« “Fascisme” : nous n’emploierons jamais ce mot à la légère. Il y a encore quelques années, il ne paraissait désigner que des groupuscules identitaires, des nostalgiques de la croix gammée et autres bandes dangereuses mais ultraminoritaires. Pourtant, aucune raison ne justifie de le renvoyer à un passé révolu, de le croire mort et enterré, comme s’il n’appartenait qu’à l’histoire et qu’on pouvait tirer un trait. Nous ne vivons pas dans un régime fasciste, qui interdit toute expression contraire à lui et élimine méthodiquement, par tous les moyens, ses opposants. Mais tout fascisme est précédé d’une phase plus ou moins longue de fascisation, sans que bien sûr elle dise son nom1. »
Ainsi s’ouvre le livre de Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste, travail qui pose un regard sur la situation politique française, avec « un sentiment de basculement (…) face au durcissement autoritaire actuel2 ». Une situation observée chez nos voisins, certes, mais qui ne revêt pas non plus les atours de l’étrangeté absolue ici en Belgique. Cette menace, qui insiste davantage au nord du pays, n’en est pas moins également présente au sud, s’infiltrant dans les discours, les comportements, les esprits, et passant trop souvent incognito…
Et si depuis le Covid, les espaces de culture, de rencontres et de débats peinent encore à se (re)remplir, il faut croire que le propos tenu par Ludivine Bantigny suscite suffisamment l’intérêt (ou l’inquiétude) pour que sa venue à Liège, un mercredi après-midi3 de début d’été, rassemble un auditoire significatif… Signe aussi, on peut l’espérer, que l’antifascisme liégeois4 ne se lasse pas de défendre le terrain de la démocratie.
Un processus en cours
L’historienne (en co-écriture avec le sociologue Ugo Palheta), qui ne pensait pas un jour publier un tel ouvrage en employant le terme fascisme « comme élément central dans une réflexion historique et politique, (…) doit se rendre à l’évidence : il y a dans le fascisme quelque chose de transhistorique et de transnational, et il peut ressurgir y compris sous une autre appellation ». Et à cet égard, on peut rappeler que le groupe nationaliste et d’extrême droite européen porte le joli nom d’« Identité et Démocratie ». Si « identité » est devenu un des termes préférés des droites radicales et nationalistes, l’actualité politique nous montre chaque jour l’étendue du dévoiement du mot « démocratie ». Et Ludivine Bantigny de nous rappeler cette phrase d’Orwell : « lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon ».
Le fascisme ne vient pas au monde tel un éclair dans un ciel serein
Toujours est-il que le constat est posé : fascisation et extrême-droitisation de nos sociétés. Ludivine Bantigny et Ugo Palheta s’emploient à en décrire divers éléments, commençant par la surenchère dans laquelle s’engagent les partis de droite par rapport à des traits d’extrême droite. La fenêtre d’Overton semble s’ouvrir chaque année davantage : le spectre même de ce qui est dicible et admissible, y compris médiatiquement, n’a cessé de s’étendre. Aussi Ludivine Bantigny évoque-t-elle la perte de sens d’un cordon sanitaire à mesure que se déploie cette porosité des idées d’extrême droite. Et ainsi passent tranquillement dans ce qu’on appelle l’ « extrême-centre »5 (mais qui est, pour Ludivine Bantigny, une droite dure), des éléments très clairement fascisants. Elle ne nous alerte donc pas sur un fascisme qui serait déjà en place, mais sur le fait que « le fascisme ne vient pas au monde tel un éclair dans un ciel serein. (…) Son avènement comme pratique de pouvoir, comme type spécifique de régime ou d’État, est annoncé par toute une série de signaux (…). Le fascisme est ainsi préparé par une période historique qui constitue une première étape de fascisation (…)6 », permettant « un enracinement social du mouvement, des idées et des affects fascistes (…). » Ainsi ensuite peut-il « apparaître comme une alternative (fausse) pour des secteurs divers de la population et comme une solution (réelle) pour une classe dominante aux abois7 ».
Observer les formes de la fascisation
Si, comme Orwell, on peut observer un fascisme sous des atours qui n’ont pas la force de l’évidence, comme le fascisme en col blanc8, certains autres traits sont plus directement à même de nous alerter. Conjointement à « la marginalisation des arènes parlementaires »9, c’est le cas du durcissement autoritaire et de la montée du racisme, observés en France mais aussi en Belgique. Outre la répression policière des manifestations, ce que certains appellent d’ailleurs la « brutalisation du maintien de l’ordre10 », au moyen de matraquages, nassages et autres gazages, ce « durcissement autoritaire » se double d’un empêchement, préalable et de plus en plus fréquent, à manifester, d’une mise en difficulté des cortèges par les forces de police, quand ce n’est pas une interdiction pure et simple de descendre dans la rue pour exprimer son désaccord. Cette répression à l’égard des mouvements sociaux n’est ceci dit pas neuve pour les minorités ethno-raciales, et « cible des individus et des groupes non en raison de ce qu’ils font (manifester, faire grève, etc.) mais de ce qu’ils sont11 », avec une intensité inouïe et en toute impunité. Pour les auteurs, « on ne comprend donc rien à l’intensité de cet autoritarisme d’État si on ne voit pas à quel point il est connecté au racisme12 ».
