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« Jeunes islamistes liégeois », non ! « Jeunes radicaux », peut-être !

Un récit de rencontres, par Gaëlle Henrard

Novembre 2014, Foire du Livre politique de Liège. On est à la Cité Miroir, lieu important du monde socioculturel liégeois. Invitée pour la seconde fois déjà à venir présenter le travail qu’elle réalise, la maison des jeunes de la commune de Saint Nicolas (MJ Saint Nicolas) dispose de son espace au milieu des stands de maisons d’édition, revues et associations à caractère militant et politique. Les jeunes filles du collectif « Barbarie » interrogent la place de la femme, de la jeune fille, les préjugés et traitements dont elles sont victimes, les stéréotypes auxquels elles devraient correspondre. Les jeunes du crew « Ambiance néfaste » viennent quant à eux présenter leurs raps et ont pour tâche de clore le cycle des conférences. Ils présentent différents textes originaux, aux propos tranchés et sans concessions. Un de ces textes va davantage faire parler de lui : Le Cri de Bosnie du groupe « Le Silence des Mosquées » cristallise l’attention. Le mot « Bosnie » y est remplacé par celui de « Palestine » et l’« Allahou akbar » va concentrer les attentions à venir. Grosso modo, les textes des autres rappeurs sont renvoyés dans l’ombre. L’organisateur de la Foire recueille une interpellation émanant manifestement d’un chercheur universitaire : Qu’était-ce donc que ces « jeunes islamistes liégeois » ? D’autres interpellations suivront… dans le contexte politique qu’on connaît (même si « Charlie » n’avait pas encore eu lieu).

Foire du livre politique de Liège

Cet évènement devient un point de départ pour plusieurs rencontres. D’une part, parce que ces jeunes souhaitent apporter une réponse aux allégations dont ils sont l’objet, d’autre part parce que Marco Martiniello, sociologue à l’Université de Liège qui travaille notamment sur les questions de l’immigration et des expressions artistiques urbaines, demande à les rencontrer (voir entretien). C’est le début d’un travail conjoint pour décloisonner deux mondes aux codes et aux langages bien différents : un monde populaire, précarisé, et un monde universitaire, celui des « intellectuels ».

Deux mondes, deux langages, un même constat

Cette rencontre, c’est d’abord l’histoire de ceux qui finissent eux-mêmes par s’appeler les « précaires », l’histoire d’une catégorie de déclassés scolaires et économiques. Dans leurs conversations, il est question de papiers à remplir pour le CPAS, de « devoirs » à terminer, de leçons à étudier, et plutôt avec des pieds de plomb. À défaut d’avoir suivi le chemin « classique » des études qui permettent de pousser un jour la porte du monde universitaire, ces jeunes feraient plutôt partie de ceux qu’on étudie dans certaines facultés de sociologie. Ils déplorent d’ailleurs le fait que des gens mènent des recherches sur eux, passent des carrières entières à les étudier, eux, les jeunes, les précaires, mais que ces intellectuels qui « comprennent » mieux que leurs objets d’étude pourquoi ceux-ci sont dominés ne reviennent jamais vers eux avec leurs analyses.

D’une stigmatisation religieuse, point de départ de cette rencontre, il apparaît qu’il serait davantage question d’une stigmatisation sociale. Dans le côtoiement de ces mondes, ou plutôt dans leur non-côtoiement, il y a un peu de ce que Bourdieu a défini comme le « racisme de l’intelligence » : une forme hautement euphémisée du racisme, celle qui, dans un double mouvement, d’une part discrédite et discrimine sur « base d’”intelligence”[1] », c’est-à-dire en se fondant « sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d’intelligence[2] », et d’autre part travaille à sa propre légitimation en demandant à la science de fonder son pouvoir. « Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science[3]. » Cette affirmation n’a pas vieilli, comme le rappelle Galaad Wilgos dans un récent article : « Le savoir n’a jamais été autant un pouvoir : le peuple est gouverné, épaulé, chapeauté, éduqué et dressé par une phalange disparate de diplômés en communication, droit, commerce, jusqu’aux sciences les moins humaines. L’intellectualisme se porte à merveille […][4]. » Et de poursuivre : « L’illusion d’une libération par l’unique accession au savoir, par le débat intellectuel, par les analyses scientifiques, ne s’est jamais aussi bien portée[5]. »

Or, si un fossé sépare ces deux mondes, il ne se mesure pas sur l’échelle de l’intelligence : « Contrairement à ce que les intellectuels peuvent penser, ce n’est pas tant parce que les gens normaux sont idiots qu’ils les ignorent, que parce qu’ils ne ressentent plus aucun lien avec eux. […] Les intellectuels contemporains semblent former une corporation détachée, une communauté particulière, distincte de la communauté de tous et dont les lieux de discussion ne sont plus ceux de la sociabilité en commun (lieux de travail, bars, cafés, marchés…) mais leurs propres quartiers (académies, universités, commissions…)[6]. »

