Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°71

Mots
Grogne

Par Henri Deleersnijder

C’est pas qu’on veuille à tout prix chercher la « petite bête », mais on ne peut s’empêcher d’être surpris par l’emploi répétitif du mot « grogne » – le plus souvent suivi de « sociale » – dans les médias pour qualifier les mouvements de grève et autres manifestations qui ont émaillé la Belgique ces derniers temps. Pas besoin d’être un vieux routier de la sémantique pour se rendre compte que ce terme est intimement lié à son proche parent « grognement ».

Le cri du cochon appliqué aux revendications et colères populaires ? On a beau se rappeler que la presse, tout autant que la politique, adore jouer avec le langage imagé, il est des vocables moins stigmatisants. Le passé regorge pourtant de ce genre de propos déshumanisants à l’égard de populations en butte aux difficultés matérielles de vie. Au cours de la Commune de Paris en 1871, par exemple, quand l’explication des événements faite par l’écrivain Théophile Gautier s’égarait dans des métaphores animalières où le ridicule le disputait à l’outrance la plus abjecte.

Jugez plutôt : « Il y a dans toutes les grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d’épais barreaux où l’on parque les bêtes fauves, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes les perversités réfractaires que la civilisation n’a pu apprivoiser, ceux qui aiment le sang, ceux que l’incendie amuse comme un feu d’artifice, ceux que le vol délecte […]. Un jour, il advient ceci que […] les animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages ouvertes, s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune. »

À l’époque, on le sait, la peur du rouge était vive dans les milieux bourgeois qui voyaient dans les prolétaires rien moins que de « nouveaux barbares ». Classes populaires, classes dangereuses : refrain connu. À Liège aussi, dans la foulée de la commémoration du 15e anniversaire de la Commune le 18 mars 1886, le même opprobre est jeté sur « les milices pillardes de nos banlieues industrielles [qui] débouchaient en rangs serrés sur nos boulevards » (La Gazette de Liège, 20-21 mars 1886).

Si l’on remonte un peu plus loin dans le passé, au XVIIe siècle en particulier, on s’aperçoit que les conflits sociaux étaient bien vivaces dans notre ancienne Principauté : face au parti des Chiroux (ou « hirondelles », en dialecte local) favorable au prince-évêque et à sa politique absolutiste, faisait face celui des Grignoux, autrement dit des « grognons », porté sur des valeurs ou pratiques plus démocratiques. Toute une symbolique, non ?

Aujourd’hui que le politiquement correct est de mise, plus question de se laisser aller à des dérives lexicales où il n’était pas rare jadis de rencontrer des expressions telles que « meute d’ouvriers ». Et pourtant, des soutes de l’inconscient, peuvent toujours surgir ici et là, fruit d’une incontrôlable inflation rhétorique, des vocabulaires animaliers qui contribuent immanquablement à la diabolisation des luttes sociales en cours. Se souvenir à ce propos d’une réflexion de Gramcsi qui, durant de longues années, connut les geôles mussoliniennes : « Pour une élite sociale, les caractéristiques des groupes subalternes ont toujours quelque chose de barbare ou de pathologique1. »

  1. Cité dans le n° 84 (printemps 2014) de la revue Quaderni (Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme), intitulé « La radicalité ouvrière en Europe. Acteurs, pratiques, discours » et dirigé par Geoffrey Geuens et Jeremy Hamers.