspeed You Black Emperor ou celui de Nick Cave. Julian Cope n’est plus seul à lui rendre hommage : voici Jarvis Cocker, Brian Eno ou David Bowie qui lui paient tribut. La chanson The Motel de ce dernier (sur l’album Outside) n’aurait sans doute pas existé ainsi sans Bolivia ’95 de Scott Walker.

Onze ans. Plus d’une décennie sépare deux albums de notre personnage. Dans cet intervalle, il a pourtant retrouvé à deux reprises sa voix de velours pour deux musiques de film, un James Bond ( !) avec Only Myself To Blame, et surtout une reprise belle à pleurer deI Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have And To Hold de John Hillcoat. Il compose la musique sauvage du Pola X de Leos Carax. Il donne deux chansons inédites à Ute Lemper, dont Scope J qui fait référence à un de ses vieux morceaux, The Old Man’s Back Again. Et en 2006 sort enfin The Drift.

Ce nouvel album est encore plus exigeant que Tilt. Mais il permet de voir que, paradoxalement, Scott Walker n’a pas tellement changé intérieurement depuis 1967. Il a juste modifié son langage et déclare ne plus pouvoir utiliser celui de son passé. Mais les obsessions personnelles sont maintenant visibles, et surtout audibles. La guerre… les « chansons » Clara (sur la pendaison posthume de Clara Petacci et Benito Mussolini) et Buzzers (qui brocarde Milosevic et Karadjic) renvoient aussi bien à The Electrician (1978) qu’à Hero Of The War (1969). Dans Cossacks Are ou A Lover Loves, il convoque aussi bien Jean-Paul II que… Tintin.

La terreur sonore se poursuit avec Bish Bosch (2012) et Soused (2014), ce dernier étant enregistré avec le groupe de « Drone Metal » Sunn O))). Il y est cette fois question de la mort de Ceaucescu. Ce qui dérange par moments, ce n’est pas l’éventuelle ambigüité des jugements – c’est qu’il n’y en a justement pas. Alors, à quoi sert cette fascination ? Et est-ce qu’une œuvre doit servir à quelque chose ? En tout cas, celle de Scott Walker sert à maintenir les sens en éveil.

La chanson Brando de 2014 fait un curieux écho au Blanket Roll Blues de 1984. Scott y chantait ce que Marlon marmonnait en 1959 : « Quand j’ai traversé la rivière avec mon lourd fardeau, je n’ai pris personne avec moi, pas une âme. J’ai pris un peu de provisions, soit pour mon confort, soit contre le froid. Mais je n’ai pris personne avec moi, pas une âme. » Voici comment tu disparais…

**Quelques disques : **

  • ‘Till The Band Comes In (1970)
  • The Walker Brothers : Nite Flites (1978)
  • Climate Of Hunter (1984)
  • Tilt (1995)
  • The Drift (2006)
  • Bish Bosch (2012)
  • Soused (2014)