De la monstruosité passée à la diabolisation présente Penser le « Mal » dans la complexité

Par Gaëlle Henrard

Si nos monstres constituent souvent la seule part visible sur laquelle nous portons trop rapidement notre attention, sans doute convient-il de les interroger comme des signes qui nous avertissent d’un contexte, d’un terreau qui rend possible l’expression de la criminalité. C’est tout un système qu’il nous faut rendre visible, lorsque nous approchons cette part obscure de nos sociétés. Un travail qui requiert de décrypter notre propension à fabriquer des figures mythologiques, fussent-elles d’une absolue criminalité, à nourrir des fascinations ou à renforcer des mécanismes de diabolisation.

Ce que produisent les contextes, Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, nous l’explique dans un entretien où l’on entreprend de déconstruire les mythologies nazies : celle d’Hitler comme figure d’un « mal » absolu, celle du nazisme comme parenthèse terrifiante dans la modernité européenne, qui est pourtant encore la nôtre aujourd’hui et dont on verra que le management constitue un élément de continuité.

Une lecture nuancée et contextuelle des crimes du passé qui se retrouve au cœur du travail de médiation des équipes pédagogique et voyages des Territoires de la Mémoire, ainsi que dans l’accompagnement proposé à la Bibliothèque George Orwell des Territoires de la Mémoire et qu’expose le texte de Michel Recloux en ouverture de ce dossier.

Analysant le contexte mémoriel de l’Espagne post-franquiste, Maite Molina Mármol nous montre pour sa part combien le défi de vivre avec un passé encombrant reste compliqué : que faire lorsque la conservation de la mémoire d’un dictateur trouve encore à s’abriter dans un monument d’hommage qui encombre le paysage sous la forme d’un mausolée géant dédié à ceux tombés pour la cause franquiste ? Comment réconcilie-t-on une société entière avec un monument comme celui-là, à moins de 50 kilomètres au nord-ouest de la capitale madrilène ?

À défaut de se défaire des « monstres » historiques ou contemporains, n’aurions-nous pas avantage à tenter de les comprendre ?

Un détour par l’imaginaire et la culture populaire nous permet, par ailleurs, d’entrevoir que la figure du méchant n’est pas toujours aussi obscure qu’on le croit. Bjorn-Olav Dozo et Dick Tomasovic nous invitent ainsi à lire Dark Vador, figure archétypale du mal dans la culture populaire, comme un personnage qui nous interroge sur « la faillite des idéaux et la tentation des solutions simplistes du totalitarisme ». Une occasion aussi de penser la « radicalisation » comme aboutissement d’une trajectoire de doutes et de tourments, et non comme conversion dans la rupture. Quant au grand méchant loup ou à la belle-mère de Blanche Neige, Brigitte Van den Bossche des Ateliers du Texte et de l’Image nous rappelle combien les représentations qui nous sont parvenues ont souvent privilégié le manichéisme à la complexité des personnages, faisant également fi des inclinations perverses et cruelles de ceux trop vite rangés du côté du « bien », à l’image de Blanche-Neige et du Petit Chaperon rouge.

Revenant au présent, il est intéressant de s’arrêter sur la construction de nos récits dominants empreints de raisonnements binaires. Analysant les mécanismes discursifs à l’œuvre dans les médias pour construire des figures repoussoir, Jenifer Devresse nous livre une étude du cas des « antivax », dépeints par les médias comme des personnes infréquentables expédiées d’un revers de plume dans les rangs de l’irrationalité et du complotisme. Réduits à l’amalgame et à la caricature, les tenants d’un camp ou d’un autre se voient renvoyés dos à dos dans leur bulle d’information habituelle, quitte à ce que l’une d’elles soit récupérée par les sirènes de l’extrême droite.

Cette logique dualiste se retrouve activée dans d’autres contextes où on a trop vite fait d’étouffer tout débat au moyen d’argument disqualifiants. C’est ainsi le cas de la question de la place laissée aux femmes dans l’historiographie officielle, que Thomas Franck entreprend de décortiquer, montrant que la revendication des femmes de voir éclairer les parts invisibles de leur histoire se heurte trop souvent à une fin de non-recevoir, les taxant au passage de « cancel culture ». Et de rappeler qu’« à force de s’accrocher aux traces d’un passé de domination, on produit des velléités militantes plus radicales dans le chef des victimes ou de leurs descendants ». Ainsi évoque-t-il « la nécessité de conservation contextuelle des dominations passées et présentes », et de réécriture de l’Histoire, « non en la gommant, mais en repensant ses points d’ombre, ses partis pris axiologiques, au nom d’une exigence de vérité ».

Dans un langage désuet, le service d’enlèvement des « monstres » n’était autre que le service des encombrants, ces objets souvent imposants qui, de la cave au grenier, encombraient nos maisons. Il s’agissait, purement et simplement, de s’en débarrasser. À défaut de se défaire des « monstres » historiques ou contemporains, criminels ou moraux, réels ou fabulés, n’aurions-nous pas avantage à tenter de les comprendre ? C’est-à-dire de les prendre avec nous, dans toute leur complexité, de délier le fil des récits qui les ont conduits jusqu’à nous et d’en assumer la présence, en ce compris en nous-mêmes et nos sociétés… quitte à ternir un peu le vernis de notre bonne conscience.

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