À travers le travail qu’ils mènent au sein de la MJ de Saint Nicolas, les jeunes rappeurs d’« Ambiance néfaste » ont développé une conscience aigüe de la situation de domination dans laquelle ils se trouvent et dénoncent cette violence symbolique qui s’exerce sur eux. Pour autant, ils ne se positionnent pas en victimes. Malgré les différences de catégorie, de classe sociale et de langage, ils perçoivent un point de ralliement dans un certain discours qui, s’il n’est pas similaire, est en tout cas comparable. « On fait les mêmes constats », disent-ils. Ils aiment d’ailleurs à se présenter comme des « sociologues de la rue » et déclarent faire de la sociologie et de la philosophie de manière artistique. Dans cette perspective, ceux-ci s’étonnent du jugement posé sur eux par une institution universitaire qui a pourtant fait de la critique objective un de ses mots d’ordre. Pourquoi n’ont-ils pas été compris et entendus ? Pourquoi a-t-on voulu voir autre chose que ce qu’ils avaient à dire ? Questionnement que l’on retrouve chez d’autres rappeurs : « Sous prétexte qu’untel a une formation politique, qu’il a des connaissances, sous prétexte que j’ai été “maladroit” et qu’il ne l’aurait pas été, lui, maladroit, sous prétexte qu’il est dans “la réflexion permanente”, qu’il a une “idéologie”, qu’il se tient à une “ligne politique”, sous prétexte de tout ceci, untel se croit meilleur que moi sur le terrain de l’engagement. C’est du paternalisme. Désolé de ma réaction épidermique. Mais c’est une forme de colonialisme. Certains “anticolonialistes” de la gauche radicale ont des relents néocoloniaux ! […] On devrait être des alliés ! Mais on ne l’est pas. À cause du symbolisme. Il y a condescendance, il y a violence symbolique, et ça nous empêche de nous parler[7]. »

Même constat pour le rappeur Lino (ex Ärsenik, membre du collectif Secteur Ä) : « Tout est fait pour que le peuple n’ait jamais la parole – la parole, c’est les autres. La télévision, les pupitres, ce n’est pas notre place ordinaire. C’est donc important, quand on peut l’attraper, cette parole, de l’utiliser. […] On ne nous donne pas le droit au second degré. On nous refuse la possibilité de faire autre chose que ce qu’on attend de la banlieue [..][8]. »

Face à la mauvaise compréhension de leurs textes, ces jeunes de Saint Nicolas m’expliquent que chaque mot est important, que le message n’est pas composé au hasard, même s’ils reconnaissent que le choix de certains mots est aussi guidé par le flow. Alors si on prend le temps d’analyser des textes académiques, pourquoi ne pas accorder le même temps et le même crédit aux textes de rap, même si parfois, comme ils le disent eux-mêmes, ça a l’apparence « d’un cri de colère affectif d’un gamin des rues ». Lino rappelle que « quand tu fais du rap, les préjugés restent : tu es la dernière roue du carrosse. Tu es l’idiot du village. On continue de nier le travail d’écriture. […]Le rap subit tout simplement les mêmes préjugés que la banlieue[9] ».

Et les jeunes Liégeois de conclure : « L’intelligence c’est la réflexion et non la culture. Malgré notre air hip hop, on sait tenir une conversation, on sait réfléchir sur des sujets importants. »

mj saint-nicholas

Décloisonner et mettre en parallèle

Leurs objectifs sont multiples et pas nécessairement conscients. Sur le plan personnel, il y a l’idée de trouver une place, peut-être aussi de quitter celle qui leur a été assignée, de s’émanciper. Même s’il leur faut encore mettre le pied dans la porte, les gens commencent à voir qu’ils sont là. En tentant d’amener le rap là où il ne se trouve pas habituellement vient aussi l’idée d’une forme d’émancipation et la volonté de faire douter un monde plus installé, dominant, quant au jugement que celui-ci porte sur eux. Ce qui, par ailleurs, fonctionne dans les deux sens. Ainsi, à la Foire du Livre politique, se demandaient-ils en rigolant, face à des jeunes de leur âge habillés en « costard cravate » : « Qu’est-ce que je fais, je les rackette, je les tape ou je leur pose des questions ? Ça se passe comment ? » Ce genre de rencontre « apporte une égalité », disent-ils, et leur permet in fine de partager leurs textes avec un public qui ne les aurait probablement jamais écoutés en temps normal, et d’enrichir ceux-ci de ces réflexions partagées.

Une autre finalité est également de mettre les discours en parallèle : critique des sociologues et critique des rappeurs. Ce travail de la MJ de Saint Nicolas fait passer le message qu’il y a des combats qui sont les mêmes et que ça vaut la peine, quand on est jeune, d’aller chercher dans la sociologie des réponses aux injustices qu’on subit, que ça peut éclairer. Cela leur permet aussi d’avoir des données pour étayer le constat du rapport de force qui s’exerce indéniablement sur eux, même s’« il n’est pas besoin d’un doctorat en science économique pour comprendre la domination subie[10] ».

Cela donne des résultats concrets, un projet positif : la journée « Urban Mouv » du 2 avril 2016 qu’ils ont montée en parvenant à rassembler près de 20 maisons de jeunes et toute une série d’intellectuels du monde universitaire. L’idée de cette journée était de présenter conjointement des activités et représentations hip hop (rap, graffiti, danse, expositions, concerts) et des conférences plus académiques sur l’immigration, la place de la femme, la parole politique des jeunes, le tout dans le but de mélanger les gens, de les faire se rencontrer. Le hip hop y est présenté comme un exutoire qui a un impact sur la société, qui n’est pas enfermé dans un ghetto, qui n’est pas une sous-culture et qui peut échanger avec le monde universitaire. Il y a de la démocratie culturelle dans tout ça !

Jeunes « radicaux » ?

Au fil de nos échanges s’est également posé la question de la légitimité de la parole, de qui avait légitimité et autorité pour parler de tel ou tel sujet. Même s’ils n’ont pas la méthode, le regard extérieur, comment donc refuser une légitimité d’analyse à ceux qui vivent les choses, les difficultés, les injustices ? « Le monde politique est trop prétentieux ; il est coupé de la base. Nous, on est la base, on transpire la base, on la connaît. On comprend son langage, on la regarde droit dans les yeux[11]. »

Ensuite, dans un essai paru dernièrement[12], Jean-Pierre Siméon, poète et dramaturge, engagé pour une poésie insurrectionnelle et sans compromis, tente de montrer en quoi elle est « une force d’objection radicale » à notre société caractérisée par une « extraordinaire force de décervelage ». Il explique que « nous sommes soumis à longueur de journée à des représentations du monde, à des discours qui véhiculent ces représentations et qui (…) enferment notre compréhension des choses, de notre propre existence comme du destin collectif, qui nous immobilisent. »[13] Toutes choses qui passent « par le langage commun, partagé, que nous entendons tous, tous les jours (…). » Pour lui, « le grand malheur de notre temps, c’est que l’on n’arrête pas de parler d’écart entre les élites et le peuple mais, au fond, à l’origine de tout ça, la vraie question est celle de la langue : les moyens d’oppression, ce ne sont plus le fusil, c’est bien plus subtil et bien plus malin, bien plus fort, c’est cette langue qui nous pénètre par tous les moyens. (…) Et nous avons tendance à nous soumettre, parce que la chose la mieux partagée du monde, et je la partage aussi, c’est la paresse. La paresse de la conscience[14] ». Sur la compréhension de la réalité, il poursuit : « Les philosophes, les sociologues, tous les “-logues” du monde cherchent à saisir la réalité, mais on oublie toujours la façon dont les poètes saisissent cette réalité (…)[15]. » Il présente le poète comme quelqu’un qui s’oppose à ce qu’il appelle « la langue cravatée », celle qui nous est donnée aujourd’hui : « La poésie a toujours été une objection libertaire à l’organisation du monde et à la pensée du monde telle qu’elle est constituée dans l’imaginaire collectif par le pouvoir et les idéologies dominantes[16]. »

C’est amusant, à la question « À quoi sert la poésie ? », le comédien et metteur en scène André Wilms répondait : « Elle devrait servir à radicaliser les gens. (rires) Elle devrait ne pas être… Elle devrait servir à diviser les gens[17] », une réponse à contre-courant et qui donne matière à penser l’usage que nous faisons des mots.

  1. Pierre Bourdieu, « Le racisme de l’intelligence », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p.266.
  2. Ibid.
  3. Ibid.
  4. Galaad Wilgos, « L’autonomie populaire contre l’intelligentsia », in Ballast, Automne 2015, n°3, p. 111.
  5. Ibid.
  6. Idem, p. 123.
  7. Médine, entretien de la revue Ballast, 29/09/2015, consulté à la date du 9 mars 2016, http://www.revue-ballast.fr/medine-faire-cause-commune/.
  8. Lino, entretien de la revue Ballast, 20/07/2015, consulté à la date du 9 mars 2016, http://www.revue-ballast.fr/lino-tout-est-fait/.
  9. Lino, Idem.
  10. Galaad Wilgos,_ op. cit._, p. 127.
  11. Médine, op. cit.
  12. Jean-Pierre Siméon, La poésie sauvera le monde, Paris, éd. Le Passeur, coll. Hautes Rives, 2016.
  13. Jean-Pierre Siméon, entretien de la revue Ballast par Adeline BALDACCHINO, 17/10/2015, consulté à la date du 10 mars 2016, http://www.revue-ballast.fr/jean-pierre-simeon/.
  14. Ibid.
  15. Ibid.
  16. Ibid.
  17. Documentaire poétique de Marc Alexandre Oho bambe et Anglade Amedee pour Africultures et « On A Slamé Sur La Lune », à l’occasion du Festival Littéraire « Le goût des autres » de janvier 2013 au Havre, https://www.youtube.com/watch?v=VoVugfiU3_c.