Monstruosité ­et management déconstruire la mythologie nazie

Entretien avec Johann Chapoutot Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne, ­spécialiste du nazisme et de l’Allemagne moderne et contemporaine

Entretien mené par Gaëlle Henrard

Portrait de Johann Chapoutot © Photo Hannah Assouline
Portrait de Johann Chapoutot © Photo Hannah Assouline

Approcher et tenter de comprendre le nazisme, comme d’autres passés potentiellement monstrueux et difficilement intelligibles à notre raison, est tout sauf une sinécure. Ce passé a de quoi nous pétrifier de terreur. Mais davantage encore, il requiert de nous confronter à un univers mental qui est encore en partie le nôtre aujourd’hui. Œuvrer à la déconstruction du mythe du nazisme comme « mal » absolu, et d’une totale étrangeté à nous-mêmes, n’est-ce pas aussi un peu faire sauter le vernis sur l’image que nous nous sommes forgés de notre propre modernité ?

Quelles balises pourrait-on se donner pour contrecarrer un certain aveuglement quand on approche le nazisme et son caractère monstrueux ?

Le problème lorsqu’on aborde le nazisme, c’est que c’est devenu une espèce de vocable parfaitement nébuleux voire totémique aujourd’hui. De par son caractère paroxystique et extrême, il fait généralement signe vers l’indicible. Il est devenu un signifiant non signifiant. Or, il s’agit d’une catégorie et d’un mouvement, d’un phénomène historique, tout à fait justifiable de l’intelligence historienne. Ainsi par exemple, le choix du titre de la réédition de Mein Kampf, Historiciser le mal, participe de ce caractère ineffable. Ce titre au passage est dénué de sens intellectuel ou historiographique. La catégorie « mal » est une sorte de nébuleuse non définie appartenant à des domaines de réflexion ou disciplinaires tels que la philosophie morale ou la théologie, et ne relève pas de la catégorie historienne.

Dans votre biographie renouvelée d’Hitler, il s’agit de « déconstruire patiemment les mythes », quel est le mythe d’Hitler à déconstruire ?

Le principe de ce petit livre était effectivement de sortir de la mythologie d’Hitler, et de prendre ce personnage comme le symptôme d’une époque, d’un âge des nations qui se racisent et se scientifisent, le symptôme de la brutalisation de la Première Guerre mondiale également qui catalyse sa propre personnalité. Autrement dit, à travers ce personnage, lire une époque, les forces et les tendances qui la structurent. Ensuite, à partir de 1933 et de l’arrivée au pouvoir, il s’agissait d’appréhender la biographie d’Hitler comme le révélateur du fonctionnement ou plutôt des dysfonctionnements de ce pouvoir nazi. Prenant acte des travaux de nos collègues, spécialistes d’Hitler, nous voulions remettre ce personnage à sa juste mesure qui n’est pas du tout celle, parfaitement mythologique, d’un démiurge ou d’un génie du mal, mais tout simplement d’un acteur traversé et structuré par l’Histoire et ses grandes forces. Ce livre vise donc à démythologiser l’Histoire en l’extirpant des espèces de halos nébuleux et occultants du génie maléfique construits par les nazis eux-mêmes.

Il est vrai que nous semblons encore nourrir une mythologie assez forte autour du personnage d’Hitler, mais aussi des symboles et rituels nazis par exemple. Que représentent à ce point ces figures qu’on ne sache dépasser une certaine « fascination » ?

Les discours sur l’Histoire ou les pratiques mémorielles sont des pratiques sociales qui répondent à des intérêts, questions et demandes sociales. Alors, premièrement, le fait de personnaliser à l’extrême, de focaliser sur une personne, présente une vertu simplificatrice évidente : si tout est dû au génie maléfique, on a moins de questions à se poser sur l’économie allemande, sur les intérêts des patrons et des banques, sur la complexité des relations entre la Wehrmacht et le pouvoir ou sur la société allemande depuis 1871. Deuxièmement, cette focalisation sur Hitler ou sur le nazisme comme mal absolu, nous permet de faire l’économie de questionnements massifs sur l’Allemagne de cette époque, c’est-à-dire une société, une économie et une culture qui ont permis le nazisme, en Occident même. Cette Allemagne, ce n’est pas la Papouasie du XIVe siècle, mais l’Europe du XXe siècle. Et ce refuge dans une mythologie du mal nous permet d’échapper à des questionnements qui ressurgissent en ce moment sur l’Europe colonisatrice et capitaliste, qui a gagé son développement et l’accumulation de sa richesse sur l’objectivation, la réification et l’exploitation à mort de l’autre. C’est le cas pour la Belgique avec le Congo, en témoigne le mouvement mémoriel qui exige de revisiter le récit de ce passé. Idem pour la France, la Grande Bretagne ou encore les États-Unis qui sont un empire colonial à domicile. Les nazis, en tant que colonialistes, participent de cette culture européenne et occidentale de la colonisation, exploitation et annihilation de l’autre pour la survie d’une nation, d’une race ou d’une espèce. Il convient donc de fournir une analyse et un commentaire rationnels sur ce phénomène historique, et c’est une entreprise douloureuse parce que cela nous interroge nous.

