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L’art et le pouvoir : les munitions culturelles

Par Olivier Starquit

Deux ouvrages parus récemment analysent la recrudescence du recours à l’art dans le cadre de manifestations s’opposant à l’ordre néolibéral tel qu’il va.

Le premier intitulé Artivisme1 s’inspire de l’effervescence artistique qui a accompagné les récents mouvements sociaux un peu partout dans le monde pour inviter à penser que la création serait en avance pour comprendre nos situations contemporaines. Et, en effet, « de la Place Tahrir au Parc Émilie-Gamelin, de Tunis à Istanbul en passant par la Puerta del Sol à la Défense, se sont succédés des Printemps et des occupations qui ne se ressemblent pas. Une caractéristique commune semble pourtant émerger de ces différents mouvements sociaux : tous se sont accompagnés d’une impressionnante créativité artistique. Qu’il s’agisse de la chanson, de la sculpture, du graphisme, de la peinture ou de la poésie, de la performance ou encore du cinéma, des oeuvres électroniques et de la vidéo, il semble que nous assistions à de nouvelles manières d’embrayer la création, c’est-à-dire de brancher le discours artistique sur les discours ambiants – et de faire levier pour transformer le monde2 ». Mais qu’est-ce que l’artivisme ? Il s’agit de l’art d’artistes activistes. Il pousse à prendre position. Il propose des outils d’action et de transformation. Il invente et expérimente des formes de résistance et d’action qui parient sur le pouvoir de la créativité, de l’imagination, de l’humour, du détournement et du jeu.

L’ouvrage s’intéresse donc aux ambitions activistes et politiques de pratiques artistiques, et aux formes artistiques ou créatives prises par une partie de l’activisme politique de gauche depuis le milieu des années 1990. Ces pratiques ne sont évidemment pas neuves et s’inscrivent dans la lignée de ce qui se faisait dans les années 1960-70 (nous pensons notamment au situationnisme). L’artivisme puise donc autant du côté des avant-gardes que des anciennes traditions carnavalesques, il s’inspire de la contre-culture (diggers, punks, graffiti, raves…) comme des traditions de désobéissance civile et d’action directe : la démarche va de la création d’une « zone autonome temporaire » selon les principes d’Hakim Bey au sabotage des médias (détournements d’affiches), en passant par des happenings collectifs festifs (le Carnaval contre le capitalisme, à Londres en 1999), des performances parodiant et détournant des dispositifs médiatiques sans oublier l’infiltration critique de lieux de pouvoir (les Yes Men), etc.

En quoi cette approche est-elle revigorante ? Souvent, trop souvent, des manifestations organisées contre l’emprise du capitalisme néolibéral prennent la forme d’une procession lugubre et sans lendemain. Les grands dirigeants syndicaux et/ou politiques organisent une manifestation massive : ils organisent, les citoyens sont invités à venir, à écouter puis à rentrer chez eux. Trop d’actions politiques ne sont-elles pas organisées « au nom de » et « pour » et non « avec » ? Cette conception négative du combat politique, ce militantisme triste pour passions tristes rend impuissant, paralyse et démotive. Changera-t-on le monde en culpabilisant les gens ou en leur donnant envie de changer la société ?

Cela ne doit pas nécessairement être une fatalité. « La manifestation reste un langage politique dans un monde qui voudrait pouvoir s’en passer3. » Mais, informée du capitalisme et de ses méthodes ne pourrait-elle pas cesser de se cantonner à la dénonciation mais plutôt jouer avec ? Ce nouveau mode d’interpellation provoque des court-circuits, capte l’attention, joue le contre-pied tout comme l’humour peut le faire en sortant aussi des cadres habituels d’action et de pensée. Par la présentation d’une alternative ludique et culturelle, l’objectif est de révéler (au sens photographique du terme) l’absurdité et d’ouvrir ainsi d’autres imaginaires. L’humour est en effet « déplacement des enjeux, subversion des codes, politique de la ruse, résistance clandestine. L’humour est la force du faible qui ne peut escompter un renversement du rapport de force4 ». Partant, « l’humour procure un sentiment de puissance qui fait reculer son contraire, le sentiment d’impuissance, et la résignation qui va avec »5.

