« Tout vainqueur des temps passés a sa place dans le cortège triomphal qui, guidé par les dominateurs du jour, foule aux pieds ceux qui gisent sur le sol. Comme cela a toujours été le cas, ce cortège charrie le butin. On appelle celui-ci “patrimoine culturel”. […] Et pas plus que du témoignage lui-même, la barbarie n’est absente du processus qui l’a transmis de l’un à l’autre » 1.
Bien souvent conçu comme exempt de tensions internes, de contradictions sociales ou idéologiques, tout discours historiographique est le fruit de la conjoncture dans laquelle il émerge, de ses rapports de force et d’une tradition instituée de l’Histoire marquée par l’imaginaire d’une période antérieure 2. En ce sens, il est tout à fait cohérent qu’il produise, par son historicité même, des contre-discours mettant en lumière ses propres points d’ombre, ses partis pris épistémologiques, voire idéologiques, et son impensé collectif 3. La mise au jour, dans ces contre-discours, de l’asymétrie de condition dans les processus historiques est souvent considérée comme un révisionnisme historique et culturel ou, pour reprendre les termes d’un courant idéologique davantage ancré dans une pensée dominante qu’il y laisse paraître, comme une forme de « cancel culture ». La posture victimaire de ce courant « anti-cancel », posture par ailleurs récurrente lorsqu’un groupe dominant se sent menacé, est fondée sur le postulat très classique d’une conservation patrimoniale figée, en réaction à de prétendues stratégies d’effacement. La peur d’un remplacement culturel relève bien plus souvent d’un fantasme et d’une construction de ses propres détracteurs – défenseurs d’une conception paradoxalement anhistorique et non axiologique du discours historique – que d’une intention avérée de groupes sociaux dominés, réclamant visibilité et reconnaissance publiques. Les cas des histoires matrimoniales, sociales et décoloniales sont révélateurs, en ce qu’ils font constamment l’objet de suspicion, se voyant ôter leurs dimensions critique et universaliste fondamentales.
On ne nie pas l’existence d’un discours dogmatique réclamant, sans grande cohérence historique, l’effacement de productions et de traces portant la marque d’une domination. Ces productions et ces traces sont précisément fondamentales, en ce qu’elles sont la clef d’une compréhension et d’une mémoire des rapports de subalternité, mais elles ne peuvent préserver l’évidence de leur place dans un espace public oppositionnel, parcouru de tensions relatives à ce qui est visible et valorisé. Ce sont justement ces visibilités honteuses dans l’espace public qui produisent, par réaction, des velléités militantes radicales. De nombreux discours critiques de dénonciation se fondent au contraire sur la nécessité d’une conservation contextuelle des dominations passées et présentes, ce qu’Éric Fassin appelle « la mémoire des assassins 4 ». Comme celui-ci le relève dans son article « La culture de l’annulation dans les médias », il est impératif de sortir de la logique dualiste qui oppose, de façon stérile et dogmatique, partisans et détracteurs de l’annulation historico-culturelle, tout en pointant le contexte néo-fasciste à l’origine de l’amalgame entre luttes contre la domination et velléités de cancel culture. Et Fassin d’insister sur la nécessité de réécrire l’Histoire, non en la gommant, mais en repensant ses points d’ombre, ses partis pris axiologiques, au nom d’une exigence de vérité : « réécrire l’histoire est la condition nécessaire pour restaurer ou même instaurer la mémoire des assassins. C’est très exactement l’inverse des « assassins de la mémoire », qui enfouissent les faits : la contestation de la mémoire d’État vise à les exhumer. Les révisions de l’histoire, qu’il s’agisse de Vichy ou du colonialisme, procèdent ainsi d’une exigence de vérité ; le révisionnisme, entreprise de falsification, en est la négation 5. »
Le matrimoine comme perspective critique de l’Histoire
Ainsi, la revalorisation d’une perspective matrimoniale – aux côtés des perspectives décoloniales, testimoniales et d’histoire sociale –, entendue selon l’acception historique longue du terme matrimoine, vise à adopter une perspective critique sur le discours historiographique et sur les formes subtiles de domination masculine qui peuvent être à l’œuvre dans le processus historique. Ce signifiant véhicule et illustre en lui-même toute la charge d’un fonctionnement patriarcal du XIIe siècle au XIXe siècle, suivant des modalités bien entendu variables selon les époques. En effet, apparaissant au XIIe siècle, soit en même temps qu’un retour du système de la dot (considérant l’épouse comme un fardeau économique non rentable 6), le signifiant matrimoine se voit progressivement intégré, dans sa sémantique, au registre du mariage, donc de l’épouse, puis effacé vers le XVIIe siècle par une Académie française qui le juge burlesque. Ce processus de relégation, puis d’effacement, est corrélé, dans le discours et dans les faits, à une inféodation du matrimoine au patrimoine des pères et des maris. C’est à cette époque qu’un autre nom, celui d’autrice, est délaissé en raison du statut de plus en plus important conféré aux auteurs, associés à une Cour ou à un académisme strictement masculins et cléricaux.
