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Méta-démocratie galopante, l’expérimentation grecque... après SYRIZA

Par Panagiótis Grigoríou

historien et ethnologue, auteur du blog Greek Crisis

Aléxis Tsípras du parti SYRIZA (et de la Gauche dite radicale) est devenu vendredi 14 août 2015, le quatrième Premier ministre du régime des mémoranda, faisant ainsi tristement suite, depuis 2010, à Yórgos Papandréou, à Loukás Papadémos (banquier non élu, directement « nommé » par les tenants de la gouvernance économique mondiale en 2011) et à Antónis Samarás. Le Mémorandum III, dit aussi « Mémorandum Tsípras », a été adopté en juillet et en août 2015 par le Parlement, à l’initiative d’un gouvernement (SYRIZA/ANEL) « légiférant » en violation de la Constitution et cela même, contre la volonté populaire récemment exprimée par le 62% du « NON », lors du référendum du 5 juillet 2015 qui refusait les mesures d’austérité. Cette décision (certes, prise sous la pression et sous le chantage exercés par les créanciers) est accablante pour la majorité parlementaire SYRIZA et ANEL (parti supposé souverainiste de droite), pourtant élue en janvier 2015 sur un programme formellement anti-mémorandum et de rupture avec les politiques imposées par le « pré-totalitarisme » de la Troïka des institutions oligarchiques, l’UE et l’Eurogroupe notamment.

Photo : P. Grigoriou

La Constitution grecque a été piétinée une fois de plus, comme d’usage et comme souvent sous cette Europe européiste. De ce fait, le gouvernement SYRIZA/ANEL de janvier à août 2015 restera dans les anales des historiens du futur pour avoir été l’exemple le plus flagrant –et le plus court – de l’escroquerie politique dans l’histoire européenne d’un début de XXIe siècle… bien prometteur en la matière.

C’était déjà en juin 2012 (élections législatives et formation du gouvernement Samaras), qu’un premier cycle dans l’expérience et l’expérimentation « mémorandiennes » s’était achevé. Depuis lors, l’installation de la Troïka à Athènes deviendra officiellement permanente. La Troïka, ou plutôt les « institutions » (BCE, FMI, UE, MES), selon l’euphémisme nouveau introduit par la… gouvernance SYRIZA depuis janvier 2015, ont finalement pénétré les remparts de la cité et tout tend à démontrer que c’est pour la « longue durée ». Passant par le biais d’un État Grec et de son système politique, toujours plus satellisés, SYRIZA gouvernemental compris, la Troïka, à force de concentrer sur elle-même l’essentiel des pouvoirs, sera parvenue à s’immiscer en chaque chose jusque dans les moindres aspects de la vie privée des « citoyens », et déjà à l’essentiel: la survie de tous.

Photo : P. Grigoriou

Ce « programme », très vaste dès sa conception, le demeurera de toute évidence encore longtemps. Le mémorandum et le « droit des créanciers » sont devenus des vérités ne varietur une fois de plus et une fois de trop, reposant sur une autorité présentée comme transcendante – la Troïka – et régnant sur les débris d’un pouvoir social, politique et sociétal dont la légitimité se dissipe dans un processus prétendument inéluctable. La dette est devenue à la fois le vecteur et le prétexte inhérents au totalitarisme nouveau véhiculé par les « institutions ».

Le nouvel accord de prêt et son mémorandum inséparable (mesures imposées), voté par le Parlement le 14 août 2015, plus que ses précédents, se réfère à un caractère… colonial, faisant de la Grèce une colonie de la dette soumise à l’UE, et pour tout dire, assujettie aux volontés des élites de l’Allemagne, prépondérantes dans le processus décisionnel néo-impérial de l’européisme appliqué.

Photo : P. Grigoriou

Le projet de loi du 14 août, par exemple, est un texte de 354 pages rédigé de manière concise et d’abord en langue anglaise, les 270 premières pages – dites « conditions préalables » – imposent une série d’interventions législatives détaillées. Ces dernières couvrent (et interviennent sur) un large éventail de la vie tangible et sociale du pays: industries et activités économiques d’importance stratégique tels que le gaz, l’électricité, les infrastructures de transport ; puis, des changements radicaux sont introduits quant à certains corps de métiers, les boulangers, les pharmaciens, les chauffeurs de camion, les notaires… en passant par le changement dans l’usage de la terre et l’agriculture (suppression de fait de toute législation de type écologique et de protection de l’environnement), et par la destruction des derniers droits liés au travail (retraites, salaires, syndicalisme, droit de grève, travail dominical). Le tout ayant même… un effet rétroactif, annulant ainsi les rares bonnes initiatives législatives que le gouvernement SYRIZA/ANEL avait entreprises depuis janvier 2015.