Venons-en à votre ouvrage sur le management du nazisme à aujourd’hui, Libres d’obéir, pourquoi avoir décidé de vous intéresser à cette question ?

Dans cette même lignée d’analyse du phénomène nazi comme produit du terreau structurel, normatif, intellectuel et scientifique de la modernité commune à l’Europe, je me suis repenché sur les parcours désormais bien connus et documentés de tous ces nazis convaincus qui ont trouvé à s’intégrer de manière très réussie dans le monde d’après 1945, en Allemagne et ailleurs. On a, comme on sait, utilisé les compétences militaires et policières d’anciens nazis après 1945 dans la Légion étrangère française, les services secrets américains ou les polices politiques d’Amérique latine. Mais pour la majorité d’entre eux, il n’y a pas eu besoin de quitter l’Allemagne.

À cet égard, le parcours de Reinhard Höhn est emblématique : général de la SS, il crée et dirige après 1945 une école de commerce dans laquelle il enseigne sa théorie du management. Il me semblait que ce parcours-là, davantage peut-être que ceux opérés dans les services secrets, la police, la diplomatie ou la magistrature, donnait à penser sur notre monde contemporain. Parmi les tombereaux de sources que j’ai dépouillées sur l’action des nazis à l’est, je suis tombé sur cette feuille d’instruction du secrétaire d’État au ministère de l’Agriculture Herbert Backe : si elle contient évidemment les éléments d’un nazisme pur avec des considérations racistes bien connues, on y trouve également des injonctions à l’agilité, l’initiative, l’agressivité, l’autonomie, la prise de décision sans en référer à la hiérarchie et d’autres aspects qui pour le coup semblent beaucoup plus en lien avec notre contemporanéité. Au fond cette surprise n’a pas à en être puisqu’encore une fois les nazis sont des Européens du XXe siècle. Et les éléments de continuité ou de familiarité que l’on peut identifier n’ont pas fondamentalement à nous étonner. Ces gens-là sont de notre temps et de notre lieu. C’est donc pour prendre en charge ces questions-là que j’ai voulu faire ce petit livre qui me permettait par ailleurs de préciser certains aspects du fonctionnement du IIIeReich qui n’est pas si vertical et hiérarchique qu’on le croit.

Reinhard Höhn (photo ci-dessus) | CC BY-SA 3.0 wikipedia.org
Reinhard Höhn (photo ci-dessus) | CC BY-SA 3.0 wikipedia.org

Ainsi vous développez une thèse de la modernité du nazisme en regard notamment de ses pratiques managériales. Quelles sont-elles et sur quels principes reposent-elles ?

Pour comprendre cette direction managériale nazie, la menschenführung, il faut partir du darwinisme social, matrice sans laquelle on ne peut penser le nazisme et dans laquelle s’inscrit hélas une grande partie de notre monde contemporain avec la promotion de la performance, de la concurrence, des premiers de cordée, des start-up, de la croissance etc. En bons darwinistes sociaux, les nazis estiment que, comme supposément la nature, la société est le lieu d’une lutte à mort entre des individus et des groupes d’individus qui cherchent à s’imposer pour la maîtrise des biotopes. Si dans la nature, le biotope constitue littéralement l’espace dont vous tirez votre vie, dans la société, il peut être la part de marché, etc. Rappelons cependant que dans la nature déjà, cette idée de concurrence est fortement contestée, comme l’est également la transposition des concepts darwiniens de la nature à la culture. En dépit des protestations de Darwin lui-même, le darwinisme a constitué une aubaine pour justifier en le naturalisant le capitalisme et le colonialisme. Ce darwinisme social, les nazis vont également l’appliquer à un niveau institutionnel et administratif en multipliant, parallèlement aux services de l’État et à ceux du parti, des instances et agences créées ad hoc (l’Inspection générale de la Construction d’Albert Speer, le Plan de quatre ans de Hermann Göring, l’État-major d’intervention d’Alfred Rosenberg, la SS, etc.). Ces instituions multipliées pour chaque domaine vont, par leur mise en concurrence, permettre de livrer in fine la solution la plus radicale, c’est-à-dire la plus rapide et la plus violente. Pour l’anecdote, je précise qu’en France en 2019, on a un PDG du CNRS, Antoine Petit, qui a appelé à l’élaboration d’une « loi inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne », permettant que les unités de recherche les moins performantes meurent dans cette belle concurrente violente de la guerre de tous contre tous.