… la nécessité de réécrire l’Histoire, non en la gommant, mais en repensant ses points d’ombre, ses partis pris axiologiques, au nom d’une exigence de vérité…
Le réinvestissement critique du concept de matrimoine au XXIe siècle ne postule nullement que l’Histoire fut écrite par les hommes et pour les hommes, mais que des logiques subtiles de domination (parfois inconscientes) ont participé à reléguer certains groupes considérés comme subalternes, dont les femmes, en marge de la sphère publique et politique. Cette relégation s’est opérée sur base d’une opposition entre la rationalisation de la sphère publique (lieu des décisions politiques et économiques rationalisées), et l’irrationalisation de la sphère privée et sentimentale. Cette rationalisation de la sphère économique s’est accentuée au XIXe siècle, à travers la croissance du capitalisme industriel, qui a couplé l’exploitation de la force de travail ouvrière (avec confiscation de la sur-valeur induite par ce travail) à une exploitation de la force de travail ménagère (privée non seulement de la sur-valeur, mais aussi de tout salaire). Cette corrélation entre l’exploitation dans la sphère économique et l’exploitation dans la sphère domestique illustre la manière dont s’est pensé un modèle économique fondé sur un principe de domination intégrale de classe et de genre. L’essentialisation produite à l’endroit du genre féminin, réduit à un stéréotype biologique et irrationnel, a donné naissance à une condition historique ontologisée (dénoncée entre autres par Simone de Beauvoir puis Geneviève Fraisse 7), à savoir celle d’épouse, de mère, de dévote ou de sainte. La femme, jusque dans les formes d’organisation sociale récentes, ne serait qu’un être relationnel, sans transcendance propre, lié au père, au mari, à Dieu ou à son enfant, dépourvu de projet, de rationalité et d’autonomie morale ou juridique.
Comme en réponse à ce stéréotype, prégnant jusqu’aux XIXe et XXe siècles dans le fonctionnement social et familial bourgeois, une autre figure de marginalité s’est développée à partir du XVe siècle, celle de la sorcière. Considérée comme déviante, marginale et incontrôlable, la sorcière serait l’antithèse de la femme soumise et dévouée au père ou au mari – malgré la reconduction du principe d’irrationalité. Les chasses aux sorcières qui naissent alors au tournant des XVe et XVIe siècles sont une réaction à l’émancipation de certaines femmes de la tutelle patriarcale. Cette stigmatisation, considérée par Silvia Federici comme un féminicide de masse 8, est le fruit d’un processus social et économique complexe. En effet, la progressive enclosure des terres appartenant jadis à l’Église, ou fonctionnant comme biens communaux dans le système féodal, crée une relégation de paysans pauvres en marge des terres. Cette privatisation, couplée à l’abandon de certaines formes d’assistance publique comme l’aide aux veuves, jette une série de femmes dans la pauvreté. Leurs réactions, souvent hostiles aux nouveaux grands propriétaires qu’elles admonestent, ainsi que les pratiques de survie (notamment de soin) qu’elles mettent en œuvre, entraînent leur répression sous forme de bûchers.