La Grèce vit et meurt au ralenti (malgré les apparences des saisons touristiques). De nombreux commerces attendent… leur fermeture définitive, comme déjà 40% des petits et moyens commerces depuis l’imposition du régime forcé de la crise en 2010. Ainsi, le PIB grec a chuté de plus de 25% (depuis 2009), le chômage officiel atteint 30% de la population active, le système de santé (Sécurité Sociale) est sur le point de disparaître, 25% de la population en est d’ailleurs exclue. Enfin, les décès imputés à cette politique de guerre économique et psychologique contre le pays et contre sa société dépassent les 20.000 cas, dont plus de 8.000 suicides (d’après une première estimation du corps médical, enquêtes médiatisées par le Centre Solidaire de Santé d’Ellinikón près d’Athènes, 2014).

Parmi les mesures du Mémorandum III de cet été 2015, on remarquera cette avance exigible par le Trésor grec (sous le control direct de la Troïka et dont le logiciel de « pilotage automatique » se concrétiserait d’abord depuis Bruxelles), à savoir une avance à hauteur de 100% de l’impôt des entreprises pour l’année suivante (somme calculée sur la base de l’exercice en cours). Cette mesure concernera tous les indépendants, exploitants agricoles compris. Ces derniers bénéficieront néanmoins d’une… faveur, provisoirement transitoire, et n’auront dès lors que 55% de l’impôt de l’année suivante à avancer, sauf que leur gasoil ne sera plus détaxé et que le montant de leurs cotisations à la Sécurité Sociale augmentera de 43%, sans oublier la généralisation de l’imposition à hauteur de 26% pour tous et cela, dès le premier euro, indépendamment des revenus (faibles ou non). Le tout, sans la moindre négociation collective avec les représentants des professionnels et des employés, ce qu’exige pourtant la Constitution grecque dans pareils cas. Méta-démocratie… bien concrète.

Photo : P. Grigoriou

La nature de l’accord de prêt, tout comme la procédure de vote de ce projet de loi inacceptable, vont de pair avec l’humiliation devenue permanente des traditions, des pratiques et des institutions de la République Hellénique, Parlement compris. C’est la dépendance absolue du pays qui se confirme ainsi ; le mépris pour le processus démocratique est plus que flagrant. Les masques mêmes sont tombés: pour Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » (Le Figaro, 29/01/2015).

Pis encore, ledit contrat liant l’État grec et le MES (Mécanisme européen de stabilité : société très particulière, formellement irresponsable par définition devant les citoyens et dont le siège est au Luxembourg), autorise désormais le nouveau Fonds de privatisation qui lui est lié de s’emparer potentiellement de toute propriété publique (et de la privatiser) « à sa discrétion », afin de rembourser des dettes (auprès du MES). Il est évident que cette nouvelle convention, votée par Tsipras, constitue un abandon sans précédent de la souveraineté nationale, car elle introduit de fait un système de domination de type néocolonial. Par cet accord, l’État grec perd ainsi ses prérogatives quant à sa propriété publique, pourtant inaliénable d’après l’esprit et la lettre de la Constitution. Les véritables maîtres sur le domaine public grec sont désormais les « Institutions ».

Il faut enfin évoquer le processus d’adoption du projet de loi du Mémorandum III, conduisant tant par les faits que par les gestes ou par les symboles, à la perte de la souveraineté et à l’humiliation de la démocratie que l’actuelle gouvernance économique mondiale et celle de l’Union européenne en particulier imposent à la Grèce.

Photo : P. Grigoriou

Ce projet de loi a été notifié aux députés seulement à la veille du début de l’examen du texte. Ainsi, toute possibilité de discussion et d’analyse substantielles était plus qu’illusoire. L’évolution de la discussion a même empiré cette condition. Le Mémorandum III a été présenté au Parlement suivant un processus dit d’urgence, en dépit des engagements politiques initiaux de SYRIZA. Cette « urgence » est comme on sait une procédure très restrictive, laissant peu de temps au débat parlementaire, et au cours de laquelle la discussion et le vote doivent intervenir très rapidement.

Le Mémorandum III a été introduit lors d’une réunion conjointe impliquant quatre comités de la Chambre à 9h30 le matin du 13 août 2015. La réunion a duré une dizaine d’heures, sans permettre aux acteurs sociaux (et ils sont nombreux) d’exposer leurs arguments. Les députés autorisés à s’exprimer ne disposaient que de quelques minutes seulement. Le moment le plus humiliant de ce processus fut la déposition surprise, vers la fin dudit débat et de manière encore plus délibérément anticonstitutionnelle, de deux amendements introduisant entre autres des changements structurels au régime de la Sécurité Sociale et des retraites.

