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« Radicalisation » : analyse d’un discours médiatique

Par Clara Kerstenne

Le terme « radicalisme » – et ses dérivés – est aujourd’hui omniprésent, mais que reflète-t-il réellement ? Pourquoi ce terme général est-il très largement utilisé pour parler spécifiquement de l’islam ou des musulmans? Dans le texte qui suit, nous commencerons par une brève présentation du mot « radical ». Ensuite, nous verrons comment « radical(isme)/(isation) est, dans les esprits, souvent associé(e) à la religion musulmane. Enfin, nous mettrons l’accent sur le rôle que peuvent jouer certains médias dans la propagation de cette association.

Extrait de La Vie de Brian, des Monty Python

Extrait de La Vie de Brian, des Monty Python

Tous radicaux ?

Commençons par une brève précision au sujet du terme « radicalisme ». Radical signifie : qui présente un caractère absolu, total ou définitif. Prenons par exemple le contexte politique dans le domaine scolaire. Les partisans d’une « autre école » souhaiteraient, sans nul doute, une transformation radicale des institutions scolaires, une transformation totale donc. Le mot « radical » peut aussi être utilisé afin de définir un genre d’action ou un moyen très énergique, très efficace, dont on use pour combattre quelque chose : une action radicale pour lutter contre les inégalités scolaires ou encore une action radicale contre le phénomène de ghettoïsation des écoles.

Continuons ensuite en faisant une distinction nette entre la radicalisation et la radicalisation violente[1]. La première consiste à choisir un comportement totalement en adéquation avec ses convictions. Ainsi, un écologiste radical, un athée radical, un gauchiste radical appartiennent tous à cette première catégorie. La radicalisation violente, quant à elle, utilise la violence pour propager ou défendre ses convictions.

Beaucoup d’entre nous sommes radicaux. En effet, si nous réfléchissions, il y a bien une chose dans ce monde à laquelle nous sommes radicalement, absolument opposés. À l’inverse, certaines idées, actions, décisions, changements rencontrent notre approbation la plus absolue, la plus radicale. Ainsi, on peut être radicalement opposé à tout propos raciste dans la sphère publique. Cela ne veut pas dire que l’on va forcément user d’un comportement extrême, violent contre les personnes tenant de tels propos. Cela veut par contre bien dire que l’on désapprouverait totalement ceux-ci.

Ainsi, nous pouvons également nous poser la question de savoir si la politique visant à exclure tout foulard ou voile dans l’espace public n’est pas une politique radicale. Cette politique peut en effet conduire à un certain nombre d’arrestations de femmes voilées, parce que vêtues d’un niqab dans l’espace public. À l’inverse, la politique telle qu’elle est appliquée en Iran, et qui consiste à punir les femmes ne portant pas de voile, peut être tout autant qualifiée de radicale.

Nous pouvons donc dire que nous sommes tous susceptibles d’adopter des points de vue « radicaux » sur certains sujets. Cela devient un problème seulement lorsque cette radicalisation penche vers la violence ou incite à des comportements haineux. Cependant, aujourd’hui, le phénomène de radicalisation est automatiquement perçu de manière extrêmement péjorative et très largement associé à l’islam, enfermant « le musulman » dans cette image de terroriste radical. Pourquoi ? Quel rôle les média peuvent-ils jouer dans la propagation de cet amalgame au sein de l’opinion publique ?

Le discours médiatique d’une intégration « ratée »

« Ces jeunes, dont les parents se sont mal intégrés, incapables de s’habituer aux coutumes belges ». Tels sont les types de discours généralement véhiculés lorsque l’on parle de l’échec de l’intégration. Il est selon nous très éclairant de se pencher sur les éléments qui composent ce discours, afin de les déconstruire et de saisir dans quelle mesure ils participent à établir de véritables associations mentales pouvant créer de réelles barrières sociales.

Premièrement, il y a l’islam. La religion musulmane est, en effet, souvent associée à un élément perturbateur du processus d’intégration. Ainsi dans l’émission Questions à la Une d’avril 2012 intitulée « Faut-il craindre la montée de l’islam ? », on a pu entendre des discours journalistiques tels que : « Pour certains observateurs une partie de la population musulmane se radicaliserait […] ». On observe donc, d’une part, une attention particulière des médias vis-à-vis des signes d’appartenance à la religion musulmane et, d’autre part, la présentation de ces signes comme des revendications culturelles ou religieuses qui seraient contraires à l’idée d’intégration.

Sur le processus d’intégration, on décèle dans les médias une posture plutôt assimilationniste. Le concept d’assimilation définit, dans son penchant le plus normatif, une intégration réussie comme étant le résultat du retrait progressif des éléments de la culture d’origine au profit des éléments de la culture du pays d’accueil, expliquent Rea et Tripier (2008). Dès lors que l’on arrive dans un pays qui n’est pas le sien, il faudrait donc s’adapter, faire un effort d’intégration ou, autrement dit, se faire tout petit et embrasser les valeurs du pays d’accueil. Dans l’optique de l’assimilation, l’intégration est une étape obligatoire pour pouvoir parler d’un parcours migratoire réussi. Partant de ce postulat, certains discours attribuent aux populations issues de l’immigration une responsabilité unilatérale d’adaptation.

Retenons donc que les médias posent bel et bien la question de l’échec de l’intégration et que les principaux éléments qui tendent à confirmer cette hypothèse d’échec sont, d’une part, une présentation des divers aspects de l’islam qui permettraient de l’ériger comme une « caractéristique exogène » des « immigrés » y adhérant et, d’autre part, une posture assimilationniste qui considère qu’une intégration réussie nécessite l’abandon de toute revendication culturelle ou d’appartenance à des principes et valeurs provenant d’ailleurs.

La Voix de son maître, par Francis Barraud

La Voix de son maître, par Francis Barraud

Une opposition « Eux » et « Nous »

L’opposition entre « Eux » et « Nous » rejoint l’idée d’un « choc des civilisations », thèse très controversée défendue notamment par le politologue américain Samuel Huntington. Pour ce dernier, les conflits à venir dans nos sociétés seront d’ordre culturel et civilisationnel alors qu’auparavant ils étaient davantage de nature idéologique et économique. Dans sa théorie, Huntington retient comme probable pour l’avenir, le scénario qui voit s’opposer des civilisations dites « submondiales ». Il considère ainsi « que dans le futur proche on verra augmenter les tensions entre les civilisations ». Au premier rang de ces conflits, il place l’opposition et même la confrontation entre le monde occidental et le monde arabo-musulman.

Cette théorie a été vivement critiquée notamment pour sa vision des civilisations comme des ensembles figés parfaitement homogènes. On remarque néanmoins que, dans le débat public, la vision des « immigrés de l’islam » est souvent tout aussi globalisante que celle de Huntington et que l’immigration de manière générale est souvent abordée sous l’angle de la religion. Celle-ci, et plus particulièrement dans le cas de l’islam, est souvent désignée comme une religion en proie à la radicalisation.

Lorsqu’on parle des musulmans dans la presse ou à la télévision, on renvoie le plus souvent à « la communauté musulmane » ou aux musulmans comme à un groupe bien défini. Ils représenteraient un groupe uni par une même religion, mais aussi par des valeurs communes et par une même origine. Cette approche de l’islam et des musulmans devient problématique lorsque, considérant ces derniers comme nombreux et unis, elle les érige en menace pour la société et ses valeurs.

Rappelons-nous, après les événements du 13 novembre 2015 à Paris, les médias appelaient la « communauté musulmane » à s’insurger et à manifester son désaccord vis-à-vis des actes commis (soi-disant) au nom d’Allah. Or, exiger une telle chose de la communauté musulmane ne suppose-t-il pas que celle-ci serait (a priori) assimilée à ces actes terroristes et qu’elle devrait en quelque sorte « prouver » qu’elle s’en distingue ?

La censure invisible

Vincent Geisser, dans son ouvrage La nouvelle islamophobie, explique que les médias représentent le « fait musulman » en mettant en avant une altérité extrême et litigieuse, accompagnée d’une mise en scène catastrophiste. Il continue ainsi : « Cette logique réductionniste aboutit à la construction d’un idéal-type du “musulman médiatique” (homo islamicusmediaticus), pris systématiquement sous les mêmes postures : des fidèles en prière vus de dos, fesses en l’air ; des rassemblements compacts menaçants et hurlants ; des femmes voilées ; un individu barbu illuminé, bouche ouverte et yeux écarquillés[2]. »

Pourquoi parler de censure invisible ? La censure invisible est une conceptualisation due à Pierre Bourdieu qui lui a consacré une partie de son ouvrage Sur la télévision, mais que l’on peut élargir ici à la presse en général. Sa thèse principale est la suivante : les médias peuvent cacher tout en montrant. Ainsi, les journalistes vont avoir tendance à mettre en avant certains faits, les plus spectaculaires, et, dans le même temps, en cacher d’autres que l’on pourrait qualifier de beaucoup plus « banals ». Dans le cas de l’islam, ce qui sera montré, c’est sa partie la plus spectaculaire, généralement exposée de manière négative. Cette surexposition de certains actes violents au nom de l’islam a comme conséquence d’augmenter notre perception de celui-ci et de le considérer comme une religion violente.

Les effets du rôle de la censure invisible dans le traitement de l’information relative à l’immigration musulmane est à mettre en lien avec un constat plus général : les sujets liés à l’islam entrainent automatiquement des passions, le plus souvent négatives. De l’immigré délinquant à la femme voilée opprimée, les médias ont une forte tendance à surexposer les événements négatifs les concernant, sans les analyser ni les nuancer. Ceci expliquant cela.

  1. Ce paragraphe est inspiré du livre de Montasser Alde’Emeh, Pourquoi nous sommes tous des djihadistes, La boîte à pandore, 2015.
  2. Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, Paris, La Découverte, 2003, p. 24.