Le Valle de los Caídos La mémoire enfouie sous le monument officiel

Par Maite Molina Mármol

Aujourd’hui, l’existence de l’Espagne démocratique contemporaine excède celle du régime franquiste, mais la mémoire de cette dernière période constitue toujours une question d’actualité. Le Valle de los Caídos, conçu dès 1940 et inauguré en 1959, est peut-être le lieu de mémoire qui symbolise le mieux le défi que n’est toujours pas parvenu à relever la société espagnole : que faire de ce passé franquiste qui, s’étant voulu fossoyeur du souvenir des luttes et des idéaux républicains, se manifeste toujours sous différentes formes ?

© Olmo Calvo, El Diario
© Olmo Calvo, El Diario

« Spain is different » : un pays en décalage (1939-1975)

À la fin des années 1930, l’Espagne sort d’un conflit de trois années, déclenché par un coup d’État militaire contre le gouvernement du Front populaire. Bien plus qu’un affrontement fratricide auquel on l’a souvent réduit, la Guerre d’Espagne a constitué un véritable prélude à la Seconde Guerre mondiale, voyant déjà s’affronter – malgré la « non intervention » déclarée de la plupart des pays européens – les fascismes montants, les puissances américaine et soviétique et les résistances populaires.

Dirigeant du parti unique instauré dès mars 1938, avec le soutien de l’Église espagnole et l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, le général Francisco Franco de Bahamonde mène le camp nationaliste à la victoire et instaure une dictature qui durera jusqu’à sa mort. La société espagnole est marquée, pour les quarante années à venir, par l’empreinte d’un régime totalitaire qui régit la vie politique, économique, mais aussi sociale et culturelle de ses citoyens.

Franco décrète en avril 1940 la construction d’un monument « à la gloire des martyrs de la croisade fasciste 1 » qui sera érigé dans la sierra de Guadarrama, plus précisément dans la vallée de Cuelgamuros, sur le territoire de la commune de San Lorenzo del Escorial. Dans la roche du massif montagneux, situé entre Madrid et Ségovie, sera creusée une basilique surmontée d’une croix de 150 mètres de haut. Monument d’hommage aux vainqueurs et mausolée géant de ceux qui se sont sacrifiés pour leur cause, El Valle de los Caídos (« la vallée de ceux qui sont tombés ») s’inscrit pleinement dans la politique franquiste de diffusion des principes et des valeurs du mouvement, qui envahissent symboliquement tout l’espace social – des cahiers scolaires aux bulletins informatifs officiels, en passant par l’espace public.

La construction du monument s’étale sur vingt années mais à la veille de l’inauguration, le contexte a changé et l’Espagne doit repenser son image : il s’agit de normaliser le régime aux yeux des démocraties européennes. Pour ce faire, l’émigration est un premier outil, la nouvelle législation facilitant et organisant le départ de travailleurs vers la France, l’Allemagne, la Suisse et la Belgique principalement ; le tourisme en constitue un second, développé autour du slogan « Spain is different ». Pour consolider les vœux de réconciliation que le régime faits alors siens, il est décidé qu’aux 20 000 corps des martyrs nationalistes seront joints ceux de plus de 12 000 républicains exhumés des fosses communes. En avril 1959, le monument est inauguré, la basilique étant consacrée par le Pape Jean XXIII, et le mausolée accueillant la dépouille de Primo de Rivera, fondateur de la Phalange assassiné par les républicains en 1936.

Quinze ans plus tard, lorsque Franco s’éteint, le 20 novembre 1975, sa dépouille est, comme il l’avait prévu et pensé, inhumée dans ce qui est encore aujourd’hui le plus grand monument à la gloire du fascisme 2.

Un passé qui ne passe pas : le Valle de los Caídos à l’épreuve du temps

Le Valle de los Caídos peut constituer le prisme au travers duquel considérer l’évolution de la société espagnole contemporaine quant au rapport à son histoire récente. D’abord monument d’exaltation du franquisme, redéfini in extremis comme œuvre réconciliatrice pour permettre au régime de perdurer, le Valle a passé sans encombres la période de la transition démocratique, notamment marquée par la loi d’amnistie de 1977 qui apermis la libération des prisonniers politiques au prix de l’absence de poursuites contre la police et la justice franquistes 3.