Ce durcissement autoritaire doit aussi être identifié, sans pour autant dédouaner les dirigeants politiques qui le cautionnent, du côté des « appareils répressifs d’État, avec cet acteur spécifique de la fascisation que constituent les syndicats de police13 ». Ludivine Bantigny observe un mouvement d’autonomisation des forces de l’ordre gangrenées par un racisme structurel dans leurs rangs, voire renfermant en leur sein des filières ouvertement d’extrême droite ou néo-nazies, le tout dans un sentiment d’impunité vis-à-vis d’un pouvoir politique affaibli et dont la crise hégémonique tend à le rendre « de plus en plus dépendant de sa police et l’amène à tout lui concéder14 ». Une autonomisation et une fascisation rampante des forces de police qui se déploient à la faveur de la désignation constante d’un bouc-émissaire à travers les figures du musulman et de l’immigré, dépeints comme des individus dangereux pour l’ordre public et l’intégrité de la nation. Constat d’autant plus inquiétant au vu du développement et de la généralisation des outils de contrôle social et des techniques de surveillance high-tech.
De l’antifascisme à l’anticapitalisme
À côté du décryptage de ce processus, Ludivine Bantigny et Ugo Palheta développent la thèse de la nécessité d’accoler à la lutte contre le fascisme celle contre le capitalisme, pointant du doigt le macronisme comme un « autoritarisme du capital ». Ainsi expliquent-ils qu’« à une politique sociale et économique au service du capital répond un autoritarisme qui ne feint plus même de se masquer15 ». Cette politique de « l’extrême-centre » est celle du rouleau-compresseur qui écrase tout ce qui fait le bien commun, la protection sociale, la santé publique, l’enseignement. Cette précarisation grandissante, c’est celle du travail et de la vie quotidienne, sociale, familiale, avec des attaques qui se multiplient sur plusieurs décennies de conquêtes sociales. Ainsi se voient écrasés les plus fragiles qui subissent une répression d’une brutalité sans équivoque lorsqu’ils font savoir leur mécontentement et leur désespoir.16 Une violence sociale qui va clairement en s’aggravant et qui nous renvoie à un darwinisme social à peine voilé, celui où il convient de mériter sa place au soleil et tant pis pour les autres, coincés dans l’ombre de la misère sociale. Pour Ludivine Bantigny, « si on ne revient pas aux conditions matérielles de possibilité du fascisme à savoir la violence du capital, la façon dont cette logique du capital nous met en concurrence les uns avec les autres et impose sa violence jusqu’à nos intimités, on ne pourra pas lutter contre le fascisme. »
« Leur démocratie et la nôtre »
Si capitalisme et fascisme semblent si bien s’accommoder l’un de l’autre, il est aussi rappelé combien le premier présente une profonde incompatibilité avec la démocratie17, « ne serait-ce que parce que le capitalisme mange des pans entiers de notre existence sans nous demander notre avis : la façon dont on produit, dont on travaille, dont l’économie tout simplement fonctionne ». Or, la réponse la plus couramment formulée face aux avancées et infiltrations menaçantes des droites radicales consiste précisément « à affirmer la nécessaire défense de la démocratie18 ». Mais de quelle démocratie est-il question au juste ? Ludivine Bantigny et Ugo Palheta nous rappellent à cet égard que la conception de la démocratie censée faire barrage au fascisme se résume dans ce qu’on appelle communément « démocratie libérale », en somme l’État de droit, un système reposant principalement sur l’élection et le pluralisme. Deux éléments sur lesquels les auteurs formulent de nombreuses réserves quant à leur caractère démocratique effectif, c’est-à-dire leur capacité réelle à représenter la diversité et la volonté du peuple. En s’en tenant à cette représentation de la démocratie, rien d’étonnant à ce que les tenants d’une dynamique démocratique véritable soient rejetés dans les rangs des utopistes.
La proposition formulée par Ludivine Bantigny et Ugo Palheta face à ce qu’ils nomment clairement « démocratie capitaliste » est celle d’un approfondissement de la démocratie, de sa radicalisation voire de sa… démocratisation. Les auteurs s’emploient à repréciser la distinction fondamentale entre « leur démocratie et la nôtre ». Avançant un certain nombre de critiques à l’égard des projets de démocratie participative, bien souvent menés par le pouvoir en place lui-même, c’est à la « conquête » de la démocratie qu’ils en appellent : « une “démocratie réelle” [qui] suppose la rupture avec le capitalisme ». Car « que vaut une “démocratie” qui sanctuarise à tel point le pouvoir du capital que l’usage des ressources productives et la répartition des produits de l’activité de tou·te·s ne font l’objet d’aucun contrôle ou presque de la part de celles et ceux qui produisent les richesses ? Que doit-on penser de cette “démocratie” dans laquelle ils et elles n’ont aucun moyen véritable de décider de l’usage de leur temps et ne maîtrise en rien leurs conditions de travail, d’existence et même de simple subsistance, celles-ci dépendant avant tout de la maximisation du profit19 ? »
Et de nous rappeler que ce qui est systématiquement présenté comme « utopiste » a pourtant existé, que des pistes il y en a : Commune de Paris, soviets russes en 1905 et 1917, expérience communaliste au Rojava, conseils d’usine dans l’Italie de 1919-1920, rébellion zapatiste au Chiapas… Chili, Portugal, Gilets jaunes, ZAD, conseils et autres assemblées participatives, ici et ailleurs. Et l’on rappellera encore et encore que la démocratie n’est pas un régime immobile, ni « un ensemble de principes institués ou de procédures valables une fois pour toutes, mais la dynamique convulsive, imprévisible à bien des égards, à travers laquelle se bâtissent des institutions nouvelles pour une complète émancipation20 ». Et cette perspective est, pour Ludivine Bantigny, véritablement antifasciste.