Concurrence contre laquelle l’État représente donc une entrave aux yeux des nazis, ce qui peut nous apparaître comme contre-intuitif en regard de notre représentation de ce régime comme autoritaire avec un État fort…

En effet, dans ce jeu darwinien-là l’État pose problème. Premièrement parce que, par définition, il est statique. Or, en bons pseudo-biologistes, les nazis estiment que la vie c’est de la dynamique, du flux. Cette idée de l’État comme obstacle raisonne étrangement à nos oreilles. Ensuite, du point de vue de sa genèse, l’État est une institution qui représente l’héritage du Bas-Empire romain, de l’Église catholique et de la Monarchie française, c’est-à-dire des lieux et périodes de grand mélange raciale. Or, dans la vision nazie, le Germain, en tant qu’individu sain de corps et d’esprit, se gouverne et se dirige très bien spontanément, raison pour laquelle la liberté germanique est tant exaltée. Ce sont les êtres mélangés et malades qui ont besoin de l’État, d’un code de lois, de police et de tribunaux. Ainsi, dès 1933, les nazis pulvérisent l’État et détruisent le statut de la fonction publique.

Cela nous amène à la conception nazie de la menschenführung, littéralement le fait de diriger les hommes. Ce terme est d’abord issu de principes militaires dont sont dérivés les conceptions du management. Mensch, c’est l’individu, le matériau humain (menschenmaterial), ce que nous appelons ressource humaine (tout aussi atroce). Ensuite, le führer, dans la langue allemande de l’époque, c’est celui qui conduit, c’est-à-dire celui qui emmène avec soi. Dans l’armée, c’est l’officier de terrain au milieu de ses hommes, qui dans la tranchée, participe à la construction de la solidarité du groupe primaire de combat et qui, par son charisme, son enthousiasme et la confiance qu’il suscite, emmène les hommes avec lui. Ce n’est pas la peur du gendarme qui peut vous forcer à passer le parapet de la tranchée, il faut être motivé à y aller, il faut être emmené dans la confiance. À cet égard, Hitler, c’est l’un d’entre nous, celui qui a compris et qui emmène sa communauté avec lui. Et c’est librement que les subordonnés le suivent. Ce fonctionnement vaut dans l’armée, en politique mais également dans le domaine de la production économique.

« Sa méthode de management, hiérarchique sans être autoritaire, offrait aux “collaborateurs” la jouissance d’une liberté aménagée, où l’on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l’on n’a pas décidé soi-même. »

(Libres d’obéir)

Il est fondamental de dénouer le malentendu sur le nazisme qui a été une entreprise participative et collaborative. S’il nous apparaît comme un modèle de répression par l’alliance du micro et de la matraque, la propagande, la gestapo et une obéissance absolue, ce n’est en fait qu’une partie du phénomène nazi. On ne tient pas 80 millions de personnes avec 8 000 agents de la gestapo : cela requiert au minimum un consentement, voire une adhésion, au mieux un enthousiasme. On obtient cela par exemple en achetant les gens, très concrètement, matériellement. En axant tout sur la propagande, on reste tributaire d’un schéma vertical et descendant. La propagande, c’est ce qui, en surplomb, pénètre par la voix de Josef Goebbels dans chaque foyer allemand. Mais ce schéma suppose que les idées nazies viennent d’en haut, d’un locuteur extérieur et supérieur à vous. Or lorsqu’on se penche sur l’univers mental nazi, on s’aperçoit que les idées sont déjà présentes dans la population et que les dirigeants nazis ne font que répéter beaucoup d’évidence au regard de la culture des Allemands de cette époque : racisme, antisémitisme, darwinisme social, colonialisme, impérialisme, capitalisme. On n’impose pas des idées comme celles-là, et certainement pas une guerre, exclusivement par une propagande aussi habile soit-elle. Cette question du consentement elle est d’autant plus difficile à imaginer qu’on a affaire à quelque chose de terriblement monstrueux.

Ce fonctionnement par le consentement est transposable au monde de l’entreprise donc ?

En effet, dans l’organisation du travail, cela fonctionne de la même manière. Le Reich en expansion a un besoin énorme de faire plus avec moins : il faut donc faire mieux. Pour activer cette performance, on va promouvoir la liberté du travailleur allemand mais aussi veiller à son bien-être en valorisant la joie au travail, en organisant des vacances, des sorties, des concerts sur le lieu de travail, en apportant un soin particulier à la décoration, à la ventilation, à l’hygiène, à l’ergonomie. L’organisation Fraft durch Freude (la « Force par la joie ») est créée à ces fins.

