Depuis un certain temps, nous avons pu observer des voix s’élever pour dénoncer un certain nombre de postures et de discours, qualifiés « d’amalgames », au mieux « douteux », au pire « criminels », dans le chef de contestataires et d’opposants aux restrictions imposées par les diverses mesures sanitaires développées pendant deux longues années.
De fait, il ne fut pas rare de remarquer çà et là, au sein de cortèges de manifestants, des messages destinés à établir un lien de comparaison entre la situation actuelle et d’autres évènements historiques, en particulier le système concentrationnaire et génocidaire nazi, et ce dans le but de dénoncer ce qui était identifié comme une oppression. Des slogans comme « Le pass sanitaire rend libre » ou le port ostensible d’une étoile de David constituent autant de raccourcis, d’analogies voire d’amalgames qui provoquèrent, à leur tour, des réactions indignées par un tel détournement de symboles historiques.
Une telle situation – tant le contexte pandémique que les réactions qu’il suscite – pouvant être à juste titre qualifiée d’« émotionnelle », il nous est donc nécessaire de prendre un peu de hauteur et d’élargir le cadre de la réflexion pour tenter d’en saisir l’ampleur et ses différentes implications. Et de se poser la question suivante : l’analogie est-elle opportune en matière de mémoire ?
Un phénomène loin d’être neuf
« CRS, SS ! » ; « Assad est pire qu’Hitler 1 » ; ou encore l’usage très répandu, à droite comme à gauche, de l’invective « fasciste » pour qualifier l’adversaire : le recours à ce qui a par ailleurs été théorisé sous le concept de « Point Godwin » est un réflexe courant et déjà ancien. Lors d’un colloque organisé en 2007 par les Territoires de la Mémoire et consacré à une réflexion sur la transmission mémorielle, l’historien Philippe Raxhon abordait déjà la problématique du recours à l’analogie et en traçait les enjeux, en particulier dans le champ de la pédagogie.
« Il y a d’abord une singularité des évènements historiques, rendant l’exercice analogique très aléatoire, et que le propre d’une véritable pédagogie de l’Histoire est d’abord et avant tout de spécifier la singularité des évènements et de les appréhender comme tels, de poser les évènements, de comprendre leur contexte et ce que les évènements disaient aux hommes d’autrefois. Cette première tâche établie, il y a alors un socle, un véritable socle pour asseoir une pédagogie de l’histoire mais qui passe d’abord par la mise en relief de la singularité des évènements du passé, plutôt que la recherche des analogies entre eux 2. »
Ensuite fut abordé l’exemple des manifestations qui avaient éclaté un peu partout en 1999, suite aux succès électoraux du parti de Jorg Haider en Autriche, et cette affichette brandie par des manifestants sur laquelle on pouvait lire « Haider = Hitler ».
Selon Philippe Raxhon, « cette association des deux noms comporte un côté effrayant, non pas par la spontanéité, la sincérité qui la motivait chez les manifestants, mais parce que si en réalité Haider n’est pas Hitler, et si les évènements à venir ne font pas de Haider un Hitler, la proposition peut se renverser, (…) de telle manière que la figure d’Hitler va subir un estompement, une dévaluation, parce que, effectivement, Haider n’arrive pas à la cheville d’Hitler, comme l’ont démontré les années 2000 qui suivirent son élection. » (p. 11)
Comparer est-il trahir ?
Est-il dès lors encore permis voire souhaitable de comparer ? C’est tout le questionnement déployé par le philosophe Pierre Tevanian dans son dernier ouvrage Politiques de la mémoire 3. Il y fait notamment le constat d’avoir toujours entendu ce type de « rapprochements, analogies et comparaisons entre le passé et le présent » (p. 73). Selon lui, ce phénomène fait partie de la plus classique tradition du débat politique, de même que sa critique et sa remise en question. L’enjeu est ici de s’interroger, tant sur les vertus que sur les limites de l’analogie.
« Il est des comparaisons, bien entendu, qui n’ont pas lieu d’être. Il est des exagérations tellement outrancières, tellement déplacées, tellement à rebours du réel qu’elles sont aberrantes et même odieuses. » Et Tevanian de citer, en guise d’exemples, le rapprochement entre IVG et génocide ou celui entre l’immigration et l’idée d’un « grand remplacement ». Mais, continue Tevanian, « il est certaines circonstances historiques qui appellent la comparaison, l’analogie, voire le raccourci, et rendent ce dernier bien plus pardonnable, compréhensible, voire utile » (p. 74). Et ceci est sans doute le cas dans le cadre d’un travail de mémoire destiné à dégager de potentiels enseignements d’évènements du passé dans une perspective de sensibilisation aux enjeux du présent. « Il arrive qu’entre le comparant et le comparé, il n’y ait pas un abîme de non-sens mais plutôt un écart, et que le franchissement de l’écart obéisse à une tout autre logique que celle de la volonté de banalisation (…). C’est ainsi par exemple que le génocide des Arménien.ne.s, mais aussi celui des Juif.ve.s et des Roms, mais aussi celui des Tutsis et bien d’autres crimes contre l’humanité, informent ma propre pensée et mon propre être-au-monde. Et il en va de même pour tout membre de l’espèce humaine (…). » (pp. 75-76)
C’est en substance la position également défendue par l’historien Johann Chapoutot. Celui-ci, s’il critique sévèrement le détournement politique opéré sur un symbole aussi sensible que l’étoile jaune (en rappelant notamment qu’un négationniste comme Robert Faurisson s’était également affublé dudit symbole dans le but de se poser en victime) 4, n’en défend pas moins la comparaison en Histoire, en posant toutefois des limites à son usage, parmi lesquelles il cite l’assimilation. Ainsi, poser des comparaisons est légitime pour l’historien, et il serait permis d’en effectuer l’une ou l’autre entre notre époque et les années trente, par exemple. Mais assimiler notre époque à celle des années trente relèverait par contre de l’absurdité, tant les contextes, les évènements, les faits relèvent de réalités complètement différentes, parce qu’uniques dans leur singularité. Il n’y a jamais de retour des évènements à l’identique. Cependant, toujours selon Chapoutot, on peut pointer la rémanence de certains discours, certaines idées, relevant par exemple de l’identitaire ou du virilisme, qui semblent faire écho entre les deux époques. Ainsi lui-même ne se prive pas de tracer un parallèle, qu’il juge inquiétant, entre la gestion particulièrement sécuritaire de la crise sanitaire par le gouvernement français, et le régime policier du gouvernement de Vichy 5.
Ces points de comparaison à travers le temps n’autorisent toutefois nullement à mettre en parenthèse l’ensemble des évènements, périodes et époques qui, n’en déplaise à certains, séparent les quelques faits ainsi comparés. S’il est, par exemple, intellectuellement tentant de comparer Viktor Orbán au Maréchal Horthy, cela ne peut se faire au prix de l’oblitération des décennies de régime communiste qui séparent les deux personnages, et qui ont sans nul doute une part essentielle dans la compréhension de la société hongroise contemporaine. De la même manière, il existe un continent de faits, évènements et réalités qui séparent l’Europe des années trente de celle que nous connaissons aujourd’hui.
D’où la nécessité d’une grande nuance dans le travail mémoriel. Une démarche comparative peut s’envisager, mais à la condition, comme le rappelait également Philippe Raxhon, de ne pas oublier que celle-ci « met d’abord en exergue les différences avant les ressemblances entre les phénomènes 6 ». La comparaison est certes légitime, mais à la condition de garder à l’esprit que celle-ci, contrairement à l’assimilation, consiste à distinguer à la fois ce qui rapproche et ce qui éloigne le comparant du comparé. Son usage politique n’en est donc pas aisé et mérite sans doute d’être évalué, entre méfaits et utilités potentiels, à l’aune des objectifs qu’il poursuit et des contextes dans lesquels cet usage s’inscrit.
Nous laisserons cependant Pierre Tevanian conclure avec cet avertissement : « Ne s’agit-il pas plutôt d’un appel à la vigilance ? Ne s’agit-il pas de dire que, justement, il ne faut pas attendre ? N’est-ce pas dès les premiers signes, dès que pointe le commencement d’un racisme et d’un fascisme, qu’il faut des lever, s’opposer et nommer le mal qui advient, sans attendre qu’il ait fini d’advenir ? (…) Il est en somme des circonstances dans lesquelles l’extrapolation est infiniment moins fautive que l’ergotage, l’euphémisation, la dénégation et l’inaction. L’appel à la nuance et au discernement révèle parfois moins la rigueur et la haute intellectualité que la perte de toute décence commune 6. » (p. 79)
Peut-être, dès lors, la nuance devrait-elle porter tant sur l’usage de l’analogie que sur sa critique.