Ce pas de côté replace le sens de la lutte et permet de construire des tactiques efficaces et enthousiasmantes. Comment ne pas évoquer les canulars et la caricature élevés au rang d’art par les Yes Men (site pirate du GATT, fausse conférence de presse de Dow Chemicals promettant de revendre Union Carbide pour aider les victimes de la catastrophe de Bhopal,…) mais aussi le collectif Wu Ming, Reclaim the Streets (collectif anglais fondé en 1991 par des militants anti-voitures hostiles à la construction d’autoroutes et qui vont organiser de gigantesques fêtes de rues, et ainsi se réapproprier les espaces colonisés par la pub et l’automobile), les Guerrilla Girls, les brigades activistes de clowns, ou encore l’armée de clowns la Circa (clandestine insurgent rebel clown army) qui envahit les autoroutes pour y planter des arbres.

Ce mode d’action qui est donc repris sous le vocable d’artivisme, constitue en somme une internationale désobéissante inspirée des avant-gardes et de la contre-culture dont les pratiques artistiques cherchent à mobiliser le spectateur, à le sortir de son inertie supposée, à le réveiller, à l’enchanter, à lui faire prendre position sur des thèmes comme la privatisation de l’espace public, la résistance esthétique à la publicité… Ces pratiques exécutent en quelque sorte des performances artistiques de tous ordres au nom d’un message ou d’une action politique. Par ces pratiques, il s’agit de réenchanter le monde, de remplacer la confrontation par la confusion en se réappropriant l’espace public et en pratiquant la désobéissance civile.

Il est intéressant de constater que ces pratiques émergent pratiquement toutes au milieu des années 90 : « ce sont des histoires de résistances. À la sauvagerie du capitalisme financiarisé, à ses conséquences sur la nature, le travail, les relations humaines, la vie tout entière…6 ». Ces interventions sont ludiques et, par le recours à la dérision caustique, elles tendent à indiquer qu’il est possible de transformer le monde si l’on donne le pouvoir à l’imagination. L’art activiste préfigure un autre monde possible, où « le marché laisse la place à la gratuité et à l’échange, l’individualisme au collectif, le commentaire désabusé à la lutte concrète, le spectacle à la participation et au dialogue. Ces pratiques apportent un regard positif et potentiellement transformateur des manières d’être ensemble7 ».

Le second livre8 , d’une superbe composition, aborde la prolifération de mouvements artistiques qui ont accompagné le printemps dit « érable » qui a par conséquent été doté d’une identité visuelle très forte. Le collectif d’étudiants en graphisme réunis sous le nom « École de la Montagne Rouge » a décliné cette couleur sous toutes ses formes dans des tracts, des affiches, etc. Il tend également à montrer que « l’humour, la parodie, l’ironie et le plaisir permettent de s’affranchir de la peur de l’autorité et des violences policières. L’illégalisme peut se banaliser lorsqu’il devient un jeu et un plaisir. Les actions artistiques permettent une participation libre et une appropriation du mouvement par les individus. La contestation artistique permet aussi de subvertir certaines normes et conventions sociales9 ».

En somme ces deux ouvrages montrent d’une part que l’art, ce n’est pas que pour faire joli, c’est aussi un instrument de résistance ou de contestation sociale ou politique. Pour le dire autrement, en citant Brecht, « l’art n’est pas un miroir qui reflète la réalité, mais un marteau avec lequel la façonner », ce qui revient à dire que d’un « point de vue sociologique, “l’art” – objet ou action, geste artistique conscient ou créativité débridée – peut être compris et théorisé comme un outil de transformation, voire d’émancipation sociale10 » et partant, que « la lutte des hommes pour leur émancipation passe par la reconquête de leurs moyens d’expression et de narration11 ».

  1. Stéphanie Lemoine et Samira Zouardi, Artivisme, art militant et activisme artistique depuis les années 60, Paris, Les éditions alternatives, 2010
  2. « La création comme résistance », Appel à contribution, Calenda, Publié le mardi 24 septembre 2013, http://calenda.org/260093
  3. Bruno Frère, « Quelle unité politique contre l’idéologie managériale », Salut et Fraternité avril 2012, p. 4
  4. Pierre Zaoui, « Humour », in Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés, collectif, Paris, Bayard, 2012, pp. 312-313
  5. Xavier Renou « La désobéissance en campagne », Le Sarkophage, Hors-série n°3 « Désobéissez », février-avril 2012, p.18
  6. Stéphanie Lemoine et Samira Zouardi, op. cit., p.11
  7. Idem, p.11
  8. Maude Bonenfant, Anthony Glinoer et Martine-Emmanuelle Lapointe, Le Printemps québécois. Une anthologie, Montréal, Écosociété, 2013
  9. http://www.zones-subversives.com/2014/10/greve-etudiante-et-mouvement-social-au-quebec.html
  10. http://www.ababord.org/Faire-la-greve-formes-artistiques
  11. Christian Salmon, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007, p. 212.