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Galina Ustvolskaya, la minérale

Par Raphaël Schraepen

Existerait-il une musique typiquement féminine ? Peut-on, par intuition ou analyse, établir que le concerto pour piano de Clara Schumann n’aurait pas pu être écrit par un homme ? Les femmes seraient-elles programmées pour surtout composer des lieder comme le fit Fanny Mendelssohn ? Galina Ustvolskaya enterre définitivement ces vaines questions…

Galina Ustvolskaya

Galina Ustvolskaya

Galina Ustvolskaya (1919-2006) ne fait pas de musique « de femme ». Remarquez, elle ne fait pas de la musique « d’homme » non plus. Une musique non-humaine, alors, extraterrestre ? Pour essayer de comprendre, voyons qui était cette musicienne élevée dans l’Union soviétique. Née et décédée à Saint-Pétersbourg, elle se révèle d’abord comme pianiste brillante. Sans être exagérément mondaine, cette petite femme ronde et souriante participe tout de même à la vie culturelle soviétique. Sa rencontre avec Dimitri Chostakovitch, qui sera son professeur, va déterminer les décennies qui vont suivre. Le compositeur de la symphonie « Leningrad » sera finalement le seul dont elle admettra une réelle influence. Elle sait qu’il doit composer en partie pour le régime, elle-même y sera contrainte pendant longtemps. Mais elle admire ses œuvres les plus radicales, les plus libres.

Elle va donc répondre à des demandes du pouvoir. Par la suite, Galina refusera qu’on enregistre ces musiques de commande dans lesquelles elle ne se reconnaît pas. La pièce la plus ancienne qu’elle ait accepté de défendre est son concerto pour piano de 1946. Elle avait alors 27 ans. Écrit d’un seul tenant, ce concerto encore virtuose montre une personnalité forte et évoque de façon presque naturelle Chostakovitch. Trois ans plus tard, on entre dans une zone inconnue, dangereuse.

On lit parfois que la musique de Galina est celle de l’inconscient. Peut-être. Mais avec ça on n’a encore rien dit. Comment se manifeste cet inconscient ? Et peut-on faire abstraction de l’amour de la nature qui stimulait la compositrice ? C’est qu’il y a un aspect organique, minéral parfois, dans ces œuvres proprement inouïes. Ses outils : le piano, souvent, peu d’instruments, le violon ou le violoncelle mais utilisés de façon inhabituelle, sauvage, inattendue, et des percussions « mates » : timbales, mais aussi blocs de bois.

C’est au début des années 1950 qu’elle compose ainsi son Trio pour clarinette, piano et violon et son Octuor en cinq mouvements, lancinant et répétitif. Galina réfutera le terme de « musique de chambre », couramment utilisé pour des petits effectifs instrumentaux. On trouve cette expression dans toutes les langues : « chamber music », « Kammermusik », « musica di camera ». « Ma musique ne doit pas être jouée en chambre », déclare-t-elle. Et, en effet, outre les salles de concert, on peut imaginer son Octuor interprété en plein air, dans une forêt, ou encore dans une usine désaffectée, voire même une grotte. Musique de l’inconscient, musique minérale. Un peu plus tard dans cette décennie, c’est son Duo pour piano et violon, et son Grand Duo pour piano et violoncelle, dans lequel le piano sonne comme un instrument de percussion, sans rien devoir pour autant à ses prédécesseurs qui en jouaient déjà de cette façon, qu’il s’agisse de Bela Bartok ou de George Antheil.

Béla Bartók (1927)

Béla Bartók (1927)

Le concerto date donc de 1946. Il ne sera créé qu’en 1964. Le Trio de 1949 ne le sera qu’en 1968, l’Octuor de 1950 en 1970, le Grand Duo de 1959 en 1977 et le Duo de 1964 en 1968. Je ne m’amuse pas à citer des dates. Vous aurez compris que Galina était persona non grata en tant qu’artiste dans l’Union soviétique stalinienne, et même krouchtchevienne. La distorsion entre dates de composition et dates de création des autres œuvres de Galina est sensiblement la même.

