En 2016, le livre Mein Kampf d’Adolf Hitler « tombe » dans le domaine public. Quiconque veut l’éditer peut désormais le faire sans payer de droit d’auteur. Pour faire face à cet événement, l’Institut d’Histoire de Munich publie en 2016 une édition critique en Allemagne. C’est à partir de celle-ci, et en s’entourant de spécialistes du nazisme et de la Shoah, que Fayard édite en juin 2021, une version critique de Mein Kampf sous le titre Historiciser le mal1.
Peu de temps après, ce livre, posé sur l’étagère à nouveautés d’une bibliothèque publique de Wallonie et empruntable sans autre forme de procès, interpelle la bibliothécaire dirigeante. Se rendant compte que le personnel n’est pas informé du contenu de cet ouvrage, elle se demande quelle approche adopter. C’est au départ de cette question, posée à la Bibliothèque George Orwell des Territoires de la Mémoire, que découlent les considérations qui suivent.
Mais d’abord, une petite anecdote de bibliothécaire. Il y a quelque temps, deux jeunes personnes sont venues à la bibliothèque et, les yeux remplis d’envie, ont demandé à consulter cette fameuse édition de Mein Kampf. Après avoir tourné quelques pages, leur regard se vide de toute envie pour se remplir de déception : il ne s’était rien passé. Rien de magique à lire un livre, on ne devient pas nazi en touchant le livre d’Hitler.
« L’absence de réaction face à Mein Kampf relève moins de la méconnaissance du texte que d’un manque de réelle volonté politique. »2
Une première réflexion peut être faite en regard du fonctionnement de la bibliothèque des Territoires de la Mémoire. L’édition critique de Mein Kampf et sa version de 1934 sont disponibles en consultation pour nos usagers. Ils ne sont pas interdits de lecture et, à chaque visite, nous prenons le temps de discuter sur ce qui suscite l’intérêt et motive la consultation de ces ouvrages, ou d’autres, que nous pourrions qualifier de « sulfureux ». La Bibliothèque George Orwell étant une bibliothèque spécialisée, liée à une association qui porte un discours politique clair contre les idées liberticides, le cas d’un usager d’extrême droite ou à tendance fascisante ne s’est jamais présenté. Ce qui n’est probablement pas le cas dans une bibliothèque publique. Néanmoins, Historiciser le mal ne nécessite pas, nous semble-t-il, de médiation particulière, le livre remplissant lui-même ce rôle d’encadrement du texte d’origine et des idées qu’il véhicule.
Un second point d’attention doit à notre sens être porté sur d’autres ouvrages qui nécessitent davantage notre travail de médiation. Les discours de haine, de promotion d’idées nauséabondes et liberticides peuvent se cacher (et quelques fois très mal) dans un livre a priori anodin. Ou présenté comme anodin. Quelques exemples, le dernier livre d’Éric Zemmour (voir l’analyse de ce livre par Julien Dohet dans ce numéro), Soumission écrit par Michel Houellebecq ou encore Abécédaire de l’In-nocence de Renaud Camus. Comment les traiter, sinon en prenant connaissance de toute leur dangerosité pour partager nos craintes de leur lecture au premier degré, sans analyse critique, sans le travail du libre-examen ?
C’est ici que le rôle du bibliothécaire prend tout son sens : ne rien censurer mais informer les usagers. Ici pourrait prendre place ce qui se faisait avec Mein Kampf en France, où l’éditeur originel, les Nouvelles Éditions Latines, a été contraint en 1979 d’insérer huit pages de mise en garde du lecteur. À charge pour les bibliothécaires d’ajouter des articles et des avis sur ces livres empruntables. Mais aussi d’interagir avec l’usager et l’usagère oralement, lui parler, lui poser des questions (pourquoi ce livre ?), lui communiquer des informations sur le document (qui écrit ? quelle est sa position ?) et lui proposer des sources et ressources complémentaires et/ou contradictoires. Cela nécessite pour les bibliothécaires une formation permanente, un œil critique, une curiosité pour le fonds de la bibliothèque et un échange constant avec ses collègues.