La Chambre est entrée dans le vif des débats seulement tard dans la nuit du 13 au 14 août, après avoir pris la décision de ne laisser s’exprimer que les rapporteurs des partis, les chefs des groupes parlementaires, ainsi qu’un petit nombre parmi les ministres concernés. Les députés n’ont pas été autorisés à prendre la parole une deuxième fois puisque tout devait s’achever rapidement avant le matin du 14 août pour… permettre au ministre des Finances de participer à l’Eurogroupe l’après-midi du même jour, en bon rapporteur de la capitulation.

Cette dévalorisation spectaculaire de la souveraineté nationale et populaire est parfaitement conforme à l’humiliation de la démocratie provoquée par le Mémorandum III. Un acte de plus à travers la pire tragédie grecque depuis la fin de la Guerre et de la Guerre civile (1940-1949).

Depuis, les Grecs sont sous le choc et ils sont en colère. Il est en plus inconcevable pour bon nombre d’entre eux qu’un gouvernement dit de gauche ait conduit la gestion de la crise vers un tel résultat. L’affirmation selon laquelle le gouvernement pourra par la suite gérer « malgré lui » cette nouvelle situation au bénéfice du peuple ne tient pas non plus. Déjà, l’aile gauche (Plateforme de gauche) s’est séparée du parti d’Alexis Tsipras, formant un nouveau front : l’Unité populaire. En deux semaines depuis l’adoption du mémorandum Tsipras, les cadres et les membres du parti de l’ex-gauche radicale le quittent alors par milliers et par sections locales, départementales voire régionales… quasiment en bloc. Dont l’Organisation de jeunesse SYRIZA dans son ensemble. Métamorphoses d’Ovide et réactions de résistance face au vide méta-démocratique.

Photo : P. Grigoriou

Alexis Tsipras a démissionné le 20 août 2015, après avoir fait exactement le contraire de ce qu’il prétendait accomplir face à cette situation de méta-démocratie instaurée par la gouvernance par la dette en 2010. Cette démission s’imposait tout d’abord parce que le gouvernement avait perdu sa majorité à la Chambre, et d’autre part, parce qu’il n’avait plus aucune légitimité démocratique pour mettre en œuvre un programme sur lequel il n’a pas été élu. Angela Merkel a déclaré de son côté que « ces élections grecques constituent une partie de la solution et non pas du problème » (déclaration lors de son déplacement au Brésil, presse grecque et Daily Telegraph du 21 août 2015).

Les élections législatives anticipées de septembre 2015, essentiellement motivées par… l’escroquerie politique de SYRIZA, en concordance de fait avec la méta-démocratie imposée par les institutions, donneront très probablement l’occasion à SYRIZA II de gouverner en coalition formelle (et déjà effective lors de l’adoption du Mémorandum III) avec les restes des partis du mémorandum et du népotisme historique et hystérique (hystérique au sens premier du terme en grec, c’est-à-dire « manquant de certains éléments d’analyse »), à savoir, le PASOK, la Nouvelle démocratie et le parti Bruxello-compatible de la Rivière (To Potami).

La dictature européiste imposée à la Grèce utilise finalement l’arme détournée des élections contre la démocratie, hybris et crime politique réunis avec l’aimable participation hélas de nombreux politiques et exécutants locaux. Ils auront certes gagné du temps. Sauf que rien ne sera plus jamais aussi simple qu’avant.

Athènes, septembre 2015

Ethnologue, Panagiotis Grigoriou s’est d’abord penché sur la notion d’« insularité », d’après un terrain d’enquête au sein d’une communauté de pêcheurs en mer Égée. En tant qu’historien, il a proposé une forme d’« histoire culturelle de la guerre » dans les Balkans. Après avoir étudié et travaillé en France jusqu’en 2008, il revient souvent en Grèce, où depuis, il porte son regard d’historien et d’anthropologue sur l’actualité à travers son blog : www.greekcrisis.fr, initié en 2011. Son livre-essai : La Grèce Fantôme - Voyage au bout de la crise 2010-2013 , a été publié en France (Fayard). En 2015, il a initié son projet de faire découvrir la Grèce autrement et notamment en naviguant en voilier, s’adressant à un public francophone, via son site www.greece-terra-incognita.com, pratiquant un tourisme responsable et solidaire.

Note de la rédaction :

Au moment de mettre sous presse, nous ne connaissions pas encore les résultats des élections grecques du 20 septembre 2015. Toutefois, ceux-ci ne changent rien au constat posé dans cet article et notamment les conditions de vie des citoyens grecs. Les mots de Panagiotis Grigoriou peuvent paraître durs mais ils sont le reflet d’une réalité vécue au quotidien par l’auteur de l’article.