Ustvolskaya déroute aussi dans ses titres. Ainsi, les années 1970 voient l’apparition des Compositions I, II et III. Chacune d’entre elles porte un sous-titre étonnant dans ce contexte d’abstraction : Dona nobis pacem, Dies irae et Benedictus qui venit. Seul Dies irae annonce vraiment ce qu’on va entendre, et même ici elle évite les clichés. Point de hurlements de colère divine, plutôt des ostinatos aux rythmes divers qui se juxtaposent ou se superposent les uns aux autres. Les percussions, hiératiques, n’évoquent rien de connu, sauf peut-être un esprit que l’on retrouve dans les fragments de musique grecque antique que l’on a retrouvés. En aval, dans ses disques The Drift ou Bish Bosch, le chanteur et arrangeur Scott Walker, a pu être influencé par les sonorités de Galina.

Les années 1970 et 1980 voient Ustvolskaya aborder la symphonie. Mais ce terme ici est à prendre au sens premier du terme, il ne sera donc pas question de grandes formations instrumentales, mais de musiciens qui jouent « ensemble ». Ces symphonies sont vocales et portent également des titres bibliques ou émanant d’œuvres à caractère religieux. Ainsi la Deuxième symphonie, Félicité réelle et éternelle d’après le texte d’un moine allemand du XIe siècle, Hermanus Contractus. Elle n’en utilise que trois mots : seigneur, éternité et vérité. Galina ne prétend pas pour autant composer de la musique sacrée, elle dit prendre ces mots pour leur côté incantatoire, indépendamment de leur sens. Il n’y a donc rien en commun entre sa musique et celle d’un Arvo Pärt, même si les sous-titres de ses autres symphonies, étranges et répétitives, sont Sauve-nous, messie Jésus, Prière et Amen.

Très peu de textes donc dans l’œuvre globale de Galina Ustvolskaya. Si elle fut longtemps décriée dans son pays d’origine, c’est bien pour la nature même de sa musique. On la jugeait incomplète, étroite, bâclée. Autres temps : les critiques aujourd’hui louent son côté épuré, acéré, « comme un laser » a écrit Boris Tichtchenko, compositeur ami qui fut aussi son élève. Les manifestations de reconnaissance, pour tardives qu’elles fussent, permirent à Galina d’entendre sa musique comme elle le désirait. Ainsi, le pianiste et chef d’orchestre néerlandais Reinbert de Leeuw laisse de fascinantes traces discographiques. Cet artiste, spécialiste de la musique du XXe siècle (il interprète aussi Schoenberg, Stravinsky, Janacek, Antheil, Sofia Goubaidoulina, Messiaen ou Vivier) noua une relation amicale avec Galina qui dura jusqu’à ce que celle-ci s’éteigne en 2006, nous léguant une des musiques les plus singulières et les plus probes de notre temps.

Petite discographie

À la fin de sa vie, Galina a publié la liste des enregistrements préférés de ses œuvres. Il me semble approprié d’en utiliser une partie ici.

  • Concerto pour piano, cordes et timbales. Alexei Lubimov (piano), Heinrich Schiff (direction). Erato.
  • Six sonates pour piano. Frank Denyer. Conifer.
  • Duo pour piano et violon. Reinbert de Leeuw (piano). Vera Beths (violon). Hat Art.
  • Grand duo pour piano et violoncelle. Mstislav Rostropovitch (violoncelle). Alexei Lubimov (piano). Melodiya. (Voir ici)
  • Octuor. Schönberg Ensemble. Reinbert de Leeuw (direction). Etcetera.
  • Compositions I, II et III. Schönberg Ensemble. Reinbert de Leeuw (direction). Decca.
  • Symphonie n°5. London Musici. Sergei Leferkus (récitant). Mark Stephenson (direction). BMG.