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Jean-Claude Juncker, père-fossoyeur de l’Union Européenne

Par Steve Bottacin

Que restera-t-il de Jean-Claude Juncker, d’Angela Merkel, de David Cameron ? Telle quelle, la question semble tirée d’un roman de Milan Kundera. Au fil de son œuvre, en effet, le grand écrivain tchèque ne cesse de mettre son lecteur en garde contre les traquenards de l’Histoire. C’est que celle-ci ne respecte rien. Tantôt elle broie par millions les existences des humbles, qui aspiraient à vivre, à aimer et à mourir en paix. Tantôt elle défait en un éclair le destin du grand homme, qui aspirait à vivre, à aimer et à mourir en gloire. Tantôt tragique, tantôt comique, l’Histoire rend des verdicts imprévisibles : la mort, la gloire, l’oubli, le ridicule…

Jean-Claude Juncker (cc) Factio popularis Europaea

Jean-Claude Juncker (cc) Factio popularis Europaea

C’est sans doute plus vrai encore aujourd’hui, grâce aux moyens techniques dont l’humanité dispose pour agir… et pour donner à voir ses (més)actions. Le cours de l’Histoire s’accélère, — c’est du moins l’impression qu’en ont ceux qui, comme nous, sont connectés en permanence aux écrans où Elle se donne en spectacle. Dès lors, le tragique et le ridicule sont susceptibles de fondre n’importe où, n’importe quand, sur n’importe qui.

Par exemple, aucun micro n’a enregistré, le 2 juillet 1798, les mots fameux de Napoléon à ses soldats : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ». À l’époque, le tyran a pu forger à sa guise sa propre légende. Par contre, lorsqu’il prononce son fatidique « Casse-toi, pauv’ con ! », au Salon de l’Agriculture de Paris, le 23 février 2008, Nicolas Sarkozy entre immédiatement dans l’Histoire (et dans Wikipédia[1]), sur un mode involontairement burlesque, et sans aucune possibilité de retoucher son texte.

Parler la langue de ses pairs

Le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker sent-il lui aussi passer le boulet de la postérité lorsqu’il lance à un journaliste du Figaro : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens[2] » ? Ce n’est pas sûr. Car la démocratie en Europe est alors déjà (et est toujours depuis) dans de sales draps. Prononcer ces mots au lendemain des élections grecques (qui portent au pouvoir Syriza, coalition de gauche réputée radicale) n’est peut-être rien d’autre, pour le président de la Commission européenne, qu’une phrase banale, simplement destinée à rassurer les marchés (et les négociateurs du Traité Transatlantique).

« Banale », osons le mot. Car ces propos concordent en réalité parfaitement avec d’autres déclarations du même ordre, prononcées ici et là, ces derniers mois et ces dernières années, par d’autres élites du monde économique et politique. Le Luxembourgeois n’innove pas. Loin d’être un cynique ou un candide isolé, il parle tout simplement la langue de ses pairs. Les citoyens que ses mots ont tout à coup surpris, émus ou scandalisés, avaient peut-être manqué certains épisodes précédents de la « construction européenne ».

Une ère nouvelle

Parmi les précurseurs de Jean-Claude Juncker, il faudrait par exemple réserver une place d’honneur au français Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre sous Chirac, vice-président de l’UMP sous Sarkozy. Dès le 12 juillet 2011, dans un contexte pré-électoral (on entre alors dans la campagne présidentielle de 2012), celui-ci se fait pédagogue sur les ondes de RTL… À l’entendre, les élections à venir inaugurent une ère nouvelle :

« Je pense que tout ce qui se passe actuellement sur le terrain politique est secondaire par rapport à ce qui se passe sur le terrain économique. (…) Au fond, dans le passé, l’élection présidentielle dépendait d’un seul facteur : l’avis des électeurs. Maintenant, l’élection présidentielle dépend de deux facteurs : l’avis des électeurs, mais aussi l’avis des prêteurs. (…) Pour que notre pays marche, il faut que certains nous prêtent de l’argent. Ce “certains”, ce sont des fonds de pension, ce sont des retraités, ce sont des acteurs mondiaux, ce sont surtout des acteurs hors de France. Ces acteurs-là, ils ont leur avis sur l’économie française. (…) La vérité, c’est qu’il faut faire des efforts considérables pour que ceux qui nous prêtent de l’argent aient confiance en notre avenir. (…) D’où des décisions, comme celle qu’a prise Nicolas Sarkozy d’inscrire dans notre constitution l’équilibre budgétaire[3]. »

Comme Juncker, Raffarin se présente comme la voix de la raison, de la lucidité, de la vérité. On pourrait même dire qu’à travers lui, c’est le Réel qui parle, qui se rappelle au bon souvenir des distraits et des immatures. D’où une étonnante franchise : à quoi bon s’avancer masqué quand on incarne ce qui est ?