Interroger les impensés de l’historiographie
Les divers modes d’organisation sociale et politique ont contraint à leur manière le corps des femmes (aux côtés d’autres groupes subalternes), qu’il s’agisse d’un enfermement réel sous le christianisme des cloîtres, d’une exploitation domestique non rémunérée dans le fonctionnement industriel bourgeois, ou d’une relégation condescendante en marge de la sphère publique dans les démocraties occidentales du début du XXe siècle. L’idée de matrimoine, comprise dans sa perspective critique, vise dès lors à interroger l’impensé du discours historiographique, et à opérer un décalage réflexif par rapport à des formes implicites de domination, et donc d’invisibilisation, au cours du temps. Elle ne se limite toutefois pas à la seule question de la visibilité et de la représentativité des femmes dans l’espace public et dans les discours, mais elle s’étend à tout phénomène de confiscation de parole et de stéréotypie sociale qu’un groupe dominant fait subir à un groupe dominé. C’est pour cette raison que les concepts d’individu sexisé, classisé ou racisé, entendus non comme une nouvelle redéfinition stéréotypée de caractéristiques identitaires, mais comme une insistance sur la dimension historique, sociale et culturelle de ces constructions identitaires, doivent être interrogés. Ces qualificatifs mettent particulièrement en lumière le caractère subi et dominant du regard social posé par un groupe qui confisque à ses sujets le droit d’une affirmation libre et autonome. Mettre en lumière le caractère subi d’une domination effective rend possible une déconstruction et une auscultation de la logique même de cette domination, moment consécutif à la prise de conscience d’une inégalité de fait, qui n’est pas nécessairement vécue comme telle par tout individu dominé. Or cette inconscience est précisément le fruit d’un discours anhistorique et idéologique qui tend à présenter les processus identitaires hors de leurs déterminations sociohistoriques, discours dont le fantasme d’une « cancel culture » se porte garant au nom d’une immuabilité, sinon de fait, de croyance.
Mettre en lumière le caractère subi d’une domination effective rend possible une déconstruction et une auscultation de la logique même de cette domination
La politisation et le contrôle constant des corps dans les répressions sociales, coloniales et sexuelles, toujours à l’œuvre dans certaines formes contemporaines d’industrie culturelle et de conservatisme politique, tout comme leur intégration à des formes de rentabilité et d’exploitation économiques, servent des intérêts autres que l’autodéfinition émancipée des sujets (selon une logique d’hétéronomie politique). Parvenir à comprendre les mécanismes qui contraignent ces corps dans leur identité constitue donc le cœur d’une démarche empirique et critique devant nécessairement sous-tendre toute recherche (historiographique, sociologique ou culturelle) attentive. C’est précisément le geste d’une autrice comme Monique Wittig, qui souhaite sortir des assignations stéréotypées à une identité figée selon des catégories instituées, que celles-ci portent le nom de « sexe », de « genre » ou de « race » 9. Loin de prétendre à un quelconque « remplacement », fantasme constant de l’identitarisme immuable, la perspective critique d’une histoire subalterne – Wittig parle de « cheval de Troie » contre l’idéologie dominante – entend au contraire ouvrir les horizons vers des angles morts des impensés collectifs. Il s’agit là, selon les termes de Walter Benjamin, de « brosser l’histoire à rebrousse-poil 10 ». Le projet d’une théorie critique de la narration historique consiste dès lors dans le fait d’induire une rupture, un choc, dans le processus historique en tant qu’il est perçu, communément et naïvement, de manière causale, mécaniste et linéaire. L’éveil propre à une philosophie critique de l’historiographie se produit par une conscience de la rupture de la temporalité, qui rend dès lors possible l’expression libérée des temporalités et des visions du monde instituées.