Dans la Grèce antique, quand un Athénien représentait un danger pour la démocratie, il était habituel de lancer contre lui une procédure d’éloignement ou d’exclusion de la cité. Son nom était alors inscrit sur un ostrakon par les citoyens, et le gêneur, voire l’ennemi avéré des institutions, se trouvait ostracisé. Frappé, pour un temps du moins, de mort sociale.
En nos temps abonnés à l’immédiateté, où le flux des propos remplace si souvent la lenteur de la réflexion, dans les médias audiovisuels en priorité, la moindre parole perçue comme « sacrilège » aux yeux d’aucuns voue aux gémonies son locuteur. Et le voilà, pour cause de racisme, de misogynie, d’homophobie, de rejet des minorités (LGBT ou autres), etc. – avérés ou supposés –, couvert d’opprobre, sans possibilité d’appel ni prise en compte du contexte où il s’est exprimé.
On est là en présence du clash que produit la cancel culture, soit la culture de l’« annulation », le verbe anglais cancel signifiant « supprimer », « éliminer ». Cela rappelle, outre-Atlantique, au moment de la conquête de l’Ouest, les affiches « wanted » appelant à la délation, prélude à la pendaison. Le phénomène n’a rien de bien neuf à vrai dire, si l’on veut bien se souvenir de certains oukases proférés à l’époque de la guerre froide, sous nos latitudes, dans les échanges publics ou privés, au gré des prises de position idéologiques : telle personne de droite taxée sans ménagement de « fasciste » ; telle autre, de gauche, dénoncée sans preuve non plus comme « crypto-communiste ».
On aurait pu croire que cette approche binaire de la société, outrageusement manichéenne, allait s’apaiser à la suite de l’effondrement du mur de Berlin et de l’effacement de la « lutte des classes » (devenue un gros mot ?). Il n’en est rien, au vu de l’hystérisation actuelle de quantité de rapports sociaux. Comme si la colère, propulsée par l’hubris et un impérieux besoin de se créer des adversaires, avait toujours raison, au détriment de la raison justement, cette indispensable alliée de la vérité. C’est que, dans le menu des débats, les questions identitaires ont amplement remplacé les sociales, même si celles-ci ont des liens certains avec les premières : il suffit de penser aux phénomènes MeToo, enclenché en 2017 à la suite de l’affaire Harvey Weinstein, et Black Lives Matter, rendu visible surtout après la mort de George Floyd en 2020.
Ces prises de parole dénonciatrices, levant le voile sur des pratiques inacceptables (viols, pédocriminalité, agressions raciales, etc.), sont liées aux États-Unis au mouvement woke, terme signifiant « éveillé » et désignant une attitude combative, non seulement contre les injustices ou inégalités, mais aussi contre toutes sortes de discriminations – de genre ou ethniques – subies tant par les femmes que les Noirs, sans parler des minorités sexuelles. Ainsi vont cependant les mots qui, dans leur petit bonhomme de chemin sémantique, se trouvent si souvent happés par des prédateurs peu consciencieux de leur sens originel : le « wokisme », par exemple, est actuellement volontiers dénoncé comme étant un communautarisme, et même un ferment de déconstruction de notre société, qui serait hostile au socle de celle-ci. Alors qu’il se veut partisan d’un monde plus inclusif, soucieux de plus de justice.
On aura beau se rassurer en se disant que c’est dans la mouvance conservatrice, sinon réactionnaire, qu’il est rejeté en majorité et que « tout ce qui est excessif est insignifiant » (Talleyrand), il n’empêche que, par ses excès mêmes, tels les déboulonnages de statues et les procès d’intention menés a posteriori à l’encontre d’œuvres littéraires, des dérives de la cancel culture ne manquent pas d’inquiéter. Dynamisées par les réseaux sociaux, si prompts au harcèlement en ligne dans lequel prospère la haine, elles sont en passe de donner lieu à de la censure, sinon à un ordre moral de sinistre mémoire. On songe ici, en guise de cas emblématique, à la comparution de Gustave Flaubert en 1857 devant le tribunal correctionnel pour avoir « attenté aux bonnes mœurs et à la religion » dans son roman Madame Bovary. Mais les appels à interdiction dans le monde culturel se sont multipliés dans la récente actualité : en 2021, tandis que l’université américaine de Princeton décidait de ne plus exiger la connaissance du latin ou du grec pour suivre les cours du département d’études de la Rome et de la Grèce antiques, des étudiants, à la militance pour le moins dévoyée, se montraient opposés à l’apprentissage de ces langues porteuses d’une culture esclavagiste…
« Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison », faisait remarquer Albert Camus. Qu’aurait-il ajouté aujourd’hui que « le débat est remplacé par le combat 1 » ? Face aux débordements clivants, on ne peut qu’en appeler à l’esprit de nuance. Qui lui, en démocratie, à moins de sombrer dans la guerre de tous contre tous, ne peut subir le sort de l’« annulation ».