La loi d’amnistie, qu’elle soit présentée comme relevant d’un processus d’amnésie ou au contraire d’une volonté de « non instrumentalisation du passé » par la société espagnole 4, n’a cependant pas empêché les initiatives de ceux qui voulaient récupérer le corps de leurs proches, assassinés au cours des paseos qui venaient les cueillir à leur domicile pour les laisser au fond d’un ravin ; prisonniers ou soldats tués en masse et enterrés dans des fosses communes dont le souvenir de l’emplacement a perduré. En février 1980, 133 corps de républicains sont ainsi exhumés du Valle de los Caídos et restitués à leur famille en Navarre, mais l’événement n’a pas d’écho médiatique et reste inédit : la tentative de coup d’État du général Tejero en 1981 ravive les peurs et scelle, semble-t-il, le pacte d’amnistie et la volonté de la société espagnole de laisser les blessures de la guerre derrière elle 5.

Dans le milieu familial, toutefois, les récits et les souvenirs ont continué à se transmettre et ceux-ci affleurent au milieu des années 1990, porteurs de revendications qui sont relayées d’abord par les mondes associatif et médiatique, secondées par les travaux académiques et enfin prises en charge par le politique. Dans ce cadre, la question de l’exhumation des fosses prend une place de premier plan et l’expression « mémoire historique » – issue du monde associatif, du nom de l’association d’Emilio Silva consacrée justement à la localisation et l’exhumation des fosses – devient la bannière de ces revendications, concernant à la fois la période de la guerre et du franquisme, et relevant tout autant des sphères morale et politique que scientifique.

Dans le sillage de ces revendications, avec le retour du PSOE (parti socialiste) au pouvoir, est adoptée en 2007 la loi « par laquelle sont reconnus et élargis les droits et s’établissent des mesures en faveur de ceux ayant subi persécution ou violence durant la guerre civile et la dictature », dite aussi « loi de mémoire historique » 6. Cette loi promeut notamment la création de centres de recherches et la mise en place de subventions, l’aide à l’identification et à la localisation des disparus, et le retrait des monuments exaltant l’un ou l’autre camp belligérant – ces deux dernières mesures étant néanmoins laissées à la charge des municipalités. Toutefois, alors que le Valle constitue la plus grande fosse commune des 2 000 localisées en Espagne, la loi de 2007 prévoit uniquement que le mausolée sera « exclusivement géré par normes relatives aux lieux de culte et aux cimetières », ne pouvant héberger « des actes de nature politique ou d’exaltation de la guerre civile, de ses protagonistes ou du franquisme », assortissant ces mesures de la disposition additionnelle stipulant qu’il s’agira désormais d’y honorer « toutes les victimes de la guerre et de la violence politique qui s’en est suivi 7 ».

Le franquisme et ses traces qui perdurent dans l’espace public, la dictature et ses exactions qui ont des conséquences jusqu’aujourd’hui, posent encore légitimement question à la société espagnole.

La préservation de ce lieu, l’un des sites touristiques les plus visités d’Espagne, relevant des « monastères et couvents » entretenus par le Patrimoine national, constitue l’un des principaux reproches adressés à la loi de 2007, d’autant que le mausolée continue alors d’être l’un des espaces physiques du franquisme : chaque 20 novembre, date anniversaire de la mort de Franco, des nostalgiques du régime s’y rassemblent pour rendre hommage au dictateur et à Primo de Rivera.

L’un des autres manquements de la « loi de mémoire historique » est de laisser aux mains des régions et des municipalités certaines initiatives, rendant celles-ci tributaires des majorités politiques en place et de leur alternance. Parallèlement à ce manque de maîtrise des effets de la loi au niveau régional et local, avec le retour au pouvoir du PP (Parti populaire, droite) en 2011 sur fond de crise économique, la loi de 2007 est vidée de son sens, les budgets étant progressivement supprimés et certains monuments réhabilités 8. Par ailleurs, l’échiquier politique espagnol se modifie profondément et le pays connaît depuis 2015 le multipartisme. C’est dans ce nouveau contexte que le PSOE, qui avait déjà constitué en 2011 une commission d’experts pour décider du sort du Valle de los Caídos, dépose le 9 mai 2017 une proposición no de ley pour exhumer la dépouille de Franco, suivie le 24 août par un décret-loi royal ayant un effet juridique contraignant. Il s’agit de permettre que le corps du dictateur soit exhumé en modifiant la loi de 2007, pour que le mausolée ne puisse plus contenir que des dépouilles de victimes décédées pendant la guerre civile et que le Valle de los Caídos soit désormais conçu comme un lieu de commémoration et d’hommage à toutes les victimes 9.

