De Mein Kampf et autres scories
faut-il annuler le mal ?

Par Michel Recloux

En 2016, le livre Mein Kampf d’Adolf Hit­ler « tombe » dans le domaine public. Qui­conque veut l’éditer peut désor­mais le faire sans payer de droit d’auteur. Pour faire face à cet évé­ne­ment, l’Institut d’Histoire de Munich publie en 2016 une édi­tion cri­tique en Alle­magne. C’est à par­tir de celle-ci, et en s’entourant de spé­cia­listes du nazisme et de la Shoah, que Fayard édite en juin 2021, une ver­sion cri­tique de Mein Kampf sous le titre His­to­ri­ci­ser le mal1.

Peu de temps après, ce livre, posé sur l’étagère à nou­veau­tés d’une biblio­thèque publique de Wal­lo­nie et emprun­table sans autre forme de pro­cès, inter­pelle la biblio­thé­caire diri­geante. Se ren­dant compte que le per­son­nel n’est pas infor­mé du conte­nu de cet ouvrage, elle se demande quelle approche adop­ter. C’est au départ de cette ques­tion, posée à la Biblio­thèque George Orwell des Ter­ri­toires de la Mémoire, que découlent les consi­dé­ra­tions qui suivent.

Mais d’abord, une petite anec­dote de biblio­thé­caire. Il y a quelque temps, deux jeunes per­sonnes sont venues à la biblio­thèque et, les yeux rem­plis d’envie, ont deman­dé à consul­ter cette fameuse édi­tion de Mein Kampf. Après avoir tour­né quelques pages, leur regard se vide de toute envie pour se rem­plir de décep­tion : il ne s’était rien pas­sé. Rien de magique à lire un livre, on ne devient pas nazi en tou­chant le livre d’Hitler.

« L’absence de réac­tion face à Mein Kampf relève moins de la mécon­nais­sance du texte que d’un manque de réelle volon­té poli­tique. »2

Une pre­mière réflexion peut être faite en regard du fonc­tion­ne­ment de la biblio­thèque des Ter­ri­toires de la Mémoire. L’édition cri­tique de Mein Kampf et sa ver­sion de 1934 sont dis­po­nibles en consul­ta­tion pour nos usa­gers. Ils ne sont pas inter­dits de lec­ture et, à chaque visite, nous pre­nons le temps de dis­cu­ter sur ce qui sus­cite l’intérêt et motive la consul­ta­tion de ces ouvrages, ou d’autres, que nous pour­rions qua­li­fier de « sul­fu­reux ». La Biblio­thèque George Orwell étant une biblio­thèque spé­cia­li­sée, liée à une asso­cia­tion qui porte un dis­cours poli­tique clair contre les idées liber­ti­cides, le cas d’un usa­ger d’extrême droite ou à ten­dance fas­ci­sante ne s’est jamais pré­sen­té. Ce qui n’est pro­ba­ble­ment pas le cas dans une biblio­thèque publique. Néan­moins, His­to­ri­ci­ser le mal ne néces­site pas, nous semble-t-il, de média­tion par­ti­cu­lière, le livre rem­plis­sant lui-même ce rôle d’encadrement du texte d’origine et des idées qu’il véhicule.

Un second point d’attention doit à notre sens être por­té sur d’autres ouvrages qui néces­sitent davan­tage notre tra­vail de média­tion. Les dis­cours de haine, de pro­mo­tion d’idées nau­séa­bondes et liber­ti­cides peuvent se cacher (et quelques fois très mal) dans un livre a prio­ri ano­din. Ou pré­sen­té comme ano­din. Quelques exemples, le der­nier livre d’Éric Zem­mour (voir l’analyse de ce livre par Julien Dohet dans ce numé­ro), Sou­mis­sion écrit par Michel Houel­le­becq ou encore Abé­cé­daire de l’In-nocence de Renaud Camus. Com­ment les trai­ter, sinon en pre­nant connais­sance de toute leur dan­ge­ro­si­té pour par­ta­ger nos craintes de leur lec­ture au pre­mier degré, sans ana­lyse cri­tique, sans le tra­vail du libre-examen ?

