Le fascisme n’a pas dit son dernier mot

Une chronique de Julien Dohet

© AFP, Joëlle Saget
© AFP, Joëlle Saget

Dans notre entre­tien, réa­li­sé à l’occasion des 25 ans des Ter­ri­toires de la Mémoire, nous avions annon­cé que nous appli­que­rions notre grille d’analyse à un livre d’Éric Zem­mour 1. Ce der­nier s’étant lan­cé dans la course à la pré­si­den­tielle fran­çaise 2, ana­ly­ser son der­nier ouvrage ayant béné­fi­cié d’une énorme publi­ci­té sem­blait une évidence.

L’image antisystème de quelqu’un y ayant toujours baigné et participé

L’auteur qui aime se pré­sen­ter contre le sys­tème, voire comme per­sé­cu­té par ce der­nier, ne cesse pour­tant de faire le récit de dîners dans de bons res­tau­rants en com­pa­gnie d’une série de per­son­na­li­tés pari­siennes poli­tiques, média­tiques ou du monde des affaires… « On dîne dans la vaste cui­sine. Autour de la table, il y a patron, finan­cier, avo­cat, haut fonc­tion­naire 3. » Et cette conni­vence, racon­tée ici sur les quinze der­nières années, est déjà bien ancienne. Il recon­nait d’ailleurs que l’émission « On n’est pas cou­ché » lui a ser­vi de trem­plin. Concer­nant sa volon­té de se por­ter can­di­dat, le livre levait clai­re­ment le doute à sa publi­ca­tion, Zem­mour y sou­li­gnant que, déjà en 2017, les mili­tants de la « Manif pour tous » le pressent pour qu’il pose sa can­di­da­ture et que, plus lar­ge­ment, « depuis des mois, voire des années, de nom­breuses per­sonnes, des amis et des incon­nus, célèbres et ano­nymes, m’encourageaient à me jeter à corps per­du dans l’aventure pré­si­den­tielle 4  ». Bien que plu­sieurs, à l’image de Robert Ménard 5, finissent par se ran­ger der­rière Marine Le Pen, son dépôt de can­di­da­ture ne fai­sait pas l’ombre d’un doute, à en croire ce pas­sage où il se posi­tionne comme l’homme pro­vi­den­tiel : « En revanche, mon constat est déso­lant : per­sonne ne rem­plit le cos­tume. J’ai l’impression qu’aucun poli­tique n’appréhende à sa juste mesure l’enjeu : la mort de la France telle que nous la connais­sons. Déjà, la France telle que nous l’avons connue dans les années 1960-1970 a dis­pa­ru. Il suf­fit de regar­der les films de l’époque pour s’en aper­ce­voir. Le “grand rem­pla­ce­ment” n’est ni un mythe ni un com­plot, mais un pro­ces­sus impla­cable. Cette ques­tion iden­ti­taire vitale rend subal­ternes toutes les autres […] 6. »

Un racisme décomplexé

Avec ce pas­sage, nous tou­chons à une des obses­sions de Zem­mour, per­sua­dé qu’une guerre de civi­li­sa­tion est inévi­table face à l’« inva­sion musul­mane » de l’Europe. Une convic­tion ancrée depuis de nom­breuses années, notam­ment par ses ren­contres fré­quentes avec Jean-Marie Le Pen dans sa vil­la de Mon­tre­tout : « Et puis, sou­dain, la dis­cus­sion bifurque et il entame un exer­cice qu’il affec­tionne : la pro­phé­tie apo­ca­lyp­tique. Il décrit la guerre civile qui vient, la déca­dence inexo­rable de l’homme blanc des aurores boréales, avec un mélange d’emphase lit­té­raire et de détails salaces. Au-delà de la gran­di­lo­quence, je ne peux qu’acquiescer ; j’ai tou­jours consi­dé­ré qu’il avait vu juste sur ce thème majeur de la démo­gra­phie et de l’immigration, et ce avant tout le monde 7. »

Rien d’étonnant donc à ce qu’il qua­li­fie Renaud Camus de « résis­tant », tan­dis que le patron de Sky­rock qui aime le rap est quant à lui consi­dé­ré comme un « col­la­bo­ra­teur ». Son racisme est com­plè­te­ment décom­plexé : « […] l’équipe de France est en réa­li­té une équipe afri­caine. Le sujet est tabou en France. On n’a pas le droit de s’étonner du nombre de joueurs noirs dans l’équipe natio­nale. […] Depuis la vic­toire de 1998, les for­ma­teurs fran­çais ont pri­vi­lé­gié le gaba­rit sur la tech­nique, ce qui a favo­ri­sé les impres­sion­nants phy­siques venus d’Afrique, d’autant plus qu’à l’adolescence, lorsque les pre­mières sélec­tions sont opé­rées, les jeunes venus d’Afrique n’ont pas tou­jours l’âge qu’indique, ou plu­tôt que n’indique pas, leur absence d’état civil. Enfin, les clubs de foot­ball ama­teurs sont deve­nus, depuis les années 2000, et l’immigration de masse, la chasse gar­dée des jeunes Magh­ré­bins et Afri­cains dont cer­tains prennent un malin plai­sir à décou­ra­ger les jeunes “Fran­çais de souche” leur fai­sant subir sar­casmes et bri­mades 8. »

