Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°76

Décloisonner et mettre en parallèle : un entretien avec Marco Martiniello

Par Gaëlle Henrard

Novembre 2014, Foire du Livre politique de Liège. On est à la Cité Miroir, lieu important du monde socioculturel liégeois. Invitée pour la seconde fois déjà à venir présenter le travail qu’elle réalise, la maison des jeunes de la commune de Saint Nicolas (MJ Saint Nicolas) dispose de son espace au milieu des stands de maisons d’édition, revues et associations à caractère militant et politique. Les jeunes filles du collectif « Barbarie » interrogent la place de la femme, de la jeune fille, les préjugés et traitements dont elles sont victimes, les stéréotypes auxquels elles devraient correspondre. Les jeunes du crew « Ambiance néfaste » viennent quant à eux présenter leurs raps et ont pour tâche de clore le cycle des conférences. Ils présentent différents textes originaux, aux propos tranchés et sans concessions. Un de ces textes va davantage faire parler de lui : Le Cri de Bosnie du groupe « Le Silence des Mosquées » cristallise l’attention. Le mot « Bosnie » y est remplacé par celui de « Palestine » et l’« Allahou akbar » va concentrer les attentions à venir. Grosso modo, les textes des autres rappeurs sont renvoyés dans l’ombre. L’organisateur de la Foire recueille une interpellation émanant manifestement d’un chercheur universitaire : Qu’était-ce donc que ces « jeunes islamistes liégeois » ? D’autres interpellations suivront… dans le contexte politique qu’on connaît (même si « Charlie » n’avait pas encore eu lieu).

Cet évènement devient un point de départ pour plusieurs rencontres. D’une part, parce que ces jeunes souhaitent apporter une réponse aux allégations dont ils sont l’objet, d’autre part parce que Marco Martiniello, sociologue à l’Université de Liège qui travaille notamment sur les questions de l’immigration et des expressions artistiques urbaines, demande à les rencontrer. C’est le début d’un travail conjoint pour décloisonner deux mondes aux codes et aux langages bien différents : un monde populaire, précarisé, et un monde universitaire, celui des « intellectuels ».

Entretien avec Marco Martiniello, docteur en sciences politiques et sociales et directeur du Cedem (Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations)

Marco Martiniello

Gaëlle Henrard : Quel est votre point de vue de sociologue sur cette collaboration et ce travail de décloisonnement entre deux mondes ?

Marco Martiniello : C’est clair qu’il y a un cloisonnement qui est là. Ce sont des mondes qui ne se connaissent pas, qui ne se parlent pas. Des jeunes de quartiers populaires, de différentes origines, des garçons, des filles, des personnes qui peuvent avoir des orientations sexuelles différentes, etc., tous essaient de tenir la tête hors de l’eau et peut-être même plus, de donner un sens à leur vie dans une société qui ne leur facilite pas la tâche, ne leur offre rien. Je dirais que c’est plus qu’une perception parce que la situation est loin d’être florissante surtout dans certains quartiers. Et puis il y a ce qu’ils perçoivent de l’université. Je me suis rendu compte qu’en fait, ils ne savent pas ce que c’est. La première fois qu’ils sont venus, c’est la première fois qu’ils mettaient les pieds ici et pour eux, c’est une espèce de boîte noire avec des gens qui parlent bizarrement et qui n’ont pas nécessairement envie de les rencontrer, de les entendre et de les écouter. Et donc ma démarche a toujours été de décloisonner tous ces mondes, en l’occurrence ici un monde jeune, populaire et un monde universitaire. Mais ça peut aussi être le monde universitaire vis-à-vis du monde artistique et culturel, ou encore vis-à-vis du monde politique où les logiques à l’œuvre ne sont pas très semblables. Je prends toujours le monde universitaire parce que c’est là que je travaille.

Et donc j’ai contacté ces jeunes parce que mes recherches portent sur l’importance des expressions artistiques dans la cohésion sociale, dans la politisation des publics, pas dans un sens de parti politique mais de comment les pratiques artistiques peuvent donner un sens et des projets à des jeunes qui sont un peu en recherche de positionnement dans la société. Et très clairement, je me suis tout de suite rendu compte que ça n’avait rien à voir avec un groupe de jeunes radicaux mais des jeunes en questionnement, en interrogation profonde sur la société et sur leur place dans la société. Et donc parfois des messages qui peuvent sembler hors propos ou forts, c’est aussi une manière d’essayer de montrer qu’on existe.

