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Fuir la folie

Par Raphaël Schraepen

En 1971, les émeutes qui ont soulevé la prison d’Attica ont inspiré plusieurs musiciens révoltés par le caractère raciste de la répression de la mutinerie. En rock d’abord, Bob Dylan, alors en « sommeil » discographique, publie un 45 tours inédit intitulé George Jackson, du nom d’un prisonnier noir tué peu de temps avant par des gardiens à San Quentin. Cet événement avait contribué à faire monter la tension à Attica. John Lennon écrit Attica State en 1972. En jazz, la même année, le saxophoniste Archie Shepp sort son album Attica Blues contenant notamment un Blues For Brother George Jackson. En 1972 toujours, le compositeur classique américain Frederic Rzewski présente Attica.

Lieve Franssen et Frederic Rzewski

Lieve Franssen et Frederic Rzewski

S’il n’est pas rare qu’un compositeur classique s’inspire d’événements sociaux ou politiques, on rencontre moins souvent des références précises et immédiates comme dans le morceau de Rzewski. C’est que ce dernier n’a jamais caché ses opinions politiques. Pianiste virtuose, ayant travaillé avec de prestigieux compositeurs du vingtième siècle, comme Milton Babbitt ou Luigi Dallapiccola, il estime que la création ne doit pas oblitérer le monde dans lequel il vit. Cela peut passer par des adaptations de chants de révolte. Dans les années 1970, il a ainsi adapté le traditionnel noir Down By The Riverside, il a également utilisé la chanson de résistance du chilien Sergio Ortega El Pueblo pour réaliser une série de variations, un peu sur le modèle des Variations Diabelli de Beethoven, intitulée The People United Will Never Be Defeated. Personnage complexe que ce Frederic Rzewski.

En 1982, Henri Pousseur me confiait que les compositeurs contemporains qui le fascinaient le plus étaient George Benjamin (qui n’avait que 22 ans à l’époque) et… Frederic Rzewski. Je ne les connaissais alors ni l’un ni l’autre. Pourtant, ce dernier était sans doute le plus liégeois des musiciens américains (avec Garrett List, tout de même) puisqu’il était professeur de composition au Conservatoire de la cité ardente. Rzewski ayant quitté Liège pour Bruxelles, il peut maintenant être considéré comme le plus belge des Américains, sauf que c’est avant tout un citoyen du monde.

C’est néanmoins en Belgique qu’on vient de créer, sous son aimable contrôle, son œuvre la plus récente au titre trilingue : Waanvlucht / FuirLaFolie / FleeTheFrenzy : To The Deserters, pour solistes, trois percussionnistes et 150 choristes venant de sept ensembles vocaux. Six représentations ont eu lieu à Bruxelles, Gand et Liège. Davantage qu’un simple concert, il s’agit plutôt de théâtre musical.

L’initiative de ce projet revient au Brussels Brecht-Eislerkoor, et plus particulièrement à sa cheffe de chœur, Lieve Franssen. En ces temps de commémoration du début de la guerre 1914-1948, elle – et les participants du projet – a estimé qu’il était peut-être temps de rendre hommage aux déserteurs. Ceux-ci ne doivent plus être vus comme des lâches mais bien comme des êtres humains responsables qui ont décidé de « fuir la folie » d’une guerre dont les intérêts se trouvaient hors de leur vie, cette dernière n’ayant pas été prise en compte ni au début ni à la fin du conflit.

Elle a donc fédéré plusieurs chorales spécialisées dans des répertoires plutôt engagés. Ces ensembles s’étaient déjà rencontrés en 2009 pour la création d’une autre œuvre à caractère politique, The Shouting Fence, du britannique Orlando Gough. Ont répondu cette fois les Bruxellois de Rue De La Victoire, sous la direction de Mouchette Liebman, et Stemmer, emmenés par Peter Spaepen. Les flamands Ik Zeg Adieu, avec Lucy Grauman, et les Gantois de Novecanto, sous la houlette de Tom Deneckere, ont également répondu présent, de même que l’ensemble de Hasselt Omroerkoor, dont le chef Luc Cluysen est malheureusement décédé en cours de travail, des suites d’une maladie pénible. Du côté wallon, c’est Francis Danloy qui a dirigé son ensemble C’Est Des Canailles, mais aussi des membres de Basta !, ainsi que quelques « individuels » séduits par le projet.