C’est ici que le rôle du biblio­thé­caire prend tout son sens : ne rien cen­su­rer mais infor­mer les usa­gers. Ici pour­rait prendre place ce qui se fai­sait avec Mein Kampf en France, où l’éditeur ori­gi­nel, les Nou­velles Édi­tions Latines, a été contraint en 1979 d’insérer huit pages de mise en garde du lec­teur. À charge pour les biblio­thé­caires d’ajouter des articles et des avis sur ces livres emprun­tables. Mais aus­si d’interagir avec l’usager et l’usagère ora­le­ment, lui par­ler, lui poser des ques­tions (pour­quoi ce livre ?), lui com­mu­ni­quer des infor­ma­tions sur le docu­ment (qui écrit ? quelle est sa posi­tion ?) et lui pro­po­ser des sources et res­sources com­plé­men­taires et/ou contra­dic­toires. Cela néces­site pour les biblio­thé­caires une for­ma­tion per­ma­nente, un œil cri­tique, une curio­si­té pour le fonds de la biblio­thèque et un échange constant avec ses collègues.

Il existe aus­si d’autres formes de média­tion, comme l’utilisation de l’art pour détour­ner les dis­cours liber­ti­cides. Un exemple nous est don­né avec le tra­vail artis­tique de Lin­da Ellia3 sur l’exemplaire de Mon com­bat qu’elle avait retrou­vé dans son gre­nier. Plu­tôt que de le détruire – et repro­duire ain­si un com­por­te­ment adop­té par les nazis à l’égard des ouvrages jugés contraires au régime – elle a pro­po­sé à des artistes, à des gens connus, mais aus­si à tout un cha­cun, de s’approprier une page du livre et d’y inter­ve­nir par le biais de l’art, que ce soit du des­sin, du col­lage, de l’écriture, du pliage, du décou­page, etc. De toutes ces pages « palimp­sestes », elle a fait une expo­si­tion et un livre inti­tu­lé Notre com­bat, celui contre l’ignominie, le racisme, le totalitarisme…

Une troi­sième forme de réac­tion, plus radi­cale, consiste, à l’instar des écoles catho­liques du Sud-Ouest de l’Ontario, à brû­ler les livres qui ne cor­res­pondent plus à l’éthique de l’époque. Ce qui s’apparente à nos yeux à un com­por­te­ment extrême de can­cel culture4. En effet, si pour l’Unesco la can­cel culture s’entend comme une « expres­sion venue des États-Unis, un appel au boy­cott d’une per­sonne ou d’un groupe qui a eu des pro­pos ou des actes jugés pro­blé­ma­tiques ou dépla­cés », on peut aus­si aller plus loin dans l’acception du terme. Ain­si, pour l’actrice amé­ri­caine Jodie Fos­ter, inter­viewée par le maga­zine Télé­ra­ma, la can­cel culture sert à « répa­rer des injus­tices fla­grantes a pos­te­rio­ri5 ».

Venue des États-Unis, cette expres­sion de la culture d’annulation est en outre uti­li­sée par la droite conser­va­trice pour déni­grer les com­bats, menés par des mino­ri­tés domi­nées, pour la recon­nais­sance de leurs droits et de leur his­toire. On trouve ain­si une défi­ni­tion plus pré­cise chez l’historienne fran­çaise Laure Murat6 : « La can­cel culture est donc avant tout un mode d’expression et de pro­tes­ta­tion com­po­sé de dis­cours et d’actions concer­tées rele­vant de droits poli­tiques (mani­fes­ter, boy­cot­ter, dénon­cer, lan­cer des alertes) […]. Black Lives Mat­ter, fon­dé en 2013 ou #metoo lan­cé en 2017, sont par­mi les mou­ve­ments qui empruntent à la can­cel culture pour dénon­cer des situa­tions iniques et exi­ger des ins­ti­tu­tions qu’elles prennent leur res­pon­sa­bi­li­té en ces­sant d’honorer des per­son­na­li­tés accu­sées d’actes racistes ou d’agressions sexuelles. D’où l’autre nom de la can­cel culture, plus proche de la réa­li­té de ce qu’elle pro­duit, accoun­ta­bi­li­ty culture ou culture de la res­pon­sa­bi­li­té. […] C’est donc « pre­nez vos res­pon­sa­bi­li­tés ». La can­cel culture est un appel à assu­mer ses posi­tions idéo­lo­giques et une inci­ta­tion à la prise de conscience éthique. Elle n’annule per­sonne en soi [dans les exemples cités dans la confé­rence, ndlr], elle inter­pelle le pou­voir, inter­roge les contra­dic­tions des per­sonnes publiques. C’est une action sociale per­for­ma­tive sou­cieuse d’une plus grande jus­tice sociale, éco­lo­gique, essen­tiel­le­ment menée via les réseaux sociaux, redou­tables levier à la dis­po­si­tion de tout un cha­cun […]7. »

