Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°71

Révolution culturelle : Lénine et la culture prolétarienne

Par Julien Paulus[1]

« L’histoire de la culture soviétique est l’histoire de sa nationalisation, de la transformation de toute forme de culture en une arme aux mains de l’État2. »

Dès la prise de pouvoir par les bolcheviques en octobre 1917, le degré d’« arriération » culturelle des masses russes constitua d’emblée l’une des préoccupations majeures de Lénine. Le niveau d’analphabétisme de la Russie de l’époque était véritablement catastrophique et représentait, aux yeux du nouveau chef d’État, une menace importante pour le devenir de la Révolution. La question culturelle était donc avant tout une question politique.

Ainsi fut créé le Narkompros ou « Commissariat du peuple à l’éducation », chargé de l’éducation des masses et des questions culturelles. Lénine en confia la responsabilité à un homme absolument remarquable et qui aura une influence considérable sur la culture soviétique : Anatoli Lounatcharski (1875-1933). Auteur et penseur prolifique, il développa le concept de « culture prolétarienne » (Proletarskaïa koultoura ou en abrégé « Proletkult ») autour duquel se cristalliseront les débats sur le rôle de la culture au sein de la Révolution. Selon l’approche de Lounatcharski, la culture est bourgeoise car liée à une idéologie bourgeoise ; l’avènement du triomphe du prolétariat doit donc s’accompagner de la création d’une culture prolétarienne spécifique qui sonnera le glas des formes bourgeoises d’expression artistique. Le Proletkult s’assigna librement cette mission de création d’une culture authentiquement et organiquement prolétarienne, avec l’assentiment de Lounatcharski.

Anatoliy Lunacharskiy 1925

« Le Proletkult était un vaste appareil autonome de culture populaire encadré par des militants communistes, entièrement placé sur les positions de la révolution bolchevique pour sa ligne générale, mais qui s’était donné comme objectif […] de promouvoir une culture dominée par les principes spécifiques de la condition prolétarienne. […] Le succès de ce mouvement auprès des ouvriers était considérable. Le Proletkult avait fini par se constituer une organisation complète, absolument parallèle à celle du parti par ses structures mais soucieuse de conserver son indépendance par rapport à lui pour ne fonder sa promotion culturelle que sur la naturalité prolétarienne des masses3. »

Les origines de ce bouillonnement culturel sont évidemment à chercher dans les courants avant-gardistes russes du début des années 1910, notamment le cubo-futurisme, école de peintres et de sculpteurs russes qui combinaient les formes du cubisme à la représentation du mouvement des futuristes italiens, tout en intégrant des éléments propres à la culture russe, le tout avec l’objectif de former un tout nouveau langage artistique. Parmi ces avant-gardistes russes figuraient des artistes tels que Kasimir Malevitch (1879-1935) qui théorisa le cubo-futurisme et s’orienta par la suite vers l’art abstrait (Suprématisme), Alexandre Rodtchenko (1891-1956), fondateur du constructivisme russe, ou encore Varvara Stepanova (1894-1958), épouse de Rodtchenko. Figuraient également des poètes et des écrivains tels que Vladimir Maïakovski (1893-1930) qui devint le chef de file du futurisme russe. Des sympathies à l’égard de mouvements politiques révolutionnaires apparurent rapidement au sein de ces artistes enthousiastes qui s’accordaient sur la nécessité de transformer radicalement la société et de s’opposer au bourgeois « accapareur » d’œuvres d’art qu’il ne comprenait sans doute même pas. Ainsi, dès 1917, la révolution d’Octobre fut « saluée de manière enthousiaste par plusieurs d’entre eux. Mais dans cette révolution, ils voyaient plutôt la chance de congédier l’ancien système, les conventions et les idéaux d’autrefois, qui étaient présents aussi dans les arts4. » Et, en effet, les premières années révolutionnaires virent foisonner les courants artistiques, les réflexions sur l’art, son rapport au réel, au politique, à l’Homme.

Malheureusement, l’on se doute qu’une telle effervescence ne pouvait durer et les tentatives d’émergence d’un art totalement libre se heurtèrent rapidement à l’autoritarisme très tôt manifesté du nouveau pouvoir. En témoigne l’évolution de l’attitude de Lénine vis-à-vis du Proletkult. « Après avoir eu de bons rapports avec cette organisation, Lénine […] commence à concevoir une sérieuse inquiétude sur le développement et l’orientation de cet immense État dans l’État. À la fin de 1920, il fait adopter au Comité central son projet de résolution sur les Proletkults qui constitue une critique sévère et très argumentée de cette organisation5. »

Outre la volonté d’indépendance du Proletkult, la raison principale de l’attitude de Lénine résidait dans un désaccord profond quant au fondement qui présidait aux orientations culturelles prises par cette instance : l’émergence d’une culture prolétarienne. Ce fondement procédait d’une définition substantialiste des classes sociales et postulait une irréductabilité structurelle entre les cultures qui leur étaient attachées. Dans cette optique, la construction d’une culture prolétarienne ne pouvait dès lors être accomplie que par les forces issues du prolétariat lui-même, et ce en rejetant résolument ce qui caractérisait la culture bourgeoise qui la précédait6.

« Tandis que le parti essaie de réduire le problème culturel à un processus d’assimilation du savoir bourgeois qui doit être mis au service de la classe ouvrière pour en assurer l’hégémonie, d’autres courants comme le Proletkul’t ou le productivisme refusent ce processus d’acculturation et cherchent à élaborer une “véritable” culture ouvrière coupée de ses racines bourgeoises et à descendre de l’Olympe où la tradition capitaliste l’avait placée pour aller dans les rues et entrer dans les usines Sur le plan politique, il en naîtra un conflit entre ces mouvements “hérétiques” et le savoir qui aura reçu l’assentiment du parti7. »

L’attaque de Lénine contre le Proletkult était annonciatrice du destin de l’art en Union soviétique et les années 20 seront particulièrement représentatives de ce conflit entre mouvements artistiques « hérétiques » et ce qu’il conviendra de plus en plus d’appeler un art officiel prié de rester aux ordres et à la disposition du futur maître absolu du Kremlin : Joseph Staline.

  1. Le présent article est un extrait résumé d’un dossier plus large à paraître sur la question de l’art soviétique.
  2. Heller, Michel, La machine et les rouages. La formation de l’homme soviétique, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1985, p.253.
  3. Frioux, Claude, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle » in Littérature, n°24, 1976, p.104.
  4. Knorpp, Elina, « Évolution et manifestation de la nouvelle esthétique de l’image et de la poétique de la parole dans l’avant-garde russe, exprimée dans les livres d’artistes futuristes » in TRANS- [En ligne], 12/2011, pp. 2-3, mis en ligne le 08 juillet 2011, consulté le 19 août 2014. URL : http://trans.revues.org/484
  5. Frioux, Claude, art. cit., p. 104
  6. Ce qui revenait à donner raison aux avant-gardistes dans leur volonté de faire table rase de la tradition.
  7. Zalambani, Maria, « L’art dans la production. Le débat sur le productivisme en Russie pendant les années vingt », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52e année, n°1, 1997, p. 42