Si l’on se réfère à la définition du concept cancel culture proposée par l’encyclopédie Wikipedia, cette pratique, aussi appelée en français culture de l’effacement ou culture de l’annulation, consisterait à « dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d’actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles 1 ». Le rapport secret de Nikita Khrouchtchev 2, Premier secrétaire du Praesidium du Comité central du Parti communiste, qui fut présenté en février 1956 au Kremlin, devant les délégués du XXe congrès du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique), pourrait constituer un exemple de cancel culture avant la lettre, la personne dénoncée publiquement à des fins de bannissement étant en l’occurrence Joseph Staline, le prédécesseur de Nikita Khrouchtchev.
À ce réquisitoire dirigé contre Staline, dans le but de briser le mythe du « génial continuateur de Lénine » et celui du « chef de guerre », vient s’ajouter la volonté de Nikita Khrouchtchev de masquer, dans les faits et dans les textes, une partie importante des crimes commis durant une certaine période par Staline. On ne peut pas parler dans ce cas de cancel culture, mais de volonté d’omission, de cacher dans le rapport certains pans importants de la vérité, afin de se forger une image positive et de ne pas déstabiliser d’autres hauts dirigeants du parti, impliqués dans des massacres qu’ils avaient eux-mêmes perpétrés 3.
Concernant le premier aspect – la manifestation de cancel culture –, on sait que Khrouchtchev dénonça dans son rapport le « culte de la personnalité de Staline », évoqua les erreurs tactiques et stratégiques de celui-ci dans les premiers mois ayant suivi l’invasion allemande, son erreur d’appréciation dans le « complot des blouses blanches », soi-disant fomenté par des médecins juifs du Kremlin, et mit en exergue les purges des cadres communistes durant les années 1937 et 1938. À juste titre, il mentionna le fait que 45 000 personnes, pour l’essentiel des responsables et des cadres du parti, de l’économie et de l’armée, avaient été soumises à des « méthodes illégales d’instruction », condamnées par une juridiction d’exception (le Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS) et exécutées dans 85% des cas. Pour étayer ses arguments et convaincre les délégués du congrès qu’il fallait mettre Staline au ban de la société communiste, Khrouchtchev fit également distribuer dans la salle deux textes « censurés » de Lénine, datant de 1922-1923, très critiques vis-à-vis de Staline, dont l’un est entré dans l’Histoire sous l’appellation de « testament de Lénine » 4.
Quant au deuxième aspect – la volonté d’omettre certains éléments gênants –, il n’est connu que depuis l’ouverture des archives soviétiques 5 et la publication des souvenirs d’importants dirigeants staliniens, tels que Molotov, Kaganovitch ou Mikoïan. On sait à présent que le rapport de Nikita Khrouchtchev fut précédé d’un autre rapport établi par une commission dirigée par un apparatchik stalinien Piotr Pospelov 6. Celui-ci évoquait dans sa synthèse non seulement les condamnations des sujets communistes mentionnées supra, mais décrivait les répressions de masse qui aboutirent durant les années 1937-1938 à l’arrestation de plus de 1,5 million de personnes, dont plus de 681 000 furent fusillées 7. En outre, il était question dans ce rapport de la pratique des quotas d’arrestations et d’exécutions attribués par la police politique (le NKVD, de funeste mémoire). Certes, Pospelov se gardait bien de mentionner que Khrouchtchev s’était montré un acteur zélé des répressions en communiquant lui aussi des estimations chiffrées de victimes pour Moscou et sa région 8 et qu’il avait dirigé, en tant que Premier secrétaire du Parti communiste d’Ukraine, l’ensemble des opérations répressives de masse en Ukraine 9. Il omettait en outre de rapporter que les condamnations à mort en 1937-1938 avaient été avalisées non seulement par Staline, mais aussi par les autres dirigeants staliniens toujours en place à ce moment 10.
Malgré ces omissions opportunes, le rapport de Pospelov fut jugé dérangeant et ne fut pas présenté aux délégués du congrès. Il fut remplacé par un rapport plus succinct, lu par Khrouchtchev, qui mit avant tout l’accent sur le thème plus général du « culte de la personnalité de Staline ». Dans ce rapport, aucun des choix du Parti depuis 1917 n’était remis en cause. En circonscrivant le champ des répressions aux seuls cadres communistes durant les années 1937-1938, le rapport secret éludait la question de la responsabilité du Parti et de Staline dans les collectivisations forcées dans les campagnes, la liquidation des « koulaks en tant que classe », et la grande famine de 1932-1933, qui avait fait 6 millions de morts. Il omettait de mentionner que des millions de citoyens soviétiques « ordinaires » avaient été déportés, et continuaient à être déportés en 1956, dans les camps de redressement par le travail, les colonies de travail pénitentiaire et les villages spéciaux de peuplement de l’« Archipel du Goulag ».