Approuvé au Congrès des députés en septembre 2018, avec l’abstention toutefois des quatre partis de droite et centre droite, le décret-loi royal a permis qu’un an plus tard – après notamment les procédures intentées par la famille du dictateur – le corps de Franco soit exhumé et transféré au cimetière de Mingorrubio.

© Jaime Villanueva (El País)
© Jaime Villanueva (El País)

De la mémoire historique à la mémoire démocratique

Avec l’exhumation du dictateur de son mausolée, la thématique de la « mémoire historique » en Espagne n’a pourtant rien perdu de son caractère cuisant. Le franquisme et ses traces qui perdurent dans l’espace public, la dictature et ses exactions – disparition d’opposants politiques, répression, sanctions économiques, vols d’enfants – qui ont des conséquences jusqu’aujourd’hui, posent encore légitimement question à la société espagnole.

L’alternance des partis au pouvoir tantôt relance interrogations et initiatives, tantôt les paralyse. Dans le sillage de l’Andalousie qui a adopté en mars 2017 une « loi de la mémoire historique et démocratique » 10, le gouvernement du socialiste Pedro Sánchez a approuvé le 20 juillet 2021 le texte définitif de la « loi de mémoire démocratique » destiné à remplacer la « loi de mémoire historique » de 2007 11.

Pour commencer, cette nouvelle loi élargit certaines mesures de la loi de 2007, notamment en termes de mesure de récupération ou d’acquisition de la nationalité espagnole pour les exilés, leurs descendants et d’autres collectifs, et également parce qu’elle considère que la persécution a pu avoir cours jusqu’à la promulgation de la Constitution espagnole, en 1978. Elle ouvre une reconnaissance pour les personnes victimes de la polio durant la pandémie qui affecta l’Espagne dans les années 1950 et entend également constituer une commission de travail sur « la mémoire et la réconciliation avec le peuple gitan en Espagne ».

Par ailleurs, la « loi de mémoire démocratique » déclare la nullité de toutes les condamnations et sanctions dictées durant la guerre civile et la dictature par les organes de répression franquiste qui sont eux-mêmes déclarés comme tels. Elle propose l’ouverture d’une enquête sur les biens pillés et souligne le rôle des femmes « en tant qu’actrices de la lutte pour la démocratie et les valeurs de liberté, égalité et solidarité ».

Cette loi, qui doit encore être soumise au vote, essuie néanmoins encore des critiques, de la part de la droite comme de la gauche espagnoles. D’une part, le PP accuse le gouvernement Sánchez de ne faire que « regarder en arrière » et de chercher à « diviser les Espagnols » alors que Vox (extrême droite) considère que les deux lois mémorielles vont à l’encontre des libertés 12. D’autre part, certains partis de gauche considèrent que la nouvelle loi ne va pas suffisamment loin. L’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya, gauche indépendantiste) notamment réclame ainsi que soit déclarée l’illégalité – et pas seulement l’illégitimité – du franquisme et abrogée la loi d’amnistie de 1977, qui empêche que les crimes du franquisme soient jugés en Espagne : dénonçant le « modèle espagnol d’impunité », il s’agit de demander « vérité, justice et réparation » 13.

Travail de fouilles archéologiques de l’Institut des Sciences du Patrimoine | © Olmo Calvo, El Diario
Travail de fouilles archéologiques de l’Institut des Sciences du Patrimoine | © Olmo Calvo, El Diario

Exhumer et proposer de nouveaux récits

Le Valle de los Caídos, désormais vide de la dépouille de celui qui l’a pensé, continue de poser question et d’interpeller les consciences. Non seulement parce qu’y est toujours déposé le corps du fondateur de la Phalange et qu’y ont été enterrés des corps de républicains qui restent encore pour la grande majorité à identifier, mais également parce que le monument a été érigé en partie par des prisonniers politiques. Les dons, le budget imparti et les rentrées de la loterie s’étant avérés insuffisants pour couvrir les 100 millions de pésètes du coût final, le régime a en effet eu recours au système basé sur l’exploitation de la main d’œuvre disponible dans les prisons et dans les camps, de manière prépondérante à partir de 1942 14. Les prisonniers recrutés par des entreprises pouvaient ainsi bénéficier de remises de peine – entre trois et six jours d’incarcération en moins contre un jour de travail – mais l’État ne leur versait de salaire que pour les heures supplémentaires prestées, ce qui autorise la désignation d’ « esclaves du régime » pour désigner ces travailleurs 15.