Il existe aussi d’autres formes de médiation, comme l’utilisation de l’art pour détourner les discours liberticides. Un exemple nous est donné avec le travail artistique de Linda Ellia3 sur l’exemplaire de Mon combat qu’elle avait retrouvé dans son grenier. Plutôt que de le détruire – et reproduire ainsi un comportement adopté par les nazis à l’égard des ouvrages jugés contraires au régime – elle a proposé à des artistes, à des gens connus, mais aussi à tout un chacun, de s’approprier une page du livre et d’y intervenir par le biais de l’art, que ce soit du dessin, du collage, de l’écriture, du pliage, du découpage, etc. De toutes ces pages « palimpsestes », elle a fait une exposition et un livre intitulé Notre combat, celui contre l’ignominie, le racisme, le totalitarisme…
Une troisième forme de réaction, plus radicale, consiste, à l’instar des écoles catholiques du Sud-Ouest de l’Ontario, à brûler les livres qui ne correspondent plus à l’éthique de l’époque. Ce qui s’apparente à nos yeux à un comportement extrême de cancel culture4. En effet, si pour l’Unesco la cancel culture s’entend comme une « expression venue des États-Unis, un appel au boycott d’une personne ou d’un groupe qui a eu des propos ou des actes jugés problématiques ou déplacés », on peut aussi aller plus loin dans l’acception du terme. Ainsi, pour l’actrice américaine Jodie Foster, interviewée par le magazine Télérama, la cancel culture sert à « réparer des injustices flagrantes a posteriori5 ».
Venue des États-Unis, cette expression de la culture d’annulation est en outre utilisée par la droite conservatrice pour dénigrer les combats, menés par des minorités dominées, pour la reconnaissance de leurs droits et de leur histoire. On trouve ainsi une définition plus précise chez l’historienne française Laure Murat6 : « La cancel culture est donc avant tout un mode d’expression et de protestation composé de discours et d’actions concertées relevant de droits politiques (manifester, boycotter, dénoncer, lancer des alertes) […]. Black Lives Matter, fondé en 2013 ou #metoo lancé en 2017, sont parmi les mouvements qui empruntent à la cancel culture pour dénoncer des situations iniques et exiger des institutions qu’elles prennent leur responsabilité en cessant d’honorer des personnalités accusées d’actes racistes ou d’agressions sexuelles. D’où l’autre nom de la cancel culture, plus proche de la réalité de ce qu’elle produit, accountability culture ou culture de la responsabilité. […] C’est donc « prenez vos responsabilités ». La cancel culture est un appel à assumer ses positions idéologiques et une incitation à la prise de conscience éthique. Elle n’annule personne en soi [dans les exemples cités dans la conférence, ndlr], elle interpelle le pouvoir, interroge les contradictions des personnes publiques. C’est une action sociale performative soucieuse d’une plus grande justice sociale, écologique, essentiellement menée via les réseaux sociaux, redoutables levier à la disposition de tout un chacun […]7. »
« L’intérêt n’est pas d’apprendre du passé, mais de désapprendre ce que nous pensons connaître du passé, en libérant les événements des récits dans lesquels ils ont jusque-là été contenus. […] Le passé est tout à fait imprévisible. »8
Est ainsi abordée, par exemple, la problématique du déboulonnement des statues, avec un regard citoyen par le travail interrogatif et historien des associations décoloniales, en montrant que l’Histoire n’est pas figée et dépend du point-de-vue adopté.
Partant de cette définition axée sur la responsabilité et la prise de conscience éthique9, il devient alors souhaitable de « « canceler » et médier » ce type d’ouvrages en bibliothèque, c’est-à-dire, possiblement, en les sortant des rayonnages, en les rangeant en réserve et surtout en les accompagnant d’un commentaire qui contextualise le contenu et permet la réflexion des usagers sur des thèmes comme le racisme, l’égalité femmes-hommes, les violences policières, la colonisation, la représentation de l’histoire officielle dans l’espace public, les évolutions de l’historiographie… bref, sur tout ce qui fait bouger et évoluer la société vers plus de respect, de liberté et de solidarité. Car comme le dit Marie D. Martel10, bibliomancienne québécoise : « Ainsi, les bibliothécaires et les archivistes, ne sont pas simplement là pour ranger des documents, objets de lecture ou de mémoire. Ces spécialistes des sciences de l’information sont, et doivent demeurer, un rempart contre la censure aux formes constamment changeantes. […] Parmi les services qu’ils peuvent rendre à la société, cet engagement en faveur de la liberté intellectuelle contribue étroitement à leur mission en matière d’accès, de préservation et de création des savoirs. »
L’objectif est d’avoir un fonds documentaire équilibré entre éthique et contenu scientifique, permettant l’expression du pluralisme des points de vue, tout en veillant à respecter la dignité de tous. Pour cela, Marie Martel propose comme but non pas « de vider les collections des bibliothèques mais d’être plus engagé en pratiquant un travail de médiation critique avec des documents présentant des scories11 ».
Les illustrations présentées ici sont issues d’une démarche artistique et citoyenne de recouvrement de pages de Mein Kampf. Initiée en 2005 par l’artiste française Linda Ellia et intitulée Notre Combat, elle a été proposée en 2014 à des participants du projet « Aux Livres Citoyens ! » mené par les Territoires de la Mémoire et le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège.