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Dernier génocide des Kurdes yézidis de Shengal (Sinjar) : la monstruosité de Daech à l’état extrême

Par Aslan Igrek, diplômé d’un master en Politiques économiques et sociales, membre de la communauté yézidie de Liège

Avant de me pencher sur l’ampleur des atrocités subies par les membres de la communauté yézidie durant l’interminable nuit du 7 août 2014, il me paraît indispensable de jeter un premier bref éclairage sur un point préalable : qui sont les Yézidis et pourquoi une telle haine à leur encontre ?

La croyance yézidie est une survivance du Mithraïsme/Zoroastrisme de la Mésopotamie antique. Les Yézidis sont les dépositaires d’un calendrier que de plus en plus de chercheurs fixent à près de 4750 ans avant J.-C., ce qui les identifie comme l’un des tout premiers peuples des civilisations mésopotamienne et anatolienne aux côtés des Sumériens, Akkadiens, Babyloniens, Assyriens, Hourrites, Mitannis… Mais aussi l’un des peuples, pour ne pas dire le peuple le plus méconnu et abandonné de la Communauté mondiale malgré la profondeur et l’ancienneté de ses racines ! Le yézidisme, ou yazdanisme, est l’unique croyance du peuple kurde (des Mèdes), pratiquée exclusivement dans cette même langue, jusqu’au tournant le plus mémorable et destructeur de leur histoire millénaire : les invasions arabo-musulmane, dans un premier temps, et ottomano-musulmane à leur suite.

Combattant des Unités de résistance de Sinjar (cc) Kurdishstruggle

Combattant des Unités de résistance de Sinjar (cc) Kurdishstruggle

Ces nouveaux acteurs particulièrement hostiles, se fondant sur la charia islamique et d’une manière on ne peut plus injuste, décrètent, d’une part, que les Yézidis ne font pas partie des « Gens du Livre » et ne peuvent donc prétendre au statut du dhimmi, c’est-à-dire au paiement d’un impôt particulier par les non-musulmans en échange, notamment, d’une liberté de culte très restreinte. Par ailleurs, et de façon tout aussi injuste, ridicule et risible, les membres de cette communauté se verront taxer, des siècles durant à ce jour, d’« adorateurs du diable », d’« infidèles », de « mécréants », et j’en passe. Dans ces conditions, deux voies uniques sont ouvertes aux Yézidis : la conversion à l’islam ou la mort. Ce qui signifie, en d’autres termes, une interdiction pure et simple à la vie pour tous ceux qui restent attachés à leur croyance.

Ces qualifications vont fournir autant d’alibis et de motifs de « légitimation » pour des dizaines et des dizaines de campagnes génocidaires et de conversion forcée à partir du VIIème siècle jusqu’à l’aube du XXIème siècle, le 4 août 2014 plus précisément. La majeure partie de ces campagnes meurtrières, gravées dans la mémoire sous la dénomination de firmans, c’est-à-dire des décrets émis par les différents Sultans ottomans, étaient menées sous un mot d’ordre fondamental : « Tuer un Yézidi est un acte menant droit au paradis ! » Tout au long de ces nombreux siècles, septante-quatre campagnes seront en effet répertoriées par la mémoire collective yézidie ainsi que les recherches et écrits des meilleurs spécialistes de cette histoire aussi singulière. Avec un résultat glaçant : des millions de Kurdes yézidis sont convertis de force et des millions d’autres, qui ont refusé de plier et décidé de résister, ont été massacrés, en même temps que la réduction en cendres d’innombrables écrits sur la croyance et les lieux de culte yézidis. Ces conséquences tragiques expliquent le fait qu’à l’heure actuelle, à l’échelle planétaire, on ne recense plus qu’un peu moins d’un million de Yézidis.

Cette brève mise en contexte historique posée, il est à présent possible de mieux comprendre l’inqualifiable et dernière tragédie vécue par la communauté yézidie de Sinjar (Mossoul/Irak) dans la nuit du 3 au 4 août 2014, lorsque les forces armées kurdes de la Région autonome du Kurdistan (nord de l’Irak), les « peshmergas », dont le nombre avoisinait les 10 000 hommes, ont brutalement abandonné la région pour des raisons qui demeurent, encore à ce jour, aucunement justifiées. Après cette soudaine désertion, les djihadistes assoiffés de sang de Daech ont envahi la région yézidie de Shengal, et ont par la suite organisé un véritable massacre de la population civile en s’adonnant à des actes d’une indescriptible barbarie :

  • Environ 10000 personnes, dont une grande majorité d’hommes et d’adolescents, ont été monstrueusement massacrées par décapitations, exécutions en masse (près de 600 en l’espace de quelques heures rien que pour le seul village de Kotcho !), rassemblement dans des lieux de culte ou des hangars pour ensuite les faire exploser à la dynamite, éventrement de femmes enceintes…
  • Entre 8000 et 10000 adolescentes, (jeunes) femmes et enfants ont été enlevés pour soit servir d’esclaves sexuelles et être vendues comme du bétail sur les marchés de Mossoul et de Raqqa, soit être endoctrinées et entraînés à des actes barbares s’agissant des enfants, ou encore servir de boucliers humains ; les témoignages de quelques-unes des (jeunes) femmes qui ont réussi à s’échapper de l’enfer de Daech sont effroyables et durs à entendre !
  • Près de 350000 rescapés ont dû, en pleine nuit, pieds nus et à peine vêtus pour la plupart, se réfugier dans les montagnes arides et rocheuses de Shengal sous des températures dépassant amplement les 40° en journée et très fraîches la nuit. Des centaines d’enfants et de nouveaux nés, déshydratés, affamés, sont morts dans les bras de leurs parents qui ont juste eu le temps d’abandonner leurs corps sous des roches, de même pour des centaines de personnes âgées, malades ou blessées lors de la fuite. Combien de personnes âgées, malades, handicapées, ne pouvant fuir, ont supplié leurs proches de les tuer avant de partir, préférant mourir ainsi que de tomber prisonniers entre les mains des monstres de Daech et finir décapités ?! Combien d’enfants ont témoigné s’être « nourris » de feuilles d’arbres pour ne pas mourir de faim ? Combien de mères ont utilisé des capuchons pour mouiller avec quelques gouttes d’eau disponible les lèvres de leurs petits ? Combien de nouveaux nés et d’enfants, restés sans parents en pleine montagne, ont été recueillis et sauvés par les survivants en fuite ? Les images et témoignages de ces atrocités, diffusés sur les chaînes du monde entier, sont tout simplement insoutenables pour tout être humain sain d’esprit, et pourtant on pensait avoir atteint le sommet de l’inhumanité avec les camps d’extermination nazis !
  • Ces quelques centaines de milliers de survivants se sont réfugiés, pour la grande majorité d’entre eux, dans la région autonome du Kurdistan (nord de l’Irak) mais aussi dans la région kurde du nord de la Syrie et en Turquie. Devant faire face à des conditions sanitaires extrêmes dans des camps de fortune, de plus en plus tentent par tous les moyens de regagner l’Europe et se retrouvent à la merci de trafiquants d’êtres humains sans aucun état d’âme.

Après avoir été totalement trompés, abandonnés par les Peshmergas du Gouvernement autonome kurde du nord de l’Irak, et encerclés par les monstres de Daech dans des conditions extrêmes sur les hauteurs des montagnes de Shengal, voici comment Said Hassan Said (responsable du mouvement démocratique des Yézidis de Shengal), témoin direct de la tragédie, présente le sauvetage des rescapés :

« Les membres des unités de défense du peuple (YPG), groupe de combattants kurdes de Syrie, ont réussi à ouvrir un corridor humanitaire du côté syrien du mont Sinjar. 8 hommes du YPG sont morts pour sauver 120000 d’entre nous qui ont pu s’enfuir par ce couloir. Ils ont fait plus encore, ils nous ont apporté des vivres. Ils ont monté tout un système avec les villageois kurdes qui ont fait des aller-retours avec leurs voitures. [Autrement] nous étions voués à y mourir tous.

Sur le mont Sinjar, nous nous sommes auto organisés. Nous avons créé l’Union de la résistance du Sinjar, le YBS. Aujourd’hui, environ 800 combattants défendent la montagne contre les assauts répétés de l’État islamique, d’autres se forment pour que jamais ce genre de situation, comme celle du 3 août, ne se reproduise. Mes six enfants, garçons et filles, sont dans la résistance yézidie et se battent dans la montagne.

À l’automne (2014), nous avons été ré-encerclés une deuxième fois jusqu’en décembre. Aujourd’hui, plus de 5000 personnes vivent encore sur le mont Sinjar. Ils ont besoin d’équipements pour vivre dignement. Des personnes, en dormant à même le sol, ont attrapé des maladies. La situation est très mauvaise. Il n’y a ni eau courante ni électricité. Les Yézidis qui combattent acceptent cette situation, mais pour les civils, c’est plus compliqué. Le vrai problème est l’aide humanitaire. Si cela s’améliorait, les Yézidis qui se sont réfugiés au Kurdistan irakien reviendraient dans la région de Sinjar.