On s’est donc rencontrés à partir de là. Moi, ma position a toujours été claire. Je suis un vieux mec qui a grandi dans les quartiers populaires, qui a connu des difficultés semblables à une autre époque. Je leur racontais que je suis arrivé à la fin des périodes glorieuses, donc moi quand j’ai grandi, c’était déjà la crise. En 1973, j’avais 13 ans. J’ai été socialisé dans un discours qui a toujours été le discours de crise. Donc je leur racontais tout ça mais je ne veux ni prendre la parole à leur place, ni leur faire croire que je suis comme eux, parce que, y a rien à faire, je suis dans une catégorie d’âge, j’ai des responsabilités universitaires, donc je ne peux pas, moi, commencer à me mettre en training avec la casquette et dire « yo yo je suis avec vous les potes ». Ce n’est pas ça le but. Mais je pense qu’il est utile, possible, important d’avoir ce type de dialogue entre des personnes qui sont dans des « mondes » différents mais qui, quelque-part, sont tous pris dans les enjeux globaux de nos sociétés.

Gaëlle Henrard : Ils se disent « sociologues de la rue » et estiment faire des constats similaires à ceux des sociologues mais par le biais artistique…

Marco Martiniello : Et c’est ce biais qui m’intéresse particulièrement, je crois que c’est vraiment un vecteur d’expression et de réflexion très très important. On a d’ailleurs eu une expérience qui pour moi est vraiment très importante. À la fin de notre première rencontre, on voulait se revoir et continuer à discuter et l’accord avait été pris que eux lisent quelques-uns de mes articles en échange de quoi ils m’avaient répondu : « Chiche ! Vous êtes capable d’écrire un texte de rap ? ». Je crois que certains d’entre eux pensaient que je ne le ferais pas mais je l’ai fait. Bon c’était mauvais mais peu importe, l’objectif n’était pas là. Eux, ils ont passé du temps à lire mes articles, ils ont fait des ateliers de lecture pour les lire et ils ont même fait un rap à partir de ce qu’ils pensaient pouvoir retenir de ces articles et moi, j’ai essayé d’entrer dans leur langage donc je trouve que ça, ce sont des expériences fortes. En tout cas, pour moi, c’était vraiment fort et j’avais la volonté de retourner vers eux. Je participerai d’ailleurs à leur journée du 2 avril, « Urban Mouv ». L’important est d’échanger, de discuter et de poser des enjeux ensemble et de voir comment on analyse une même réalité à partir de points de vue différents. Or, il y a de moins en moins ces espaces de discussion.

Gaëlle Henrard : D’autant qu’il y a un manque de légitimité octroyée au discours de ces jeunes et que la légitimité d’analyse se trouve plutôt du côté du discours scientifique, des intellectuels…

Marco Martiniello : Et encore, la légitimité maintenant, elle est plus du côté des amuseurs, dans les talk-shows etc. Prenez en Belgique, qui fait l’opinion politique, c’est des gens comme Pierre Kroll. Je n’ai rien contre Pierre Kroll en tant que personne mais je trouve qu’on fait trop peu appel aux chercheurs et effectivement encore moins aux gens qui vivent les choses.

Donc en faisant ça, je renoue avec quelque chose que je n’ai jamais vraiment quitté. Pour moi, la place de la sociologie n’ jamais été dans une tour d’ivoire universitaire. Je me suis toujours considéré comme un acteur parmi d’autres dans la société avec un point de vue qui est ce qu’il est et qui doit être combiné avec d’autres points de vue. Je ne suis pas dans une démarche positiviste, qui dit « c’est comme ça ». En même temps, c’est vrai qu’on applique des méthodologies bien particulières. Mais je n’ai jamais perçu l’université comme une tour d’ivoire. Je viens d’une tradition de sociologie fortement imprégnée du terrain et je fais par ailleurs partie d’une génération de sociologues issus des classes populaires, issus de l’immigration et pour qui la sociologie était peut-être ce qu’aujourd’hui le hip-hop est pour d’autres. Donc je dis à ces jeunes que je n’ai pas l’impression de ne pas les comprendre. Mais je refuse en même de temps de me placer comme le sociologue qui va leur dire comment ils doivent faire. Maintenant quand ils me demandent mon avis, je leur donne. Je leur ai d’ailleurs dit que la journée qu’ils ont organisée le 2 avril est déjà un grand succès. Parce que bien sûr, le jour J ce sera l’apothéose mais le plus important c’est le processus. Il faut se rendre compte, ils ont mis 20 maisons de jeunes ensemble avec des moyens totalement dérisoires ! Et moi en tant que sociologue, je peux relayer ça dans d’autres mondes justement. D’ailleurs sur un point particulier, je l’ai encore dit hier publiquement à l’occasion d’un débat sur la diversité, auquel ils sont venus d’ailleurs, que ces jeunes sont en avance sur beaucoup de théoriciens du multiculturalisme puisque eux ils le vivent, ils l’expérimentent, ils sont dans une dynamique de projet, ils savent qu’il y a des parcours différents, des origines culturelles différentes. Ils ne sont pas cons, ils le savent bien. Et ça, pour moi, c’est vraiment important de montrer qu’on n’est pas face à des voyous, des gens repliés sur eux-mêmes, violents, enfin tous les clichés qui circulent.