La première partie de Waanvlucht présentait les sept chorales séparément in situ, dans des lieux symboliques de la Première Guerre mondiale, pour sept petites « piécettes », avec comédiens, dans une mise en scène de Marijs Boulogne, aidée à Liège par Vital Schraenen. Ensuite, tout le monde se retrouvait pour le plat de résistance, huit chants composés ou adaptés par Rzewski.

Ce dernier avait choisi des textes de toutes les époques et de plusieurs nationalités afin de montrer le caractère universel de cette résistance à la folie. Tous, sans exception, et quel que soit son style littéraire, illustraient le propos. Waanvlucht commence par une pièce lyrique et austère à la fois, I Will Not Serve, sur un texte de James Joyce. Suit Non Serviam, en latin, assez marmoréen, basé sur un extrait étonnant du Livre de Jérémie. Changement de ton avec Sag Nein !, en allemand, sur des lignes des écrivains Wolfgang Borchert et Kurt Tucholsky, figures de la résistance proche de Brecht ou de Hanns Eisler. Nul ne s’étonnera donc que cette chanson possède une violence expressionniste fort à propos, avec néanmoins quelques éclairs de lumière ça et là. C’est Paul van Ostaijen, un poète pacifiste flamand mort en 1928 qui est à l’origine de la pièce suivante, Aan een Moeder, sans doute la plus déchirante des huit. Changement total de ton avec Ne Servir Plus, le mouvement le plus long et le plus complexe de l’ensemble, sur un large extrait du Discours de la Servitude Volontaire écrit par Étienne de la Boétie en 1574. Pour le sixième morceau, Rzewski a adapté le chant populaire italien de 1840, Il Disertore, dont le titre est suffisamment éloquent. Le tragédien grec antique Sophocle est convoqué pour le septième titre, Polla Ta Deina, dans lequel il est dit qu’« il y a bien des choses terribles, mais rien n’est aussi terrible que l’homme ». Enfin, Waanvlucht se termine sur un traditionnel déjà utilisé au piano par Rzewski, le fameux Down By The Riverside, un tutti qui donne le vertige dans son « swing » lent et démesuré. De cette chanson, il faut dans ce contexte retenir avant tout la phrase « I’m gonna lay down my sword and shield, I ain’t gonna study war no more » (« Je vais déposer mon sabre et mon bouclier, je ne vais plus étudier la guerre »).

Seuls les solistes et chefs de chœur étaient des musiciens professionnels. Le compositeur a été suffisamment séduit par les représentations pour faire part de sa satisfaction à Lieve Franssen après les concerts de Bruxelles. Il envisage même de faire tourner cette œuvre hors de Belgique et, peut-être, en réaliser un disque. D’ici là, il va peut-être retourner à son piano, ou continuer ses Nanosonatas, inspirées par les nanotechnologies mais dédiées à des membres de sa famille ou à des amis musiciens, comme Elliott Carter ou même Pete Seeger. Complexe Frederic Rzewski, décidément.

Petite discographie

  • The People United Will Never Be Defeated. Marc-André Hamelin (piano) (Hypérion)
  • « Piano Music » (Fantasia – Second Hand, or Alone At Last – De Profundis). Robert Satterlee (piano) (Naxos)
  • Four Pieces – Hard Cuts – The Housewife’s Lament. Ralph van Raat (piano), Lunapark, Arnold Marinissen (direction) (Naxos)
  • « Class Of ’38 » (North American Ballads : N°4 : Winnsboro Cotton Mill Blues) (+ autres compositeurs) (Naxos)

Certaines œuvres majeures sont malheureusement épuisées ou non disponibles en CD. On peut néanmoins écouter sur Youtube : Attica – Coming TogetherLes Moutons de PanurgeThe RoadNanosonatas, etc.