« Le régime qui nous apparaît le plus oppressif qui soit (…) a ainsi encouragé et financé travaux et réflexions sur un mode d’organisation non autoritaire. »

(Libres d’obéir)

Le management nazi passe également par un mode de subordination au travail qui masque la subordination même. Dans l’univers nazi des années 1930, l’ouvrier, le producteur est valorisé, suivant un registre mélioratif, comme un combattant libre et doté d’une grande capacité d’improvisation et d’initiative, pas comme un rouage mécanique de la production qui doit obéir aux ordres (ce qui est bon pour les slaves et les travailleurs forcés). C’est au fond la définition que l’on pourrait donner au management aujourd’hui : une manière de faire accepter une subordination non négociable et inhérente au contrat de travail, cette anomalie démocratique à travers laquelle nous ne sommes plus définis par la liberté. Le management travaille à rendre acceptable le lien de subordination.

Une conception de la subordination qui soulève d’ailleurs certains paradoxes…

En effet… À partir de 1956 et du moment où Reinhard Höhn crée cette école de commerce de Bad Harzburg, il insiste sur un mode d’organisation du travail qui soit adapté au monde contemporain, désormais celui de la liberté. Ce monde, c’est un monde atlantiste, euro-américain, celui du Plan Marshall, de la haute croissance, du capitalisme et de la démocratie libérale. On y est libre comme électeur, comme consommateur et comme agent productif. Il apparaît peu convenable d’y être soumis à une subordination écrasante. Höhn, en excellent connaisseur des principes militaires prussiens, en reprend la tactique par la mission (Auftragstaktik) : le subordonné reçoit des missions et devient un « collaborateur » responsable. Cet ordre informe de l’objectif général, libre ensuite au subordonné de calculer les moyens nécessaires pour parvenir à cette fin. Mais cela est en effet constitutif d’un paradoxe : celui d’être libre d’obéir. On choisit les moyens, jamais la fin, qui vous est imposée. L’autre conséquence perverse, c’est qu’avec cette liberté vient une responsabilité. Si vous échouez, c’est vous qui en porterez la responsabilité et la culpabilité, pas votre supérieur. Les chefs n’ont ainsi plus à porter le fardeau de la responsabilité, l’échec reposant sur les épaules du subordonné. C’est avec un cynisme absolument désarmant que tout cela est expliqué dans les manuels de management que Höhn rédige à partir de 1966. Et ces méthodes ont été appliquées dans nombre d’entreprises privées comme publiques, ainsi allait le progrès.

En tant qu’historien du nazisme, vous vous êtes déjà exprimé sur le coût moral que vous impose l’étude de ces phénomènes passés encombrants. À quelle attention cette connaissance difficile doit-elle nous conduire aujourd’hui ?

Je vous répondrai que la leçon à tirer de cette histoire est au fond une leçon de méthode. Ça requiert de nous d’être lucides, de ne pas être dupes de la manière dont les phénomènes et les mouvements politiques se présentent. On sait le gigantesque effort que cela a représenté pour le nazisme de donner une idée fausse de lui-même, celle d’une civilisation impeccable dirigée par un génie. Or, il n’en est rien. Il nous faut donc être lucides à l’égard des discours tenus par les acteurs, politiques notamment, sur eux-mêmes, ne jamais les prendre pour argent comptant. Cette même lucidité est requise à l’égard des intérêts qui s’expriment dans un mouvement ou dans un phénomène historique, hier comme aujourd’hui. Lorsque l’on s’enthousiasme pour une candidate (ou un candidat) d’extrême droite, cela répond à une demande sociale, à des intérêts, à des questions et il faut les identifier. Quelles peurs et quelles angoisses aiment être flattées ? Quels intérêts économiques, financiers ou religieux sont servis par tel ou tel candidat ?

Il me semble également qu’on gagne considérablement à lire et à comprendre le nazisme en contexte. Il n’a rien d’un phénomène hors-sol ou étranger à notre monde, frappant en 1933 pour se dissoudre après 1945. Il est au contraire, hélas, l’expression, de tendances violentes et anti-humaines de notre monde à nous. La sortie du contexte, l’abstraction d’un phénomène de ce à quoi il est relié, est toujours préjudiciable. Or, pour le nazisme elle semble systématique parce que comprendre le nazisme en contexte c’est forcément se poser des questions désagréables sur notre temps et notre lieu, sur nous-mêmes.

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