MJ Saint-Nicolas

Tout ça est question de positionnement. Mais je crois qu’il faut inventer, dans l’interaction, des modalités de dialogue. Ils n’attendent pas que nous, on arrive là et qu’on s’exprime avec leurs codes. Ce serait d’ailleurs complètement idiot, artificiel, déplacé et insultant même. Mais d’un autre côté, moi je ne suis pas gêné, si je ne comprends pas, je leur demande. Et j’attends qu’ils fassent la même chose avec moi.

Gaëlle Henrard : Quels changements potentiels pour eux à travers toute cette démarche ?

Marco Martiniello : Ça, c’est plutôt une question pour eux. Moi je crois qu’on est à une époque où on peut parfois se contenter de tout petits changements. Quand ils m’ont dit qu’ils avaient lu deux articles et qu’ils en avaient parlé, j’étais déjà content. C’est quelque chose qui n’est pas du tout habituel et donc j’espère, je pense que ceux qui se sont adonnés à l’exercice en ont retiré quelque chose, au niveau personnel et au niveau de l’estime de soi, qu’ils seront confortés dans le fait qu’ils ont des talents, des capacités. Qu’ils pourront se dire : On n’a peut-être pas des diplômes mais on a quelque chose dans la tête. Maintenant je ne pense pas qu’il faille attendre des changements « radicaux » pour dire le mot. Je crois que c’est comme ça aussi que la société change et pas uniquement par des grandes révolutions qu’on ne voit pas comment mener.

Gaëlle Henrard : Quelle est votre lecture de l’interpellation qui a lieu suite à leur représentation à la Foire du Livre politique de 2014 ?

Marco Martiniello : Je crois malgré tout que ça révèle une certaine tension dans la société où finalement on a tendance à prendre les mots prononcés au premier degré, ce que beaucoup de gens semblent avoir fait. Certains ont même parlé d’appel au djihad. Pour moi, ça révèle une tension, un inconfort dans la société par rapport à des thématiques qui sont extrêmement complexes. Parce qu’en plus, c’est un groupe dans lequel il n’y a pas que des musulmans. Et on en a parlé, notamment avec celui qui avait dit ce texte, ils voulaient attirer l’attention sur des problèmes importants et je ne suis même pas sûr, mais il faudrait leur demander, qu’ils aient même anticipé le type de réaction que pouvait susciter ce type de texte.

Gaëlle Henrard : Et tenir ce discours-là, sur le religieux notamment, dans ce cadre-là, a permis de mettre le doigt sur une tension. Ce n’était pas rien.

Marco Martiniello : Je suis d’accord avec vous, c’est positif de secouer un peu la baraque et de faire sortir tout le monde de sa zone de confort intellectuel et d’analyse. Moi-même, je le fais parfois, j’ai des discussions récurrentes à ce sujet avec certaines personnes qui ne laissent rien passer là-dessus et je trouve que c’est une conception de la laïcité qui est problématique. Personnellement, je me définis comme laïque mais on n’a pas tous la même compréhension. La dernière fois, c’était via Twitter. Pour une fois que je regarde ça… Je regardais The Voice et il y avait une candidate portant le foulard et ça a été tout de suite mal pris par certains. Moi je voulais dire, et je l’ai écrit, « ouf, pour une fois, on voit quelqu’un de voilé dans un autre contexte que la guerre le terrorisme, etc. on voit quelqu’un qui chante »[1]. Ça m’a fait plaisir et je ne voulais pas dire autre chose que ça. C’est un message qui s’inscrit dans ma conception de la laïcité.

Et pour revenir aux jeunes, montrer qu’ils réfléchissent et porter ces questionnements là où on ne les attend pas, potentiellement, c’est porteur. Même s’il y a des moments conflictuels. Plutôt que de rester chacun dans notre coin en imaginant plein de choses et en nous renforçant dans nos convictions, réapprenons à nous disputer. Parfois on peut voir aussi que les désaccords ne sont pas si profonds qu’on le pensait, ou qu’ils ne sont pas là où le on pensait.

Donc décloisonner, je crois vraiment qu’il faut décloisonner. Et parfois, c’est difficile puisqu’on s’expose. Ce n’est pas nécessairement confortable. Maintenant objectivement, comme on disait tout à l’heure, moi à la fin du mois, je n’ai pas de problème pour payer mes factures. C’est la grande différence et c’est la réalité. Ce n’est pas un rapport de force entre nous et eux, ça révèle les inégalités présentes dans la société. Et ça nous dépasse largement.

  1. Voir à ce sujet le billet de Marco Martiniello sur son blog : http://blogs.ulg.ac.be/marcomartiniello/2016/01/13/une-premiere-historique-une-candidate-portant-le-foulard-a-the-voice-belgique/, consulté à la date du 09/03/2016.