« L’intérêt n’est pas d’apprendre du pas­sé, mais de désap­prendre ce que nous pen­sons connaître du pas­sé, en libé­rant les évé­ne­ments des récits dans les­quels ils ont jusque-là été conte­nus. […] Le pas­sé est tout à fait impré­vi­sible. »8

Est ain­si abor­dée, par exemple, la pro­blé­ma­tique du débou­lon­ne­ment des sta­tues, avec un regard citoyen par le tra­vail inter­ro­ga­tif et his­to­rien des asso­cia­tions déco­lo­niales, en mon­trant que l’Histoire n’est pas figée et dépend du point-de-vue adopté.

Par­tant de cette défi­ni­tion axée sur la res­pon­sa­bi­li­té et la prise de conscience éthique9, il devient alors sou­hai­table de « « can­ce­ler » et médier » ce type d’ouvrages en biblio­thèque, c’est-à-dire, pos­si­ble­ment, en les sor­tant des rayon­nages, en les ran­geant en réserve et sur­tout en les accom­pa­gnant d’un com­men­taire qui contex­tua­lise le conte­nu et per­met la réflexion des usa­gers sur des thèmes comme le racisme, l’égalité femmes-hommes, les vio­lences poli­cières, la colo­ni­sa­tion, la repré­sen­ta­tion de l’histoire offi­cielle dans l’espace public, les évo­lu­tions de l’historiographie… bref, sur tout ce qui fait bou­ger et évo­luer la socié­té vers plus de res­pect, de liber­té et de soli­da­ri­té. Car comme le dit Marie D. Mar­tel10, biblio­man­cienne qué­bé­coise : « Ain­si, les biblio­thé­caires et les archi­vistes, ne sont pas sim­ple­ment là pour ran­ger des docu­ments, objets de lec­ture ou de mémoire. Ces spé­cia­listes des sciences de l’information sont, et doivent demeu­rer, un rem­part contre la cen­sure aux formes constam­ment chan­geantes. […] Par­mi les ser­vices qu’ils peuvent rendre à la socié­té, cet enga­ge­ment en faveur de la liber­té intel­lec­tuelle contri­bue étroi­te­ment à leur mis­sion en matière d’accès, de pré­ser­va­tion et de créa­tion des savoirs. »

L’objectif est d’avoir un fonds docu­men­taire équi­li­bré entre éthique et conte­nu scien­ti­fique, per­met­tant l’expression du plu­ra­lisme des points de vue, tout en veillant à res­pec­ter la digni­té de tous. Pour cela, Marie Mar­tel pro­pose comme but non pas « de vider les col­lec­tions des biblio­thèques mais d’être plus enga­gé en pra­ti­quant un tra­vail de média­tion cri­tique avec des docu­ments pré­sen­tant des sco­ries11 ».

Les illus­tra­tions pré­sen­tées ici sont issues d’une démarche artis­tique et citoyenne de recou­vre­ment de pages de Mein Kampf. Ini­tiée en 2005 par l’artiste fran­çaise Lin­da Ellia et inti­tu­lée Notre Com­bat, elle a été pro­po­sée en 2014 à des par­ti­ci­pants du pro­jet « Aux Livres Citoyens ! » mené par les Ter­ri­toires de la Mémoire et le Centre d’Action Laïque de la Pro­vince de Liège.

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