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Entretien : démocratie et théâtre-action

Entretien avec Claire Vienne

Directrice artistique du Théâtre de la Communauté de Seraing

En cette époque de crise et de tentation de repli sur soi, les arts de la scène peuvent-ils constituer un vecteur d’émancipation et favoriser l’émergence de nouveaux modes d’organisation collective ?

Gaëlle Henrard : Pourriez-vous nous décrire le type de public avec lequel vous travaillez et selon quel processus ?

Claire Vienne : L’objectif principal du Théâtre de la Communauté est que le public s’approprie le théâtre, l’art, et en fasse un outil d’expression, de création. Nous tentons de créer des spectacles du début à la fin avec des personnes qui pensent que le théâtre ne s’adresse pas à elles (image d’un lieu de pouvoir bourgeois, trop cher, etc.). Il y a donc dès le départ un problème de légitimité : beaucoup de gens pensent qu’ils ne sont pas légitimes pour pousser la porte d’un lieu comme le théâtre. Nous travaillons d’ailleurs dans des salles, comme en Outremeuse, qui sont à la hauteur des gens et qu’ils peuvent s’approprier.

Claire Vienne

On travaille pour cela avec un réseau de partenaires (associations, CPAS, écoles, etc.). Cet aspect est très important pour nous et nous avons d’ailleurs une personne à temps plein qui ne s’occupe que du réseau associatif, scolaire et du « non-public ». En fonction des projets, ce sont eux qui viennent avec des demandes ou nous qui leur faisons des propositions. Mais notre objectif est toujours d’arriver à un spectacle que nous entendons professionnel dans la mesure où l’équipe qui encadre est professionnelle (régie, scénographie, costumes). C’est aussi notre façon de prendre les gens au sérieux. Le spectacle est ensuite joué devant un public qui est d’abord le public du partenaire avec lequel nous montons la création, un public dont le groupe est issu. On vient par exemple de terminer une création avec l’EFT (Entreprise de Formation par le Travail, ndlr) « Échafaudage » avec qui on travaille depuis quelques années et ce sont notamment d’autres personnes en situation d’apprentissage au sein d’EFT qui sont venues assister aux représentations. C’est donc rarement un public de « déjà convaincus » ou le public qui va habituellement au théâtre, même si nous avons aussi un public qui, intéressé par notre démarche de création, nous suit depuis des années. Actuellement, on a un projet avec le Centre culturel de Huy et le réseau En piste qui travaille avec des personnes handicapées mentales et physiques. Chaque année, on monte un spectacle avec eux dans le cadre de leurs ateliers. Ce sont les familles ainsi que d’autres personnes handicapées qui viennent assister aux représentations. En moyenne par an, on donne 80 à 100 représentations uniquement avec des personnes qui ne vont jamais au théâtre. Pour donner un autre exemple, on a un projet qui se termine actuellement, celui-là avec des SDF, principalement des hommes, qui vivent en dehors de tout circuit. On a travaillé pendant deux ans avec ce réseau de personnes liées à la rue pour aboutir en mars 2015 à un spectacle professionnel.

On mène également des projets internationaux sur des sujets que l’on souhaite aborder. C’est le cas du projet « Femmes et Maternité » qui va durer quelques années. Je travaille pour cela avec des mamans à la prison de Lantin et via différents réseaux où se retrouvent des mamans en difficultés (centres d’accueil pour mamans migrantes, réfugiées, femmes battues, personnes handicapées, écoles, etc.). Dans cette lignée, on vient de terminer un travail avec des mamans au Maroc. Elles viennent de Côte d’Ivoire avec leurs enfants et se retrouvent au Maroc après un long parcours. Un film a été réalisé et sortira au mois de mars 2015 dans le cadre de la Journée internationale de la femme.

Au niveau du processus, nous travaillons par ateliers-théâtre. C’est grâce à ces ateliers qu’on écrit un spectacle qui est ensuite joué par les participants s’ils le souhaitent ou, le cas échéant, par des comédiens professionnels. Il n’y a pas nécessairement de propos ou de thème a priori. Le spectacle s’écrit à partir de ce qui est donné dans les impros.

Ce qui compte pour nous, c’est surtout le désir de participer à un projet collectif et de défendre une forme théâtrale. Le défi est d’abord de susciter l’envie auprès des participants, qui souvent estiment ne pas être concernés. Au départ des ateliers, beaucoup arrivent ici avec des pieds de plomb et n’osent pas entrer. Il y a beaucoup de méfiance, d’autant que le théâtre est perçu par eux comme quelque chose de poussiéreux, d’ennuyeux. Et puis, peu à peu, on établit un rapport de confiance. Mon objectif est donc d’abord de trouver du plaisir. On se retrouve dans une salle, on va passer du temps ensemble, il faut qu’on s’y sente bien. Créer ces liens prend du temps. Ensuite, on tente de créer une petite faille dans la tête, faille dans laquelle mettre une graine. On a le sentiment d’avoir gagné quelque chose quand, au terme du spectacle, on voit les participants mener eux-mêmes le débat avec leur propre public. Le groupe devient alors l’ambassadeur de sa propre histoire, ce qui n’est pas le cas dans les « grands » théâtres où ce n’est pas leur histoire qui est jouée ou, si c’est le cas, elle demande d’abord d’avoir parcouru un chemin parfois compliqué.

Ce qui est intéressant avec le public avec lequel on travaille, c’est justement qu’il n’a jamais mis les pieds au théâtre. Cela lui donne une force que ceux qui ont appris tous les codes théâtraux, notamment à l’école, n’ont plus. Ils ont un imaginaire, une créativité qu’on ne retrouve pas nécessairement dans d’autres milieux. Il y a, par exemple, une différence énorme quand on travaille avec une école d’esthéticiennes ou avec les Beaux-arts ou le Conservatoire. C’est toute la différence entre ceux qui se sont appropriés des règles, des codes et ceux qui arrivent, découvrent et se laissent davantage prendre au jeu. Or notre objectif est d’abord de travailler avec des gens qui ont quelque chose à raconter, qui ont une force et une énergie théâtrale, sans pour autant appliquer des règles théâtrales. D’ailleurs, quand on travaille avec des comédiens professionnels, ça ne se passe pas toujours bien.

Gaëlle Henrard : Quelle dimension critique percevez-vous aujourd’hui dans le théâtre-action par rapport à ce qu’il a pu être dans le cadre des occupations d’usines ?

Claire Vienne : C’est sûr que quand on montait des pièces dans les usines, il y avait la gauche et la droite, l’ouvrier et le patron, le rapport de force était plus clair. Aujourd’hui, on ne vit plus dans la même société. C’est beaucoup plus diffus, beaucoup plus sournois. Comment aller contre un patron quand la plupart n’en ont tout simplement pas ? Contre quoi va-t-on ? Quel pouvoir a-t-on encore ici ?

Le Théâtre de la Communauté - Oser être libre

Tout d’abord, quand je parle de plaisir et de jeu, je pense que le pouvoir et la critique peuvent venir de là. Le plaisir commence par le jeu et par le fait de donner quelque chose de soi. Quand on fait une improvisation, on s’engage quelque part à donner un morceau de quelque chose. Ensuite, quand on fait des improvisations, on parle énormément, de ce qu’on a vu, de ce qu’on a appris. Quand j’ai commencé au TC, c’était la fin des occupations d’usines et du théâtre syndical, et on a commencé à travailler différemment, sans plus passer par les syndicats. Les structures ont changé aujourd’hui, elles sont plus variées et sont davantage dans l’associatif. Mais la critique existe toujours et elle naît à un moment donné, dans le chemin qui est fait avec nous et parallèlement dans l’association partenaire ou dans d’autres structures. Ce qui est donné sur scène réveille des choses dans une société où on vit plutôt endormis, anesthésiés. Certaines personnes arrivent ici et se rendent compte que peut-être une partie d’elle-même va se réveiller au contact de rencontres, de possibles, de collectifs et que de cette manière, elles vont retrouver une force. La critique peut se situer là.

On a beaucoup de gens qui viennent ici et qui attendent le débat parce qu’ils ont entendu qu’ici, on pouvait venir exprimer des choses. C’est pour ça que le débat occupe une place fondamentale dans notre démarche et que les spectacles sont systématiquement suivis par ce moment d’échange. On a fait un spectacle, il y a deux ans, sur les jeunes et l’engagement. Il s’appelait EXI(S)T. Le spectacle en soi durait une demi-heure et était suivi d’un débat d’une heure et demie, mais un débat scénographié. Ce projet interrogeait la possibilité, la capacité de (re)prendre la parole. Il avait été initié par trois jeunes à l’époque des révolutions arabes et s’est fait en partenariat avec D’une Certaine Gaieté. Le débat permettait à chacun de se situer par rapport à sa manière d’envisager l’engagement. C’était d’autant plus riche quand étaient mélangés jeunes et moins jeunes, ou quand participaient des syndicalistes qui avaient une vision particulière de l’engagement. Avant de sortir le spectacle, on aussi organisé des débats avec des gens qui, dans leur vie professionnelle, étaient engagés, ou qui avaient fait de leur vie un engagement.

Donc je pense que la critique se retrouve dans tous ces débats, dans tous ces moments d’échange. Elle est également dans la démarche elle-même.

Gaëlle Henrard : L’émancipation par le théâtre, une utopie ? Quel rapport pouvez-vous faire entre théâtre-action et puissance d’agir ?

Claire Vienne : La force du théâtre, par exemple, par rapport au cinéma ou à la peinture, c’est d’une part qu’il est collectif. Si on vient individuellement s’inscrire dans une démarche, avec des motivations diverses, souvent même sans savoir pourquoi on est là, on vient en tout cas partager quelque chose. On vit dans une société où on est très seuls. Or le théâtre, c’est d’abord un groupe où on peut s’exprimer. Et c’est vrai que partout ailleurs, il suffit de regarder autour de soi, où peut-on encore s’exprimer, à tout niveau de la société ? La force du théâtre et du collectif, c’est d’être écouté et de cheminer ensemble. D’autre part, outre la dimension collective, il y a la possibilité qu’offre le théâtre de réinventer une histoire qui nous corresponde, dans laquelle on se sente bien et qui s’accorde peut-être mieux avec ce qu’on a envie de vivre. Je pense que c’est un des derniers endroits où on peut inventer et créer autre chose collectivement. Pendant un temps, on ferme la porte sur le monde extérieur et on en crée un autre via la fable, via l’imaginaire, pour ensuite rouvrir la porte, retourner dans la Cité en ayant acquis une autre place et peut-être une autre force. Le théâtre nous permet aussi de jouer et ainsi de retrouver en nous l’enfant qu’on n’a pas trop l’occasion de rencontrer dans une vie quotidienne.

Dans cet aspect émancipateur, il y aussi l’idée que des personnes qui ont un parcours d’échecs, pour la première fois, vont être applaudies. Que ce soit les jeunes ou les femmes au Maroc avec qui j’ai travaillé, ils n’étaient pas heureux. Peu à peu, ils ont retrouvé un intérêt à être là. Aux yeux des autres (familles, éducateurs, acteurs sociaux), il y a une valorisation de l’individu qui est fondamentale. Par exemple, les femmes au Maroc ont acquis un autre statut à travers le spectacle. Le public les a regardées autrement. Elles n’étaient plus perçues comme celles qui demandaient un repas chaud mais devenaient tout à coup un personnage que l’on regardait sur scène, une personne belle et digne (je veille particulièrement à ces aspects-là). Elles avaient l’occasion de montrer (et de découvrir) qu’elles savaient faire autre chose. Les personnes qui connaissent les participants aux ateliers et qui viennent les voir aux représentations disent ne jamais les avoir vus comme ça, qu’elles connaissaient plutôt des personnes en demande, exclues ou abattues. À travers le théâtre, le rapport à la personne change. Il y a aussi le fait de prendre une distance sur sa vie et donc de nourrir un regard sur celle-ci et parfois de retrouver quelque chose, une parole, un regard, une présence qui semblent avoir été perdus. Il y a là une forme d’émancipation.

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