On en arrive très vite au dar­wi­nisme social lorsqu’il se met à iden­ti­fier un mes­sage dans deux films popu­laires : « La para­bole était évi­dente : l’Europe riche, mais para­ly­sée, phy­si­que­ment et mora­le­ment, trou­ve­ra son salut si elle s’abandonne aux mains de l’Afrique. Le véri­table sens du film est dans cette régé­né­ra­tion de la race déca­dente par la race dyna­mique. La sté­rile par la pro­li­fique, le bour­geois à la san­té débile par l’énergie vitale du nou­veau pro­lé­taire, le pas­sé par l’avenir. Intou­chables exalte “l’homme nou­veau” des temps modernes (…) le Blanc est deve­nu le far­deau de l’homme noir 9. » Même rhé­to­rique quand il évoque Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? : « Les Fran­çais sont repré­sen­tés par les parents qui portent les stig­mates de la vieille­rie désuète, un brin ridi­cule, en tout cas dépas­sée. Les quatre filles sont la quin­tes­sence de la beau­té et du charme. Elles sont le pro­duit de siècles d’éducation, de raf­fi­ne­ment, de luxe, d’une civi­li­sa­tion de la conver­sa­tion et de la séduc­tion qui s’épanouit dans les salons de l’Ancien Régime et se meurt sous nos yeux dédai­gneux. Elles sont des objets de désir, d’amour, des proies consen­tantes, qui cherchent, comme leurs ancêtres depuis l’origine des temps, le vain­queur de la sélec­tion natu­relle, celui qui à tra­vers elles amé­lio­re­ra l’espèce : et les triom­pha­teurs de cette guerre mil­lé­naire sont les repré­sen­tants gouailleurs et vul­gaires de ces mino­ri­tés venues régé­né­rer la vieille France déca­tie et déca­dente 10. »

Un virilisme venu d’un autre âge

Outre ce racisme par­ti­cu­liè­re­ment viru­lent, ce sont sur­tout les pro­pos sexistes et la vision de la femme qui inter­pellent dans les écrits de Zem­mour, comme l’extrait pré­cé­dent nous en donne un pre­mier aper­çu. « Je m’enhardis à rap­pe­ler à Cam­ba ma démons­tra­tion : dans une socié­té tra­di­tion­nelle, l’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pou­voir ; les femmes sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grim­per dans la socié­té. Les femmes le recon­naissent, l’élisent, le ché­rissent […] DSK, menottes der­rière le dos entre deux cops new-yorkais, mar­chant tête bais­sée, c’est un ren­ver­se­ment de mille ans de culture royale et patriar­cale fran­çaise. C’est une cas­tra­tion de tous les hommes fran­çais. Le séduc­teur est deve­nu un vio­leur, le conqué­rant un cou­pable 11. »

Plus fort encore, lorsqu’il évoque le tri­bu­nal qui le condam­ne­ra pour ses pro­pos racistes : « Le pré­sident du tri­bu­nal est une femme ; le pro­cu­reur éga­le­ment. La plu­part des avo­cats de mes accu­sa­teurs aus­si. Sous leur robe noire en guise d’uniforme pres­ti­gieux d’une autre époque, elles portent des vête­ments de médiocre qua­li­té à l’étoffe fati­guée, sont coif­fées à la hâte, maquillées sans soin ; tout dans leur sil­houette, dans leurs atti­tudes, leur absence d’élégance, dégage un je-ne-sais-quoi de négli­gé, de laisser-aller, de manque de goût. On voit au pre­mier coup d’œil que ces métiers – effet ou cause de la fémi­ni­sa­tion – ont dégrin­go­lé les bar­reaux de l’échelle sociale. Il flotte une com­pli­ci­té entre elles, proxi­mi­té de sexe et de classe 12. »

Au final un discours n’ayant rien de nouveau et totalement ancré dans la tradition fasciste