Concernant le Valle, la future loi de mémoire démocratique reconnaît le droit des familles à récupérer les restes de leurs ancêtres et interdit que se tienne dans le complexe tout acte de nature politique ou exaltant la guerre civile ou le franquisme. Plus globalement, il s’agit que, de lieu de mémoire porteur du discours franquiste, le monument soit soumis à un processus de réinterprétation (resignificación), sur base de recherches à mener, avec une finalité pédagogique 16. Or, les recherches nécessitent du temps et l’entretien du monument continuera d’incomber aux pouvoirs publics. Cela paraît aberrant à certains qui affirment également qu’il est impossible d’attribuer au Valle un autre sens que celui dont il est porteur, de manière ostentatoire 17.

Alors que les discussions se poursuivent et que l’avenir du mausolée reste indéterminé, des initiatives se développent aux alentours. Depuis le printemps 2021, une équipe d’archéologues de l’Institut des sciences du Patrimoine travaille sur les quatre villages de travailleurs (Agromás, Banús, Huarte et Poblado central, du nom des entreprises qui les employaient) qui ont œuvré à ériger le monument, ainsi que sur la quarantaine de baraques alentours, dont subsistent quelques traces 18. En effet, alors que les prisonniers étaient employés sur ce chantier, certaines de leurs familles, après des années de séparation – celles marquées par la guerre, les camps, la prison – ont décidé de les rejoindre sur place et de s’installer dans ces logements de fortune auto-construits, privés d’eau et d’électricité et n’excédant pas 9m² de surface. Or, au contraire des baraquements de travailleurs libres dont l’existence est documentée, il ne subsiste aucune trace dans les archives de ces baraques qui ont été détruites par le régime dès les années 1950 19.

Il s’agit que, de lieu de mémoire porteur du discours franquiste, le monument soit soumis à un processus de réinterprétation (resignificación), sur base de recherches à mener, avec une finalité pédagogique

Au-delà d’une recherche en histoire sociale destinée à documenter la vie quotidienne des travailleurs qui ont construit le Valle, ce projet contribue également à une « histoire des subalternes », nécessaire pour compléter un pan de l’histoire qui a jusqu’à aujourd’hui été envisagé sous l’angle de l’Histoire officielle, centré sur le monument, son archéologie et sa signification 20. En mettant au jour les conditions de vie de ceux du Valle qui ont été « doublement oubliés 21 », ces archéologues mettent à mal le discours enjoliveur du franquisme 22 et laissent la place à de nouveaux récits, jusqu’alors ensevelis et qui se révèlent surtout de manière indirecte, en fouillant les emplacements des cabanes, en donnant sens à ce que l’on trouve dans les décharges attenantes, en portant de l’attention à ce qui paraît dérisoire – boîtes de conserves, récipients de médicaments laxatifs, semelles de chaussures bricolées :

« Les fouilles du Valle de los Caídos ont provoqué un certain choc. Cela fait beaucoup d’années que je défends l’idée que l’objectif de l’archéologie contemporaine n’est pas nécessairement de raconter ce que l’on ne sait pas, mais bien de raconter ce que l’on sait d’une autre manière. Et subitement, je me retrouve sur un lieu hyper connu mais dont on ne connaît pratiquement rien de certaines dimensions : ces villages de baraques où vivaient les familles [des travailleurs]. Les témoignages sur la question ne rempliraient pas une page. Je dirais que nous nous retrouvons comme face à un gisement préhistorique. Mais, en l’état actuel des choses, nous en savons presque plus sur n’importe quelle culture préhistorique de la péninsule ibérique que sur les taudis de Cuelgamuros 23 ».

Les apports de cette « mémoire involontaire » peuvent-ils constituer un nouveau récit qui contrecarre la propagande du régime, monumentalement réifiée au travers du mausolée ? Suffira-t-il de proposer un itinéraire passant par l’ancien emplacement des baraques avant de pouvoir accéder au monument pour faire du Valle de los Caídos un lieu de mémoire démocratique, comme en appelle de ses vœux la loi ? Le gouvernement espagnol a pour le moment décidé de lancer un concours international d’idées concernant le futur centre d’interprétation 24 et de rendre au lieu son nom originel, celui de Valle de Cuelgamuros 25.

En attendant, après plus de soixante ans d’existence, le mausolée est menacé par les dégâts causés par l’humidité. Symboliquement, son sort semble suivre celui de son concepteur et peut-être le Valle de los Caídos mourra-t-il de sa belle mort avant que l’Espagne ne parvienne à affronter son passé.

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