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Editorial
La réflexion, par-delà toute violence (Éditorial)

Par Julien Paulus, rédacteur en chef

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(cc) Alan Light

Le présent texte se voulait initialement un retour sur les attentats de Paris du 13 novembre 2015 et une réflexion sur les questions de violence et de radicalisation menée avec la distance critique que le temps écoulé depuis les tueries parisiennes semblait pouvoir permettre. Et voici que l’horreur frappe à nouveau, plus proche encore, y compris dans sa dimension spatiale, et nous ramène à la situation de saturation médiatique, sémiotique et émotionnelle que nous pensions avoir progressivement laissée derrière nous.

Il nous faut pourtant tenter de réfléchir, de débattre, d’analyser pour tâcher de comprendre et ce, par-delà l’horreur, par-delà la violence mais aussi par-delà certaines injonctions moralisatrices de type néoconservateur qui agitent joyeusement l’argumentation recuite à force d’être ressassée selon laquelle « vouloir expliquer, c’est déjà excuser », antienne débilitante remarquablement dénoncée récemment par le sociologue Mateo Alaluf[1]. De notre point de vue, le fait d’entendre un Premier ministre français affirmer grosso modo qu’il refuse de comprendre le problème qu’il est pourtant amené à résoudre ne nous paraît rien augurer de bon quant à la résolution du problème en question.

Dans une première tentative de réflexion effectuée dix jours après les évènements du 13 novembre, le philosophe Alain Badiou, après avoir souligné le caractère inévitable et humain de l’affect face à de telles tragédies, pointait tout de même trois grands risques à laisser se développer trop longtemps cette « domination du sensible[2] ». Le premier est d’autoriser l’État à prendre des mesures inacceptables qui fonctionneraient à son propre profit ; le deuxième est le renforcement des pulsions identitaires et le troisième serait, selon Badiou, de faire exactement ce que les meurtriers désirent, à savoir provoquer une réaction démesurée, déchaîner « une passion telle qu’on ne pourra, à terme, plus distinguer entre ceux qui ont initié le crime et ceux qui l’ont subi[3] ».

Dès lors, quelle solution ? Parvenir à penser, répond Badiou, notamment en partant du principe que rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. « La déclaration de l’impensable, c’est toujours une défaite de la pensée, et la défaite de la pensée, c’est toujours la victoire précisément des comportements irrationnels, et criminels[4]. » Le présent numéro, conçu et élaboré bien avant les attentats du 22 mars, le fut avec l’ambition de s’inscrire dans cette démarche. Cela n’a pas changé. Et les risques listés par Badiou se voient également effleurés dans nos articles : de la réponse étatique qui se propose de « déradicaliser » certains individus, à la mobilisation médiatique et ses raccourcis stéréotypiques clivants, tout en rappelant par ailleurs le caractère universel de la douleur et la violence subies sous prétexte de pureté religieuse avec l’évocation du sort atroce, parmi d’autres, des Yézidis d’Irak du fait de la folie de Daech.

Le diable n’existe pas, proclame Franco « Bifo » Berardi dans la préface à l’édition française de son ouvrage Tueries[5] et qui, lui aussi, appelle à la raison et la réflexion pour tenter de comprendre. Ce qui existe, par contre, c’est un désespoir diffus prenant de plus en plus une forme suicidaire. Et Berardi de rappeler que, sous le vernis rhétorique (idéologique, politique, religieux ou autre), « la motivation profonde du suicide, son déclencheur, est toujours le désespoir, l’humiliation et la misère. Pour celui ou celle qui décide de mettre fin à ses jours, la vie est un fardeau insupportable, la mort la seule issue, et le meurtre l’unique revanche[6] ».

Comprendre est la première étape incontournable dans un processus long et fastidieux qui ne peut avoir d’autre finalité que de déboucher sur un changement profond et radical de notre monde et des relations entre ceux qui le peuplent. Il n’y a pas de temps à perdre.

  1. Mateo Alaluf, « Expliquer, c’est excuser » in Politique, revue de débats n°94, mars-avril 2016, p.25.
  2. Alain Badiou,_ Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre_, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2016, p.8. Transcription d’un séminaire exceptionnel prononcé par Alain Badiou le 23 novembre 2015 au théâtre de la Commune d’Aubervilliers.
  3. Idem, p.12.
  4. Idem, p.13.
  5. Franco « Bifo » Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016.
  6. Idem, p.22.