Le yézidisme c’est la résistance. Nous préférons mourir dans ces montagnes plutôt que de nous convertir à l’islam et de nous rendre à Daech[1]. »

Voici comment la résistance de ces quelque milliers de Yézidis sur le mont Shengal est présentée par Matthew Barber, doctorant du département des langues et civilisation orientales de l’Université de Chicago, spécialiste des Yézidis : « l’enjeu, c’est l’existence même de cette communauté. Au-delà de la survie des quelque 7000 personnes, un chiffre qui peut sembler insignifiant au regard des 2 millions de déplacés en Irak, c’est de la pérennité de la religion yézidie dont il s’agit. »

Et il poursuit dans ces termes : « L’endroit le plus sacré en Irak pour les Yézidis est le sanctuaire de Lalish, dans la province de Dohuk au Kurdistan. Mais Sinjar regroupe de nombreux lieux saints et surtout, c’était le plus important foyer de la population yézidie du pays. Or l’organisation État islamique a détruit systématiquement tous les tombeaux et sanctuaires dans les endroits qu’ils contrôlent. On peut même penser qu’une majorité des lieux de dévotion du yézidisme ont été détruits depuis août. Si le dernier carré lâche le Sinjar, cela met en danger la capacité de ce groupe à retrouver un jour un lieu où il puisse pratiquer sa foi, et continuer à exister en tant que communauté religieuse distincte[2]. »

Sanctuaire yézidi de Lalesh (cc) YZD

Contrairement aux autres minorités religieuses qui peuvent pratiquer partout et même à l’étranger, les traditions et rites yézidis s’ancrent dans un territoire précis. C’est vraisemblablement pour cela que certains sont prêts à mourir pour le défendre. Au sommet du Mont Sinjar, Said Hassan Said ne dit pas autre chose : « Cela fait des centaines d’années que nous sommes persécutés. Nous défendons notre terre, notre région. Sinon, où pourrons-nous vivre ? »[3]

Le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux Droits de l’Homme a publié le 19 mars 2015 un rapport[4] dans lequel il sonne l’alarme, une nouvelle fois, sur la situation des Yézidis, victimes de meurtres de masse. En Irak, les attaques des djihadistes du groupe État islamique (EI) contre la minorité yézidie « pourraient constituer un génocide », affirme le rapport de l’ONU. Le rapport fait état des atrocités de Daech « contre de nombreux groupes ethniques et religieux en Irak, dont certaines pourraient constituer un génocide », et le Haut-Commissariat de l’ONU aux Droits de l’Homme a indiqué dans un communiqué que « le schéma manifeste des attaques contre les Yézidis a indiqué l’intention de l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant, ancien nom de l’EI, ndlr) de détruire les Yézidis en tant que groupe ». Selon les enquêteurs, « ceci suggère fortement que l’EIIL pourrait avoir perpétré un génocide ».

Dès lors, à la lumière de l’ensemble des faits insoutenables qui précèdent, une interrogation fondamentale s’impose : quelles dispositions, politiques, humanitaires, judiciaires et militaires, la Communauté internationale envisage-t-elle de prendre sans plus attendre pour : traduire devant les instances de justice compétentes les auteurs et complices de ces crimes abominables, conférer à ces atrocités la qualification qui s’impose, venir en aide et libérer les quelque milliers de (jeunes) femmes et enfants encore prisonniers de Daech, garantir la reconstruction des villages anéantis ainsi que la sécurité d’existence pour les centaines de milliers de Yézidis de Shengal qui n’attendent en définitive et fondamentalement que d’être protégés contre les incessantes tentatives d’extinction de leur terre ancestrale !?

  1. Témoignage de Saïd Hassan, « Ce qui a été fait aux Yézidis n’est même pas racontable », sur le site de l’association « Fraternité en Irak », 02/08/2015, http://fraternite-en-irak.org/said-hassan-chef-yezidi-du-sinjar-ce-qui-a-ete-fait-aux-yezidis-nest-meme-pas-racontable/, page consultée le 21/03/2016.
  2. Extrait de Laurence Desjoyaux, « En Irak, la résistance sans fin des Yézidis du Sinjar », in La Vie (en ligne), 04/08/2015, http://www.lavie.fr/actualite/monde/en-irak-la-resistance-sans-fin-des-yezidis-du-sinjar-03-07-2015-64797_5.php, page consultée le 21/03/2016.
  3. Saïd HASSAN, op.cit.
  4. Pour consulter ce rapport : http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=15720&LangID=F.