De ce point de vue, il n’y a aucune arrogance dans ce genre de mise au point. N’est-ce pas au contraire rendre service au peuple que de dire les choses telles quelles sont — étant entendu qu’elles ne peuvent pas et ne pourront jamais être différentes ? N’est-ce pas charitable, au fond, d’ouvrir ainsi les yeux de ceux qui croient encore qu’une autre Europe est possible ?

Le monde expliqué aux enfants

On songe ici à une autre petite phrase, prononcée plus récemment par Christine Lagarde, de nouveau à propos de la Grèce (et de son troisième « plan d’aide »)… Alors que les négociations entre cette dernière et ses créanciers s’enlisent, la directrice du Fonds Monétaire International déclare, en juillet dernier : « L’urgence est de rétablir le dialogue, avec des adultes dans la pièce[4] ». Comment dire plus clairement que toute parole qui conteste le cadre économique imposé est disqualifiée, d’emblée, parce qu’immature ?

(cc) Christoph F. Siekermann

(cc) Christoph F. Siekermann

Verra-t-on bientôt fleurir des publications comme L’Europe expliquée au citoyen responsable ? Après tout, il y a des précédents. En Italie par exemple, en 1927, le manuel fasciste Mussolini spiegato ai bimbi (« Mussolini expliqué aux enfants ») rencontre un vif succès. L’auteur, un certain Saverio Grana, explique patiemment aux tout petits que « Les braves gens sont comme vous, des enfants, et certains sont encore plus crédules que vous. Comme vous, ils ont besoin d’être remis sur le droit chemin et dirigés par des hommes de foi et de raison[5] ».

Déniaiser ces populations infantiles, donc… En 2011, pour y parvenir, Jean-Pierre Raffarin professait encore une pédagogie bonhomme. Quatre ans plus tard, à l’image de Jean-Claude Juncker, les élites semblent opter pour une forme d’instruction plus ferme, plus décomplexée, plus « cash », pourrait-on dire, sans jeu de mots.

Les hommes politiques doivent comprendre

Dans un sens, c’est un progrès. Le temps est loin où c’était seulement dans les salons feutrés du Forum de Davos que la vérité était bonne à dire… Davos, où le financier Hans Tietmeyer, alors président de la Bundesbank, aurait prononcé une série de « petites phrases » prophétiques, qui préfigurent celles de Jean-Pierre Raffarin et de Jean-Claude Juncker. Si l’on en croit l’ex-député européen Alain Lipietz, c’était en février 1996… il y a près de 20 ans :

« Les marchés financiers joueront de plus en plus à l’avenir le rôle de « gendarmes » des pouvoirs publics, au risque d’assister à des fluctuations très erratiques en cas d’incertitudes sur les politiques gouvernementales. Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont désormais sous le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats nationaux[6]. »

Nul doute qu’avant Hans Tietmeyer, d’autres élites européennes ont embrassé et servi la même vision. L’important ici n’est pas de prétendre remonter à la source de celle-ci, mais de montrer que la sortie de Jean-Claude Juncker en janvier 2015, à propos de la Grèce, n’est ni un aveu involontaire et maladroit, ni une saillie originale. C’est une déclaration qui réaffirme une ligne politique assumée, réaffirmée depuis des années, avec une belle constance, par ses pairs.

Manifestation devant la BCE contre les réformes de la Troika (CC) Steve0001

Manifestation devant la BCE contre les réformes de la Troika (CC) Steve0001

Triste fin

Après (et avant) bien d’autres, le président de la Commission européenne se fait donc le héraut de ce qu’on pourrait appeler, pour faire joli, un régime néo-démocratique, où l’avis des électeurs n’est plus le seul facteur à prendre en compte lorsqu’il s’agit d’élire un gouvernement. Or, si l’Union européenne s’obstine dans cette voie, elle pourrait rapidement connaître un éclatement qui pourrait rappeler… celui de l’Union Soviétique.

Dans cette hypothèse, que resterait-il de Jean-Claude Juncker ? Par une des ruses dont l’Histoire a le secret, son portrait rejoindrait alors la galerie, lugubre et hilarante, des Hommes d’État à la figure de cire qu’a connus la défunte URSS. Les écoliers du futur réciteraient alors la litanie, bien étrange à nos oreilles, des pères-fossoyeurs de notre temps : Andropov, Tchernenko, Juncker… Une bien triste fin pour le fringant luxembourgeois !

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Casse-toi,pauv%27_con!
  2. Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Jacques Mevel, Jean-Claude Juncker : « La Grècedoit respecter l’Europe ».http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php
  3. Vidéo de l’intervention de J.-P. Raffarin : https://www.youtube.com/watch?v=iXReLtplzjQ
  4. Claire Guelaut , « Christine Lagarde,inflexible face à Athènes », Le Monde, 04 juillet 2015.
  5. Cité par Christopher Duggan, Ils y ont cru. Une histoire intime de l’Italie de Mussolini, trad.. C Dutheil de la Rochère, Paris, Flammarion, 2014, p.207.
  6. Cité par Alain Lipietz, La Société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale, Paris, La Découverte, 1996, p. 177.