Raciste, viri­liste, tenant du dar­wi­nisme social, dénon­çant le « lob­by gay » qui se serait infil­tré par­tout, évi­dem­ment contre le mariage des homo­sexuels et la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée, Zem­mour est un conden­sé de la pen­sée d’extrême droite. Il recon­nait d’ailleurs lui-même appar­te­nir à ce cou­rant poli­tique, en uti­li­sant les élé­ments de lan­gage : « Une extrême droite ima­gi­naire qui n’est en véri­té qu’une droite patrio­tique en quête d’ordre et d’un légi­time conser­va­tisme, où je me sens bien 13. » Une iden­ti­fi­ca­tion qui se fait aus­si avec ses réfé­rences sur le plan inter­na­tio­nal : « Les oli­gar­chies ont été iden­ti­fiées, repé­rées, accu­sées. Les peuples se sont révol­tés. Le Brexit et la vic­toire de Trump montrent que c’est du cœur même du réac­teur poli­ti­que­ment cor­rect de l’Occident, les États-Unis et la Grande-Bretagne, qu’est venue la révolte. Comme dit avec finesse le Hon­grois Orban, “il faut être libé­ral du XIXe siècle, pas libé­ral du XXIe siècle”  14. »

Mais Zem­mour va un cran plus loin et parle ouver­te­ment du fait qu’il existe une guerre civile depuis la Révo­lu­tion fran­çaise, guerre civile qui devient une guerre de civi­li­sa­tion : « Je lui rétorque qu’il [Régis Debray] a consa­cré sa vie à refaire la Révo­lu­tion fran­çaise mais qu’est venu désor­mais le temps des guerres de Reli­gion. On ne vit plus dans le même tem­po his­to­rique. Il faut choi­sir son camp dans cette guerre de civi­li­sa­tions qui se déploie sur notre sol 15. » Cette guerre de civi­li­sa­tion est à ses yeux inévi­table devant la menace qui plane sur la France : « Après la France libre cor­se­tée tel Gul­li­ver par les nains de Bruxelles, c’était la France, “pays de race blanche, de reli­gion chré­tienne et de culture gréco-romaine”, qui était mena­cée d’invasion et d’extinction 16. » Face à cette menace, des réac­tions ont eu lieu mais qui ont été trop sages : « Le paci­fisme des mani­fes­tants trop bien éle­vés de “la manif pour tous” a été leur plus grande fai­blesse. La cause de leur défaite 17. » Il ne faut donc plus hési­ter : « Notre peuple, par réfé­ren­dum, doit déci­der de sa com­po­si­tion et de son ave­nir. Il doit pou­voir déci­der de la fin du regrou­pe­ment fami­lial, de la sup­pres­sion du droit du sol, de l’encadrement strict du droit d’asile, sans qu’une oli­gar­chie de juges fran­çais et euro­péens ne l’en empêche. Seul ce réta­blis­se­ment nous per­met­tra de rame­ner l’ordre et la paix civile. […] On doit ces­ser de dénon­cer les “vio­lences poli­cières” et les “dis­cri­mi­na­tions” et les contrôles au faciès. On doit, au contraire, com­prendre que les “vio­lences aux poli­ciers” exigent de don­ner à ces der­niers une pré­somp­tion de légi­time défense. Il faut que la peur change de camp et que la force revienne à la loi. Mais cela ne suf­fi­ra pas […] ce qu’on appelle en termes euphé­mi­sés la “délin­quance” est l’empreinte de plus en plus pro­fonde d’une guerre de civi­li­sa­tions menée sur notre sol 18. »

De tout ce qui pré­cède, il est clair que Zem­mour est une per­son­na­li­té dan­ge­reuse qui par­ti­cipe à un nou­veau saut quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif dans la libé­ra­tion d’une parole d’extrême droite qui n’a jamais dis­pa­ru, comme cette chro­nique l’a maintes fois démon­tré, et qu’il contri­bue, via la com­pli­ci­té des médias, à sor­tir de sa confi­den­tia­li­té for­cée. Il fait sau­ter de nou­veaux ver­rous, notam­ment sur la Col­la­bo­ra­tion 19, Vichy 20 et la volon­té de réha­bi­li­ter des per­son­na­li­tés comme Mau­rice Papon, condam­né à son sens par un pro­cès pure­ment poli­tique 21.

Si ses excès, ses appels clairs à la vio­lence contre les musul­mans, les femmes ou les représentant·e·s de la gauche… méritent à eux seuls la mobi­li­sa­tion anti­fas­ciste qui a repris vigueur en France, notam­ment au tra­vers de la Jeune Garde, cette mobi­li­sa­tion ne doit pas se foca­li­ser sur le seul Zem­mour. Marine Le Pen porte un pro­jet de socié­té simi­laire et non moins dan­ge­reux qu’il ne fau­drait pas bana­li­ser. Il en est de même de Valé­rie Pécresse qui incarne une droite ne fai­sant bar­rage qu’aux per­sonnes, mais repre­nant sans sour­ciller élé­ments de lan­gages et points de pro­gramme 22. Sans oublier le bilan d’Emmanuel Macron ayant per­mis à la vio­lence poli­cière de reve­nir à des niveaux dignes des pires heures de l’État fran­çais hors période vichyste. En clair, Éric Zem­mour s’avère effec­ti­ve­ment dan­ge­reux mais ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt d’une fas­ci­sa­tion de la socié­té qu’il faut com­battre sur tous les plans 23.

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